Décès de notre camarade Lucien Hanoun

lundi 9 avril 2018

Nous venons d’apprendre la triste nouvelle de son décès à l’âge de 103 ans. Membre du Parti communiste algérien, désigné en 1955 comme responsable du journal clandestin « La Voix du Soldat », arrêté en novembre 1956 et condamné à 4 ans de prison par les colonialistes, Lucien est resté fidèle à ses convictions communistes jusqu’à son dernier souffle. Il a quitté l’Algérie en 1967 pour échapper aux persécutions anticommunistes déclenchées après le coup d’Etat du 19 juin 1965. En France où il a poursuivi son combat, il a participé aux côtés de Henri Alleg à la fondation de l’ACCA, association anti-colonialiste.

Alger républicain présente à la famille et aux amis de Lucien ses condoléances les plus attristées.

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Alger républicain publie ci-dessous l’article dans lequel le site du Lien a retracé sa vie militante : Décès de Lucien Hanoun

Notre camarade Lucien Hanoun vient de nous quitter après plus de 75 ans de combat pour le communisme et la fraternité entre les peuples

Né en 1914 dans une famille juive d’Algérie de racines lointaines , Lucien Hannoun n’a pas connu son père tué sur les théâtres des opérations au cours de la guerre impérialiste mondiale de 1914-1918. Il a été élevé par son beau-père et sa mère qui s’était remariée. En sa qualité de pupille de la nation il put poursuivre ses études secondaires en France au Lycée Lakanal. Il termine ses études avec le titre de professeur de l’enseignement secondaire. En France, il milite activement dans le syndicat des enseignants, notamment dans les luttes pour « l’école émancipée ». C’est dans ce cadre qu’il écoute une intervention de Lucien Sportisse militant du Parti communiste algérien. En 1938, celui-ci l’invite à rejoindre les communistes.

Il revient en Algérie dans les années 1940 et il va enseigner comme professeur au lycée de Sidi-bel Abbés. Mais les lois antisémites du régime de Vichy avec l’abrogation du décret Crémieux vont lui interdire d’enseigner dans les établissements de la colonisation française. Il enseignera dans des écoles juives qui étaient plus ou moins clandestines. Mais en même temps il s’engagera dans la lutte contre le régime de Pétain en rejoignant des organisations de la résistance notamment influencées par les communistes algériens. Membre du Parti communiste algérien, il militera au lendemain de la défaite du fascisme dans la Section Casbah-Montpensier à Alger, une section composée essentiellement d’adhérents dont les familles sont de confession juive ou musulmane. Cette section est implantée dans les deux quartiers juifs et musulmans Montpensier et la Casbah. Diffuseur (cité parmi les meilleurs dans le palmarès des organes en langue française et arabe du PCA) de Liberté et El-Djazaïr El-Jadida, Lucien Hannoun arrive de cette manière à s’intégrer dans le mouvement national algérien et à prendre de plus en plus une part active à la lutte contre le système colonialiste et pour l’indépendance de l’Algérie. Il sera même élu comme secrétaire de cette section.

Quand l’insurrection du premier novembre 1954 éclate il est prêt à s’engager dans le combat armé. Membre des réseaux clandestins des Combattants de la Libération, il est chargé par le Parti communiste Algérien de la rédaction et de la diffusion du journal « La Voix du soldat ». Ce journal était un organe clandestin destiné à expliquer aux jeunes conscrits français mobilisés par le colonialisme les objectifs de l’insurrection du peuple algérien pour mettre fin à l’oppression coloniale et arracher son indépendance. Il faisait connaître l’étendue de la répression et les moyens barbares utilisés pour tenter d’étouffer la lutte contre le colonialisme. Il commença à paraître en septembre 1955 au moment où le PCA venait d’être interdit.
Malgré ses moyens réduits, « La Voix du Soldat » affola les colonialistes. Tout fut entrepris pour la faire taire. La soldatesque poursuivit le réseau en usant des mêmes moyens que ceux utilisés pour détruire les combattants armés du FLN-ALN. Ses membres furent affreusement torturés.
Lucien fut arrêté en novembre 1956. Il n’échappa à la mort que grâce à la campagne de mobilisation organisée en France, notamment par ses anciens condisciples français. Condamné à quatre années de prison, il sera ensuite transféré dans une prison en France. Libéré en 1961, il revint clandestinement en Algérie sur la demande du parti pour poursuivre son combat sur le sol national. Il milita auprès de la direction du Parti jusqu’à l’accession de notre pays à l’indépendance.

