A l’orée des années cinquante, voyage au bout de la misère

samedi 13 juillet 2013
par  Alger républicain

Il était une fois, c’est ainsi que commencent les contes ou les légendes que l’on raconte aux enfants… et aux adultes. Ici, il s’agit d’un témoignage sur un des aspects les plus dramatiques de la période coloniale que de nombreux jeunes de notre pays ignorent. Certains rejetteront peut-être ce témoignage comme un fait dépassé, antédiluvien diront certains car le colonialisme est révolu. Mais les faits, si douloureux soient-ils, sont têtus et laissent des traces parfois indélébiles dans la mémoire. Sans doute, apparaissent-ils encore sous d’autres formes moins visibles mais toujours aussi violentes, aussi criantes notamment pour les travailleurs de la terre. Le capitalisme a remplacé le colonialisme ? Certes, il est pourtant aussi est une forme d’exploitation barbare.

Harry Johnson était ouvrier et fils unique. Son père, d’origine britannique, ce qui était rare dans la population européenne d’Algérie, surtout chez les travailleurs, n’avait plus aucune activité professionnelle tant il avait déjà empilé d’années de labeur. Il avait épousé bien avant la deuxième guerre mondiale, une jeune Européenne de Saint-Eugène (Bologhine), petite banlieue balnéaire d’Alger. Tous les trois vivaient dans une minuscule maison située derrière la rue principale de cette petite ville, au pied de la basilique Notre-Dame d’Afrique. Mais c’était tout de même une banlieue plus cossue que la Casbah, Bab-El-Oued, Belcourt ; Madania ou Hussein-Dey.

Au moment des faits, Harry travaillait avec un jeune de son âge, Pierre, à la SFRA (Société française de radioélectricité en Afrique) dont les ateliers se trouvaient dans une artère perpendiculaire à la rue de Lyon (aujourd’hui Belouizdad ) juste à hauteur du cimetière du Hamma. Harry et Pierre qui, lui, était le fils d’un couple d’Espagnols s’étaient connus dans cette entreprise où tous deux étaient employés à la chaîne de câblage où l’on confectionnait des émetteurs -récepteurs. Un travail pénible et ennuyeux par sa répétitivité comme tout travail à la chaîne et mal rémunéré avec de plus de mauvais horaires. En été, la mère du premier travaillait avec son amant, car elle en avait un, dans une petite auberge-restaurant de la minuscule station balnéaire de Cap Aokas - était-ce l’auberge Lambert ? Les autres saisons elle était employée dans une autre minuscule auberge à Adekar, une petite agglomération peu éloignée de Bejaïa et de la forêt de Yakouren. Elle était aide-cuisinière et lui exerçait ses talents de chef-cuisinier pour une clientèle petite bourgeoise en vérité assez peu nombreuse en ce lieu qui jouissait, disait-on, d’un climat sec favorable à la prévention ou à la guérison des rhumatismes et autres problèmes non majeurs de santé.

Pierre avait fini par céder à l’insistance de Harry de passer des vacances bon marché dans ce village quasi inconnu de tous. Les riches européens et la faune des caïds et autres bachaghas, les bourgeois allaient plutôt sur la Côte d’Azur ou sur les îles majorquines. Pour le convaincre, le fils de l’Anglais, avec lequel il n’était pourtant pas très lié, avait avancé un argument auquel aucun des travailleurs de l’usine n’aurait résisté : Il n’y aurait pas de frais pour se nourrir, avait-il affirmé, puisque sa mère travaillait dans une auberge et qu’il lui serait facile de rafler ce qui restait en cuisine ou de collecter les restes des clients après le service. En cette année 1950 la vie était encore difficile pour les ouvriers et les petites gens, y compris pour ceux d’origine européenne. Pierre sauta donc sur l’occasion qui se présentait à lui de passer des vacances sans trop de frais au bord de l’eau.