Dès 1962 il reprend ses activités en tant que professeur dans un lycée de l’Algérie indépendante. Avec Gilberte Salem (épouse de Henri Alleg) il refuse de répondre aux sollicitations et aux pressions des responsables algériens afin qu’il choisisse le statut de coopérant. Il se déclare Algérien et obtient par sa résistance à ses sollicitations et pressions d’être intégré dans le cadre de la fonction publique algérienne sans bénéficier des avantages du statut de coopérant. Il poursuivra en même temps son activité au sein du Parti communiste algérien interdit au lendemain de l’indépendance.

Deux ans après le coup d’Etat de 1965, il doit quitter le pays pour échapper à une arrestation probable en raison de son activité militante communiste. il se rend en France, où il reprendra ses activités d’enseignant dans un lycée français, tout en poursuivant son activité militante.

Il sera parmi les créateurs de l’ ACCA Association contre le Colonialisme que présidait Henri Alleg. Il continuera au sein de cette association à manifester sa solidarité avec les combats du peuple algérien contre l’impérialisme et le néo-colonialisme. Il militera ensuite activement avec l’ACCA au côté des associations soutenant le combat du peuple sahraoui pour son indépendance, et ne cessera son activité militante qu’après être arrivé au bout de ses capacités physiques à l’âge de 100 ans.

Il célébra son centième anniversaire en septembre 2014 à la fête de l’Humanité. Il fit un discours émouvant pour appeler les forces populaires à soutenir le combat juste et légitime du peuple Sahraoui.

9 avril 2018

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Court récit de la vie militante de Lucien Hanoun à travers un entretien lors de la célébration de son 100e anniversaire

Lucien Mimoun Hanoun rencontre Ludovic Souliman en juillet-septembre 2014.

Vous êtes né il y a un siècle. L’idée c’est de pouvoir raconter, raconter ce que vous avez vécu, ce que vous avez vu … Parlons de votre vie à vous.

« S’ils s’instruisent, ils se révolteront ! »

Je suis né en 1914, le 19 septembre. Je suis né en Algérie à l’époque des colonies. Je suis fils d’Algériens nés en Algérie, eux aussi, à Oued Rhiou, une ville située sur le Chélif qui est le grand fleuve d’Algérie, entre deux villes dont les noms français s’appelaient Orléansville et Relizane. Ma famille est de toujours en Algérie. Ils étaient de Rélizane. C’était une famille Algérienne d’origine juive.
Quand je regarde mes papiers, je trouve que mes ancêtres sont d’origine Algérienne et d’origine juive. Ils étaient là avant l’arrivée des Français. Ils ont peut être fait partie des Algériens qui ont résisté à la colonisation française en 1830. C’était une famille profondément algérienne. Les juifs algériens ne parlaient que l’arabe.

Mon père est mort comme zouave dans l’armée française en Serbie en 1915. Il a été mobilisé et il est parti en août 1914. Je suis né après son départ. Il a eu une permission pour me voir et il est reparti pour la guerre où il est mort à 28 ans. Un voisin, un camarade de mon père mobilisé comme lui a raconté à ma mère sa guerre et comment mon père est mort. En Serbie, les français battent en retraite et il va servir avec d’autres d’arrière garde pour permettre le repli des troupes françaises. Mon père reçoit une balle dans le front. J’ai un papier qui relate sa mort et qui accompagne ses décorations pour son comportement, il aura la croix de guerre et la médaille militaire. Il raconte tout ça. Les juifs étaient enrôlés dans les zouaves comme toutes les petites gens. Il y avait aussi les tirailleurs algériens qui étaient en première ligne. Ce sont les sacrifiés que l’on met là ; dans l’infanterie, chez les tirailleurs et les zouaves.

Moi, j’étais tout gosse et j’ai accueilli tout ça. Ma mère perd son mari qui était un petit commerçant à Oued Rhiou. Il vendait des denrées coloniales destinées aux Algériens mais aux Algériens pauvres, aux ouvriers agricoles, à ces travailleurs de la terre saisie par les colons. Ce ne sont plus eux qui sont propriétaires de leurs terres. Ils ont été dépossédés. Il faut rappeler leur sort. Ils travaillent du lever du soleil au coucher du soleil, sans interruption, pas de samedi, ni de dimanche, pas de congés. Ils ne recevaient rien quand ils étaient malades, rien pour leur retraite. Ils sont pieds nus, vêtus d’une simple gandoura. Chaque jour, ils emportent avec eux une galette d’orge pour se nourrir, même pas de blé, de l’orge ! Ils n’ont rien si ce n’est leur gandoura et ce que les colons leur donnent. C’est une misère qu’ils leur donnent. La vie pour eux, c’est une tente avec une natte par terre pour se coucher. Ils vivent là avec leur femme et leurs enfants. ils n’avaient aucun droit. Tout dépendait du colon.
Ma mère va remplacer mon père pour gagner sa vie dans ce petit commerce. Mes premières années, elle m’a élevé sur le comptoir de son commerce. Elle parle parfaitement l’arabe. Je grandis avec elle là, dans son petit commerce pendant les années de guerre. Tout petit, je vais à l’école française avec ma cousine et je ne comprends rien au début, pas un mot. Voilà pour l’essentiel. Ce qui me marque, c’est en 1918, quand ma mère, après la guerre est retournée à Alger, sa ville d’origine. Nous avons quitté le village d’origine de mon père Oued Rhiou où j’ai grandi jusqu’à 4 ans. Je n’étais encore qu’un tout petit enfant. A partir de là, je vais vivre avec ma mère au sein de sa famille à Alger.

Mes grands-parents

Mon éducation va se faire chez mes grands-parents. Ma grand-mère a eu treize enfants. Quand j’arrive, certains sont mariés et ils sont partis mais il en reste encore huit à la maison. J’ai vécu avec mes tantes et mes oncles qui faisaient tous les métiers, des métiers payés à l’heure ; l’un est imprimeur, l’autre a des chevaux pour transporter des marchandises, un autre est apprenti et il deviendra vendeur dans un magasin de vêtements, les filles travaillent aussi ; l’une est couturière et une autre travaille chez des commerçants. Ma mère a amené avec elle les quelques économies qu’elle a pu faire avec son petit commerce.

A bas les Juifs !

Je pousse à Alger pendant quelques années. Je vais à l’école à Bab El Oued, une école française. J’ai un souvenir, je dois avoir six ans, je sors seul et je prends sur moi de marcher seul dans la ville. Je marche et puis, je vois une grande porte ouverte. Je rentre et je m’assois. Je suis dans un cinéma plein de monde. Personne ne m’a vu.
Je regarde un film auquel je ne comprends pas grand chose. Le film se termine et les gens se mettent debout à crier : A bas les juifs ! A bas les juifs ! A bas ! A quel film, j’ai assisté ? C’est la vie de Jésus qui finit sur la croix à cause de l’intervention des juifs. Je me demande ce qui arrive. Je sais que je suis juif mais c’est tout. Je ne comprends pas la religion juive, je ne comprends rien. Quand les gens se lèvent et crient à bas les juifs, je ne sais plus ce qui m’arrive. J’ai peur. J’ai peur de cette colère. Puis les gens s’en vont encore tout chaud de ce ressentiment. Je cherche un chemin pour m’échapper et me retrouver dehors en sécurité.

Le milieu où je vais pousser

Puis ma mère se remarie avec un monsieur qui habite boulevard Gambetta. Et je quitte Bab El Oued pour aller vivre Boulevard Gambetta qui est le cœur de la ville et qui monte jusqu’à la caserne d’Orléans où je serai zouave à mon tour quelques années plus tard. Le boulevard Gambetta sépare la partie des Algériens de la ville française. Il borde la Casbah d’Alger et est parcouru de multiples placettes où se retrouvent les Algériens. Je suis à l’école du boulevard Gambetta qui est construite sur une de ces placettes. Quand je sors au balcon de notre immeuble. Je suis face à la porte de mon école où je vais pousser, à gauche, j’ai la place de la Lyre où il y a un marché et un peu plus loin, on voit la mer.
Voilà le milieu où je vais pousser. Sur un coté, il y a la Casbah. Sur les placettes, régulièrement, il y a des petits Algériens qui jouent au football. Je vais me mêler à eux. On va boxer ensemble. Il faut vous dire qu’à chaque sortie d’école, il y a la boxe entre les garçons. Il n’y a pas de raison précise pour boxer, c’est un jeu. Il y a des défis organisés par la classe elle même. On dit :
« C’est toi et toi ». C’est sportif et il y a des règles A la sortie de la classe, il y a une bataille et on boxe. A Alger, on ne sait pas ce que c’est de ne pas boxer. On commence tout gosse. Il faut apprendre à boxer dans la vie. Ça peut être un petit arabe, un petit juif, un petit chrétien, peu importe. On se bat comme on respire. Moi, j’ai ces souvenirs de boxe. C’est comme ça que les petits enfants poussent à l’école.