Au début du mois d’août, ils avaient pris le train à Alger pour rallier Bougie avec, pour bagage quelques effets personnels et une petite tente, une canadienne, disait-on, appartenant à un ami d’Harry. Un car partant de Bougie les avaient laissés à Cap Aokas, un lieu enchanteur qui abritait une pinède d’arbres géants. Ils avaient planté leur abri de toile sous un pin, tout près de la plage. Las, l’illusion de se nourrir gratuitement se traduisit vite par une amère désillusion. Selon la mère d’Harry, il ne restait jamais de reliefs après les repas. Ils se contentèrent alors, sans craindre, selon la rumeur, une crise de foie, de pain et d’œufs achetés sur le bord de route à de pauvres paysans, ce plat fut le principal durant tout leur séjour !

Un matin, dormant encore à poings fermés, ils ne perçurent pas le calme lourd et tendu qui précède l’orage. Celui-ci éclata avec violence au lever du soleil. Par précaution, et fort heureusement, ils avaient eu l’idée de creusé une petite rigole autour de leur canadienne, cela leur évita une inondation. Mais, alors qu’ils n’étaient pas encore totalement réveillés, des cris de femme stridents s’élevèrent soudain dans le matin naissant, provenant, semblait-il, du village. Intrigués, ils s’y rendirent. Le soleil, avec innocence, comme si rien ne s’était produit, avait balayé les nuages, retrouvé sa vigueur et brillait triomphalement dans le bleu du ciel débarrassé de ses nuages menaçants. Là, on leur apprit que les hurlements entendus tôt le matin avaient été poussés par la postière qui, parait-il, était alcoolique et avait eu une crise de délirium trémens. A l’instar d’autres villages de la colonisation, l’église et un café se côtoyaient sur la placette centrale.

Après un petit jus absorbé dans le café maure, ils décidèrent de faire une promenade dans les environs en attendant qu’une voiture veuille bien s’arrêter à leur signe pour les conduire à la Grotte merveilleuse, un site touristique qu’ils tenaient à visiter, situé sur la corniche menant à Ziama Mansouriah mais trop éloigné pour s’y rendre à pieds. Au bout d’un ou deux kilomètres, ils aperçurent quatre hommes assis sur un talus sur lequel, sous leur œil indifférent, des petites fleurs jaunes, spontanées, éparses, décoraient sommairement le bas-côté de la chaussée. Le plus âgé, cinquantenaire ou peut-être sexagénaire, allez savoir ! était d’une maigreur extrême, son visage buriné était marqué de profondes rides et pas rasé. Offusqué par leur aspect, Harry glissa discrètement dans l’oreille de Pierre qu’il n’avait jamais vu des hommes ainsi chaussés et aussi mal vêtus. Des peaux de chèvre ou de mouton retournées et liées avec de la ficelle leur servaient de chaussures. Quant à leurs vêtements, ils étaient faits de haillons ; une chéchia délavée leur servait de coiffe.

  • Comment est-ce possible s’écria Harry. Mais que font-ils là, d’où sortent-ils ? demanda-t-il, offusqué. Il n’avait jamais imaginée une telle misère.

Stupéfait par la réaction de son jeune ami et surpris par la vivacité émotive de son jeune ami, Pierre réplica :

  • Tu n’es jamais sorti d’Alger, n’est-ce pas ? C’est la première fois que tu vois des travailleurs si pauvres ?
  • Non, je ne connais pas l’intérieur du pays, je l’avoue. C’est la première fois que je quitte Alger. Je suis surpris de découvrir qu’il existe dans ce pays des hommes de cette condition.

Cette vision lui paraissait irréelle, lui, le citadin ne s’était jamais trouvé devant une telle réalité, triste et révoltante. Cette fraction, pourtant importante de la population algérienne, était invisible dans les artères de la capitale.

  • Ne sois pas surpris Harry, les hommes sont innombrables à être dans cette situation, sans travail, sans pain et même sans toit, à vivre dans cette pauvreté indicible. Ne te fie pas à ce que tu vois en ville, encore que… Vois-tu l’Algérie est une colonie où comme dans toutes les colonies les hommes connaissent un tel état de misère. Les innombrables déclarations mensongères du pouvoir que beaucoup de gens avalent sans réfléchir sérieusement ne doivent pas nous tromper. Bien que nous soyons également exploités, nous sommes des privilégiés par rapport à ces hommes.