Il faut savoir une chose : les juifs sont considérés comme des citoyens Français mais pas les Algériens arabes. Ils sont très rares dans la classe, il y a peut être un ou deux petits Algériens sur trente cinq à quarante élèves. Mais je n’ai pas conscience de cette injustice enfant mais après.

Ce qui fait de moi un communiste

Après le certificat d’études, j’ai continué jusqu’au lycée et puis, j’ai été faire des études en France pour devenir professeur. En tant qu’étudiant, j’adhère en France au parti communiste. La raison est toute simple, ce qui fait de moi un communiste, c’est qu’on est en 36 et régulièrement, la classe de première supérieure de la Khagne se réunit après les cours pour parler politique. Nous avions baptisé nos réunions les Sovietskhagnes.

On défile avec le front populaire, tous, sauf un étudiant qui est royaliste. Il y a des socialistes et déjà une cellule de communistes. Au début, je suis d’abord socialiste. Je considère Léon Blum comme un homme de qualité, un peu plus que Maurice Thorez, le représentant des communistes qui ne parle pas aussi bien que Léon Blum à mes oreilles. Maurice Thorez parle sur le ton du communiste qui attaque et moi, ça me plaît pas. Mais je le deviendrai très vite au regard des événements.

Je suis pion au moment où la guerre va être déclarée. Je suis surveillant d’internat dans un lycée à Auteuil et seul, au réfectoire, devant les profs et les autres pions, c’est moi qui attaque Hitler comme fauteur de guerre, comme celui qui va déclarer la guerre mais personne ne me croit. Je me suis dépêché de lire le livre qu’a écrit Hitler, Mein kampf et qui dit tout sur son programme futur. Les autres ne l’ont pas lu et ils ne me croient pas. J’ai en tête un jeune socialiste qui croit défendre la paix en défendant Hitler. Je vous parle des années 38, 39. Et moi, disant que la guerre va sortir de Hitler et qu’il faut être prêt. Mais je ne suis pas suivi ni par les profs, ni par les pions.
Mais il y a des serveurs au réfectoire qui sont communistes et qui m’entendent, seul contre tous les autres, défendre les idées communistes. Ils m’ont remarqué et avec d’autres agents de l’éducation nationale, ils sont déjà organisés et je vais m’organiser avec eux.

J’arrête mes études pour l’agrégation, j’ai déjà une licence d’enseignement en poche. Et tout mon temps, je le passe à militer à cause de la guerre qui menace et de cette menace fasciste.

Tout mon temps, je le passe d’abord à m’instruire politiquement. Je lis les grands auteurs marxistes : Marx, Engels, Lénine, Staline. On est étonné souvent de m’entendre parler de Staline or il a écrit les « Questions du Léninisme » qui me permet d’avoir accès à la pensée léniniste. Il est l’auteur d’une question qui me concerne directement, la question nationale et coloniale. C’est Staline qui l’écrit. Le problème de Lénine, Staline et de Marx et Engels : c’est le passage de la théorie à la pratique. La théorie, c’est Marx et Engels ; Lénine, c’est le prolongement de cette théorie pour la période de l’impérialisme dans laquelle nous sommes et qui touche à la guerre qui va éclater qui est une guerre impérialiste. Je comprends d’autant mieux que Staline en 38 sort un bouquin qui s’appelle « l’Histoire du parti bolchévique ». Tout le monde l’ignore mais son livre commence par un exposé sur le marxisme et naturellement, il explique Lénine et la situation que je vis par rapport à l’Algérie et à la colonisation. Je suis content de trouver l’explication là, chez Staline. On est en 39 et la guerre va éclater et c’est lui qui m’ouvre les yeux avec le marxisme et surtout avec Lénine sur les guerres impérialistes.

Avez-vous lu tous ces auteurs ?

Non, bien sûr. Voyez l’importance de ce que je peux attacher à l’un et à l’autre dans la compréhension de ma situation, de celle que je vis. Avec encore cette remarque que je ne connaissais pas la question coloniale alors que je suis d’Alger.

Je ne vais pas tirer une balle pendant la guerre

A la fin de l’année scolaire, il faut que je retourne à Alger. On est juin 39 et avec la guerre qui éclate et je me retrouve comme militaire. Je rentre chez moi pour être mobilisé dans les zouaves comme mon père. Mais je ne vais pas être sacrifié comme mon père. Je ne vais pas tirer une balle pendant la guerre. La guerre va être vite terminée. Je suis EOR : élève officier de réserve d’infanterie chez les zouaves et on m’envoie en France alors que la guerre est terminée. Et je me retrouve à monter la garde pour Pétain et Laval et le gouvernement de Vichy. Le 14 juillet, je défile à Vichy et je suis obligé de tourner la tête pour saluer Pétain, Laval et Weygand.

Pendant cette période, un jour, un général vient nous avertir :

Attention ! Dans la ville à coté, les ouvriers commencent à remuer alors nous aurons peut être à intervenir. Avec d’autres camarades, pas forcément communistes ; on discute entre nous. Qu’est-ce qu’on fait ? On ne touche pas aux ouvriers. On décide de ne pas intervenir si les ouvriers réagissent. Je vous le dis comme je l’ai vécu. On était quatre, décidés à prendre les mitrailleuses et à garder les portes. Finalement, on n’a pas eu à intervenir.

Après, je suis retourné en Algérie pour commencer à enseigner. Mais je n’enseigne que quelques semaines car arrivent les lois anti-juives. Il y a eu une ordonnance de Vichy signé du maréchal Pétain interdisant aux juifs d’enseigner ou d’être fonctionnaire et aux petits juifs d’aller à l’école française. Je me souviens du jour où j’arrive à l’école et où le directeur me dit :
« En tant que juif, vous êtes suspendu et exclu de l’éducation nationale. » Mes frères qui étaient à l’école ont été obligés de quitter l’école. Les juifs hors des écoles. Ça, c’est Vichy.

Je l’ai vécu en tant que communiste d’abord et non en tant que juif. Pour moi, c’est un coup d’Etat fasciste et je vais me battre pour le rétablissement des lois républicaines où tous les citoyens sont égaux. Je continue à être ce que je suis. Pour vivre, j’ai été obligé de donner des cours particuliers où je pouvais. Puis la communauté juive s’organise et crée un lycée privé où je suis devenu professeur.

Après la guerre …
Je reprends mon métier d’enseignant, d’abord à Sidi Bel Abbès et ensuite à Boufarik et pour finir à Alger. Les années passent.

Qu’est-ce qu’elles font là ?

J’ai un autre souvenir d’école important, là, je suis déjà assez âgé. Je suis déjà professeur à Alger. Mon école est en face de chez moi et je suis professeur dans l’école où j’ai été élève. Un jour, je vois, rangées deux par deux, devant l’entrée de l’école, des femmes Algériennes et voilées. Qu’est-ce qu’elles font là ? Je ne comprends pas. Après avoir vu et revu ces femmes qui une demi-heure plus tard sont toujours là, je décide d’aller voir ce qu’elles font. Je vais les voir et elles me disent : « Nous voulons inscrire nos enfants à l’école ! » Une porte de l’école s’ouvre et j’ai l’audace en tant que professeur de demander au directeur ce que ces femmes font là. Il me répond : « Mais il y a longtemps que je leur ai dit qu’il n’y a plus de places ! » Elles sont là depuis des heures et il n’y a plus de places pour leurs enfants. Elles attendent quand même comme si elles y avaient droit. En réalité, l’école n’est pas prévue pour les petits Algériens. Il faut le savoir ça.

La France, ce pays avec sa belle réputation qui ne considère pas que les petits Algériens ont droit à l’école. Il faut savoir que dans les réunions de l’Assemblée algérienne les colons s’opposent à ce que les enfants d’Algériens aient droit à l’éducation. Et ils donnent cette explication : « Si ils s’instruisent, ils se révolteront ! »
On voit comment les choses sont liées. Là, je suis un homme et en tant qu’adulte, en tant que communiste, j’ai conscience de l’injustice coloniale. Et ces femmes, ces mamans, les portes restent fermées devant elles mais elles continuent à venir et à revenir et à dire :

On veut des classes pour nos enfants !

J’ai demandé la liste de ces mamans au directeur de l’école. Je fais le tour des écoles de la Casbah et je récolte d’autres listes de femmes qui demandent l’école pour leurs enfants. Je réunis ces femmes avec l’aide de mon parti et je leur dis : « Voilà, il n’y a pas de place pour vos enfants. Qu’est-ce qu’on peut faire pour obtenir ces places ? On va manifester ! » Nous formons un collectif et nous nous réunissons pour agir. C’est le groupe tout entier qui décide d’aller en délégation auprès du maire d’Alger. Le nouveau maire d’Alger s’appelle Jacques Chevalier et sur ce plan, il se conduit bien. Il demande pour les Algériens, plus qu’ils n’ont. Il n’est pas anticolonialiste, c’est un colonialiste mais il trouve que c’est intelligent de demander cela. J’interviens pour cela.