Harry tenta d’amorcer une discussion avec ces travailleurs sans travail ce ne fut pas chose aisée, un seul, le moins âgé connaissait quelques bribes de français.

  • Que faites-vous dans la vie ? Les questionna naïvement Harry. Le plus jeune s’efforça de répondre à la question posée. Il s’exprima difficilement mais les deux jeunes gens finirent par le comprendre.
  • Dans la vie ? Nous sommes à la recherche d’un emploi. Nous attendons l’arrivée du patron de ce domaine pour lui demander du travail, balbutia-il, presque incompréhensible.

A quelques mètres de là un portail s’ouvrait sur une majestueuse allée bordée de palmiers qui se terminait au pied d’une bâtisse cossue, comme une riche gentilhommière, qui s’exposait avec arrogance à leur vue. Une énorme limousine américaine attendait son maître devant le perron. Dix minutes plus tard, le propriétaire, un individu gras et de forte taille s’installa au volant et démarra lentement. Il s’arrêta devant le portail avant de s’engager sur la route et interrogea les deux jeunes Européens.

  • Que faites-vous là ? Ils répondirent être en vacance puis il se tourna vers les quatre hommes toujours assis sur le talus.
  • Non, je n’ai pas besoin de vous. Prenant à témoins les deux jeunes amis, il ajouta avec mépris :
  • J’ai l’habitude d’en voir tous les jours devant mon portail. Les misérables de cet acabit sont légion

Ici. J’en ai assez comme ça sous ma main, et s’adressant aux quatre hommes, il cria :

  • Allez, allez, dégagez de là, bande de fainéants !
  • Tu as entendu sur quel ton il leur parle, s’écria Harry indigné par l’attitude du colon. Celui-ci avait entendu la réaction du jeune homme mais, sans un mot, intrigué, il scruta le jeune Européen avec curiosité, comme s’il s’agissait d’un être anormal. Il haussa les épaules avec mépris et redémarra.
  • Tu sais la vie de ces hommes ne vaut rien aux yeux de cet individu, seule compte leur force de travail. Celle-ci a de la valeur, quand il en besoin !

La réaction de son jeune ami avait surpris Pierre. Il n’avait jamais eu de discussion politique approfondie avec lui, peut-être simplement parce que l’occasion ne s’était jamais présentée. Leurs échanges avaient jusque-là porté essentiellement sur les revendications salariales qu’ils espéraient voir satisfaites. Leur travail était dur et insuffisamment rétribué et les horaires pénibles.. Aujourd’hui, il découvrait qu’Harry semblait plus humain ou plus conscient que d’autre jeunes gens de l’entreprise qui les employait et que la misère de ces hommes ne le laissait pas indifférent. Bien au contraire, elle l’indignait. Cependant, aux yeux de Pierre, l’indignation ne suffisait pas. Harry reprit :