Je suis celui qui a découvert ce problème et qui agit pour que ces femmes se fassent entendre car elles parlent en arabe et je suis leur porte parole en français. Je commence par intervenir auprès des élus du deuxième collège qui est composé d’Algériens. Ce collège n’a aucun pouvoir, c’est le premier collège composé de Français qui dirige. Mais j’obtiens que le deuxième collège intervienne et accompagne ces femmes au rectorat d’Alger où je me présente comme le représentant de ces femmes qui viennent en foule aux réunions et qui demandent quelque chose de crucial pour leurs enfants. J’ai amené avec moi au rectorat les représentants des femmes et les élus Algériens du deuxième collège et j’étais le porte parole de tout ça. Nous rencontrons le recteur mais nous n’avons pas eu de réponse. Un peu plus tard, il m’est arrivé de participer à une délégation syndicale qui n’avait rien à voir avec tout ça au rectorat. Avant de partir, je me suis permis de dire au recteur : « Monsieur le recteur, vous vous rappelez que j’ai fait partie d’une délégation qui demandait l’ouverture d’école pour les enfants Algériens. Est-ce que vous avez une réponse ? » J’ai reçu cette réponse et vous allez la méditer : « Vous ! Vous êtes un anti-Français ! »
Ça m’a tellement touché que j’en suis resté muet. Etre Français, c’était refuser l’école aux Algériens ! Qu’est-ce que vous en pensez ?

Je me bats pour mon idée

Mais la bataille a continué. Je me bats pour mon idée. Je trouve des victimes et je veux qu’elles deviennent actives. Ces femmes qui étaient des victimes sont devenues actives et se sont battues pour ce qui étaient pour elles un droit. Elles ont réclamé pour elles même et elles l’ont fait jusqu’au bout. Elles ont mis dans la gêne leurs maris algériens qui n’avaient pas l’habitude de voir leurs femmes intervenir en politique. C’est déjà un progrès pour nous, au sein de la population algérienne.
Et les maris suivent leurs femmes. Ils se groupent et ils demandent. Et les partis sont obligés de prendre position. Et cela devient politique. J’ai comme ça réussi de façon rare à réunir les nationalistes et les communistes sur cette question politique qui dénonce le comportement de la colonisation française à l’encontre de la population algérienne.

D’ordinaire, les Algériens ne bougent pas en pensant qu’il n’y a rien à faire. Ces femmes ne faisaient rien et tout est parti d’elles quand elles sont entrées dans la lutte. Je me suis vu seul avec ces femmes qui représentaient pour moi le peuple algérien. J’étais content d’avoir touché un problème important et de voir les femmes manifester. C’est devenu un problème très sensible pour toute la population algérienne.
En face le gouvernement français ne bouge pas en pensant : « Si ils s’instruisent, ils se révolteront ! » C’est vrai ! Ils ont raison. Maintenir les gens dans l’ignorance permet de les exploiter.

Bientôt cela va changer d’allure. Cette bataille était culturelle et profondément politique. Puis, il y a l’autre bataille frontale avec la France contre la colonisation. Tout ça est oublié, cela fait partie des précédents les grandes luttes de l’indépendance de l’Algérie.

La bataille est nationale

Je me bats pour mon idée. J’ai des gens à mes cotés avec le journal Alger Républicain qui est le quotidien de la bataille politique et par une force représentée par les nationalistes et les communistes. La bataille est nationale. Elle est d’abord pour l’indépendance et d’abord pour le droit aux Algériens à l’instruction. Droit refusé par la France et refusé par les colons en tête qui sont les rois du premier collège et qui ont le pouvoir politique.
C’est le moment où les choses vont commencer à bouger en Algérie mais la guerre pour l’indépendance n’est pas encore déclenchée. Avec mon parti, j’ai défendu l’indépendance de l’Algérie, je défends la création d’une république Algérienne démocratique et sociale. On est en 1954. Mais il n’y a pas de réponse.
La colonisation ne veut rien entendre. Cela fait des générations que les Algériens sont écrasés par la colonisation.

La lutte va devenir la lutte armée

Après, la lutte va devenir la lutte armée. Cela devient un soulèvement armé car, pour le peuple algérien, c’est fini, il n’y a pas d’autres moyens. On a utilisé tous les moyens avant de passer par les armes.
Le sang, ce n’est pas les Algériens qui le veulent.
Il y a très peu d’armes pour le peuple mais cela suffit. Elle va être longue la lutte guerrière : 7 ans, et toujours avec des moyens inférieurs. Ce sont les nationalistes qui veulent les armes. Les communistes ne sont pas contre mais ils ne veulent pas emmener le peuple à la boucherie. A partir du moment où les armes vont parler, les communistes sont avec, ils sont dedans car c’est le peuple qui le veut.
Le peuple a suivi tout en prenant des coups terribles.
A partir de là, des armes vont arriver ; des pays arabes et des pays socialistes. C’était fini.

« Je n’ai pas fait long feu »

A partir de là, c’est la clandestinité. En tant qu’homme politique algérien, j’étais fiché comme un adversaire de la France. Avec l’accord du parti communiste, je crée un journal, « La Voix du soldat » qui s’adresse aux appelés du contingent qui n’ont pas demandé à venir là et qui ne connaissent rien à la colonisation, à la situation des Algériens colonisés, condamnés à la misère et à l’ignorance. Je n’ai pas fait long feu. Dès que ça c’est déclenché, on m’a arrêté et on m’a mis dans un camp avec des centaines d’autres à Lodi à 100 kilomètres d’Alger. Et pareil dans les autres départements, ils se sont dépêchés d’arrêter tous ceux qui étaient susceptibles d’animer la lutte.
Ils m’ont passé en procès devant un tribunal militaire. Ils ont dit que j’animais une lutte en Algérie qui visait les soldats français à partir des articles que j’écrivais dans le journal de « La Voix des Soldats ». On m’a condamné parce que je disais aux soldats français que cette guerre était injuste et qu’il fallait l’arrêter. Et j’ai été condamné à 4 ans de prison au lieu des 10 ans qu’ils demandaient car, en France, je bénéficie d’un soutien important et de plus en plus de gens dénoncent ce qu’il se passe.

Ceux qui étaient à l’origine d’attentat étaient condamnés à mort et passés à la guillotine dans la prison d’Alger où j’étais. Il y a eu un communiste de guillotiné, il s’appelait Fernand Iveton. Le ministre de l’Intérieur s’appelait Mitterrand et il l’a condamné à mort en lui refusant sa grâce. Tout le mal qui a été fait en Algérie, c’est la France qui l’a fait par l’intermédiaire de ceux qu’elle a chargé de le faire que ce soit l’armée, la police ou la gendarmerie. C’est la France ! La belle France républicaine, démocratique. C’est les socialistes qui dirigeaient la France à cette époque, c’était le gouvernement de Guy Mollet. Quand il a reçu des tomates à Alger, il a fait redoubler la torture. Je ne vois pas que les choses aient changé sur ce plan. Je ne fais pas confiance aux socialistes, ils ont été les pires responsables sur ce plan.

La prison

Je me suis retrouvé à la prison de Berrouaghia. Là, ça a changé de caractère, c’était la menace permanente. Cette prison était célèbre depuis la seconde guerre mondiale où sous le gouvernement de Vichy, des camarades sont morts de mauvais traitements. Certains gardiens qui avaient tué sous Vichy étaient là encore. On était menacé tout le temps. A notre arrivée, ils nous ont mis en rang et ils nous ont reçus en nous disant : « Voilà ce qui vous attend. » Et les gardiens ont pointé leurs revolvers sur nous. Un camarade au moment de manger, le gardien a pris sa gamelle et il l’a frappé à la tête. C’était le régime de la terreur et ils faisaient tout pour nous terroriser. Il y avait un maton qui passait un bâton à la main et qui frappait sans raison. Il fallait obéir à la seconde. C’était comme ça. J’ai un camarade d’Oran plus jeune que moi qui est mort en prison. Il était condamné à cinq ans. Ils ont arrosé le sol de sa cellule. Ils l’ont battu et ils l’ont laissé par terre en chemise et pieds nus. Ils revenaient régulièrement avec un bidon d’eau pour arroser le sol de la cellule. Il est devenu poitrinaire et il n’était pas soigné. Il est mort tout jeune en prison. Ils ont voulu faire un exemple.

L’Humanité avait signalé mon arrestation et ils ont formé un comité en France pour protester à mon sujet et pour d’autres affaires. C’est devenu l’affaire des enseignants d’Alger. On a eu un soutien en France. Ça a servi. Il ne fallait pas que le ministre apprenne que par exemple quand on passait à l’interrogatoire, c’était la torture or nos avocats quand nous avons été arrêtés ont averti tout le monde et à Paris, l’Humanité en parle. A partir de là, ils sont embarrassés et ils ne peuvent plus agir n’importe comment. Si jamais l’un de nous meurt cela va faire une histoire.