  • Comment faire pour leur apporter de l’aide ? J’ai entendu dire à l’usine que tu es communiste, tu dois donc savoir ce qu’il faut faire, toi.
  • Merci Harry de me prêter ce savoir. C’est vrai, je suis communiste mais pas faiseur de miracles. Nous ne parlons pas la même langue que ces travailleurs, alors comment avoir une discussion sérieuse avec eux ? Et comment les aider ? Comment éviter une attitude paternaliste, en discutant politique avec eux ? Je ne pense que cela nous avancerait du fait de l’obstacle de la langue et de notre situation sociale qu’ils ne comprennent peut-être pas. Je crois que la meilleure façon de leur montrer que nous sommes solidaires est de dénoncer le comportement de ce colon raciste que les scrupules n’étouffent pas. Les colons, en général, sont pareils, impitoyables et leur racisme sans limites. Il faudrait par conséquent conseiller à ces travailleurs de se syndiquer, s’il y a déjà une telle organisation dans le coin, ce dont je doute. Il n’y a que les militants de Bougie qui peuvent tenter de les organiser syndicalement. Mais avec leurs déplacements constants, comme une transhumance d’humains, ce ne sera pas facile et pour nous ce sera plus difficile encore puisque nous ne parlons ni l’arabe ni le berbère et nous aurions du mal à nous faire entendre. De fait, seule la disparition du colonialisme pourra régler cette déplorable et révoltante situation. C’est ce à quoi s’emploient les communistes algériens de la région qui connaissent mieux que nous la situation de ces travailleurs. Ils se battent pour le pain, et plus encore surtout après les disettes qui ont affamés le peuple en 1945 et 46 les obligeant souvent à manger des racines, quand ils en trouvaient ! A cela s’ajoute la terrible invasion des criquets-pèlerins qui avaient ces années tout dévoré sur leur passage. Elle a du laissé de profondes séquelles sur leur santé Mais, comme je suis optimiste, je suis sûr qu’ils ne se laisseront pas toujours exploiter de la sorte. Je te le répète seule la disparition du colonialisme peut apporter une véritable solution.
  • Qu’est-ce que tu entends par disparition du colonialisme ? avait demandé Harry, et par quoi le remplacer ?
  • Par une démocratie populaire et une véritable justice sociale, avait rétorqué Pierre sans aller plus loin dans sa répartie. Il ajouta :
  • Tu sais, Harry, il y a quatre Algériens de souche qui travaillent dans l’entreprise qui nous emploie trois cadres, - dont l’un devint le premier ministre des PTT de l’Algérie indépendante - et un ouvrier ; Pierre l’apprit plus tard, il était le frère d’Aïssat Idir. Mais, ils ne représentent pas l’image réelle du peuple algérien surtout celui des campagnes ou des steppes des hauts plateaux et d’ailleurs. Non pas qu’ils soient privilégiés, mais le colonialisme a aussi besoin d’eux, car il a besoin d’un minimum de travailleurs.

Pierre avait eu la chance de lire un ouvrage de Staline se rapportant aux questions coloniales et nationales. Cette lecture lui avait enseigné les véritables problèmes qui se posaient aux peuples colonisés. Mais le contexte de l’époque et surtout son insuffisante éducation politique ne lui avaient pas permis d’approfondir ses réflexions.

Pendant que Pierre et Harry échangeaient ces quelques idées, les travailleurs se levèrent et se préparèrent à aller solliciter un emploi ailleurs, dans d’autres domaines. Ils y trouveraient probablement la même réponse méprisante à leur demande.

La véhémence de Harry était compréhensible, mais il n’avait pas les pieds sur terre, du moins pas encore, espérait Pierre. Sa compassion n’était apparemment pas teintée de charité, peut-être d’une certaine compassion mêlée d’un sentiment d’indignation ; Pierre ne sut pas discerner pas exactement ce qu’il en était de la réaction de son ami. Avait-il échappé à l’intoxication de la continuelle et obsédante propagande colonialiste ?

Avait-il appris que les véritables patrons du pays étaient les gros propriétaires fonciers, ceux des mines, les banquiers et quelques autres et qu’ils faisaient tout pour maintenir ces travailleurs dans la noirceur de l’ignorance la plus totale.

Les Algériens étaient sciemment maintenus dans l’analphabétisme avec le plus total mépris ce qui retardait, sauf dans certains secteurs toute prise de conscience et la nécessité de se battre pour tenter d’améliorer les conditions de vie déplorables et ce mot est faible, criminelles serait plus exacte.

Cela se passait en août 1950. La solution la plus radicale et la plus efficace n’allait pas tarder à se manifester ; cela débuta le 1er novembre 1954.

Les deux campeurs de Cap Aokas à leur retour sur Alger trouvèrent une lettre recommandée de la direction de l’usine : ils étaient licenciés pour compression de personnel, sans préavis ni indemnité ! Ce licenciement les sépara, ils ne se revirent plus. Personne ne sut le positionnement de Harry et ce qu’il devint pendant la guerre de libération. Pierre, à l’instar de ses camarades du PCA, s’engagea totalement dans le combat pour la libération nationale. Comme des milliers de patriotes, il fut arrêté, torturé et emprisonné.

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Témoignage recueilli par

Malik Antar