La torture

Nous avons été torturés quand même. Qu’est-ce que la torture ? Il faut lire « La Question » de Henri Alleg, lui, il a subi la torture et il l’a raconté. « La Question » de Henri Alleg, ça dit tout. On n’a plus besoin d’en parler. En Algérie, il y en a eu de la torture et même beaucoup. J’ai déjà parlé de tout ça. Vous n’êtes pas le premier à qui je parle mais vous avez le devoir d’en faire quelque chose. Il faut dire ce qu’il s’est passé si on ne veut pas que ça recommence parce que ça peut recommencer.
Mon message est celui de mon témoignage.

Je plains l’ignorant qui ignore ce qu’il se passe mais il n’est pas coupable, le coupable est celui qui cache les choses. Je me bats contre ça. Ce combat avec les femmes, avec ces mamans de petits Algériens est resté au plus profond de moi et tout le temps j’y repense. C’était des femmes exceptionnelles, très dignes. Elles ne parlaient pas beaucoup mais elles voulaient quelque chose et elles ont accepté de me suivre. C’est pas dit tout ça. Ces choses là ne se disent pas. Je ne vais pas courir après les gens pour leur raconter tout ça. Au commun des mortels, je ne le confie pas tout ça, il faut une grande occasion pour en parler.

Après l’Algérie …

C’est comme si j’avais eu deux vies. Je suis venu pour vivre en France en 1967 et j’ai toujours continué à lutter pour mes idées. La lutte, elle existe pour tout le monde où qu’on soit. Je me suis marié en France après l’Algérie. Mon apport le plus important, c’est en Algérie, ce n’est pas en France que je l’ai fait. C’est comme si j’avais eu deux vies. Ici, ma lutte est devenue du militantisme tranquille. Je continue à me battre pour ce qui me semble être la vérité. J’ai pris des coups. Dans chaque lutte, on prend des coups.

Je repense souvent à l’Algérie, à ce que j’ai vécu là-bas. J’ai beaucoup d’images qui reviennent de ma vie. Qu’est ce qui peut être utile dans une vie pour les autres ? Je ne sais pas. Je ne veux pas être prétentieux mais je pense que c’est utile que cette histoire parvienne aux Français pour comprendre ce qu’il s’est passé.
Si les gens qui passent peuvent prendre ce récit avec eux, ils apprendront quelque chose.

D’autres paroles nées de notre rencontre

Je me souviens de Henri Alleg. De tous mes camarades, c’est lui qui revient. Il parlait simplement comme nous parlons. C’était un grand écrivain avec une plume légère. C’est lui qui revient et je pense à lui, à sa vie, à ce qu’il a fait en partant de rien. Je vais avoir cent ans cette année. Les cent ans, il faut les payer. Je suis obligé de marcher à tous petits pas et avec deux bâtons. Parfois, je me chantonne des airs d’Edith Piaf pour moi. J’aime celui de la Vie en Rose. Edith Piaf, je l’avais vu au casino d’Alger dans les années cinquante. Elle était dans sa tenue de scène si touchante, sa petite robe noire. Je n’avais pas assez pour me payer une bonne place et je l’ai écouté du promenoir. Elle est restée aux nues. C’est elle qui reste. J’aimerai avoir ses disques pour pouvoir l’écouter en boucles.
Parmi les poètes, il reste en premier, Victor Hugo, après, il y a Eluard et Aragon. Ce qui me revient de Victor Hugo c’est la chanson de Gavroche. C’est ça qui me revient.

On est laid à Nanterre, C’est la faute à Voltaire,
Et bête à Palaiseau, C’est la faute à Rousseau.
Je ne suis pas notaire, C’est la faute à Voltaire,
Je suis petit oiseau, C’est la faute à Rousseau.
Joie est mon caractère, C’est la faute à Voltaire,
Misère est mon trousseau, C’est la faute à Rousseau.
Je suis tombé par terre, C’est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau, C’est la faute à. . . Rousseau

Piaf et Gavroche, ce sont des gens du peuple comme moi. Petit garçon, j’ai dû apprendre à me battre avec mes poings dans les rues d’Alger et après, j’ai continué à me battre pour la justice politique.

Et maintenant, Si on trinquait. Vous voulez un verre ?

Au Plaisir et à un de ces jours …

« A vos cent ans monsieur Hanoun ! »

Récit écrit par Ludovic Souliman à partir de paroles collectées auprès de Monsieur Lucien Hanoun en septembre 2014

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Décès de notre camarade Lucien Hanoun