Henri Alleg - ALGER républicain Deux noms liés par l’Histoire

dimanche 27 mai 2018
par  Alger républicain

Lorsqu’on entend le nom d’Henri Alleg, on pense aussitôt à Alger républicain me disent les gens de ma génération, rencontrés dans les rues d’Alger ; pour dire combien sa vie et son œuvre sont intimement confondues.
Dès son entrée à Alger républicain, dans un contexte politique particulier, Henri Alleg donna un sens élevé au journalisme, un journalisme s’inscrivant dans le sens de l’Histoire.

« J’ai exercé ce métier en militant communiste, animé de convictions, » disait-il. Il poursuivra son œuvre de journaliste jusque dans les sinistres geôles de Serkadji où il écrira un long texte sur la torture qu’il avait lui-même subie dans les locaux des parachutistes, à El Biar. Le manuscrit prendra la forme d’un livre grâce à l’opiniâtreté de sa femme Gilberte. Jérôme Lindon, directeur des Editions de Minuit où il fut édité, lui donna le titre, La Question.
« Je ne savais pas que le texte aurait forcément la forme d’un livre », dit-il, en évoquant les circonstances dans lesquelles il l’a écrit.

Henri Alleg, meurtri dans sa chair comme des milliers de ses compatriotes, femmes et hommes, montre la nature de l’armée française, formée dans les guerres coloniales, particulièrement celle du Viet Nam, et dénonce le système politique qu’elle défendait. Pour écrire ce livre, « il lui a fallu une extraordinaire concentration intérieure », témoigna le beau-frère de Maurice Audin, Christian Buono, qui partageait sa cellule, en ce temps-là, à Serkadji.

Préfacé par le philosophe français Jean-Paul Sartre qui disait qu’il venait « d’arracher la torture à la nuit qui la couvre », le livre fut traduit d’abord en anglais, publié à Londres puis aux Etats-Unis ; ce qui lui donna un écho international. En France, frappé de censure, il circula sous le manteau, et pu être lu.

L’étude de cet ouvrage clé de l’histoire de la guerre de libération, qui « conserve un sens dans le monde d’aujourd’hui  », mérite que l’Algérie lui consacre tout un séminaire, animé par nos historiens et politologues ; un séminaire ouvert particulièrement aux lycéens et aux étudiants.

A travers ce livre intense, Henri Alleg fut le premier à dénoncer publiquement, du fond de sa prison, la torture, « le fruit empoisonné de la colonisation et de la guerre », comme la définira plus tard « l’Appel des Douze » dont il fit partie.

Pour évoquer le parcours de journaliste d’Henri Alleg, j’ai mêlé à mes souvenirs la lecture de deux de ses écrits : La Grande aventure d’Alger républicain (ouvrage collectif) et Mémoire algérienne.

Mais avant cela, je voudrai dire que j’ai vu, pour la première fois, Henri Alleg, il y a 66 ans. C’était à Blida, l’été 1947. J’étais allé avec mon oncle maternel, Ali Longo, à une veillée de ramadhan, organisée par le cercle local de l’UJDA (Union de la jeunesse démocratique algérienne). Henri Alleg, de passage dans cette ville qu’il aimait bien, avait répondu à l’invitation de ses amis à prendre un thé agrémenté d’un kalb ellouz préparé par le merveilleux pâtissier Satouf.

Henri Alleg était connu des jeunes de ce cercle comme membre fondateur de leur organisation, créée à Alger, au mois de février 1946. Il avait fait partie de son premier comité directeur avec Ahmed Akkache, Ahmed Khellef, William Sportisse, Ali Longo.

Je me souviens de son affabilité. Je garde en mémoire sa démarche élégante et son visage souriant.
Je l’ai revu, trois années plus tard, à Alger républicain qui était domicilié au boulevard Laferrière (aujourd’hui boulevard Khemisti). J’étais lycéen. C’était pendant les vacances d’hiver. Je faisais un remplacement de quelques jours au standard. Mon camarade du quartier de Saint Eugène, Abdelkader Choukhal, de mon âge, m’avait demandé de lui procurer du travail au journal. Il rêvait d’être journaliste. J’en fis part à Henri Alleg qui accepta. Il m’avait fait confiance. J’en suis fier.

C’est l’année où j’ai connu Kateb Yacine, une des plus belles plumes du journal.
Henri Alleg allait prendre, un mois plus tard, officiellement ses fonctions de directeur.

Avant d’entrer au journal, au mois de novembre 1950, Henri Alleg avait assumé la responsabilité d’instructeur permanent au Parti communiste algérien. Il avait parcouru toute l’Algérie.


« J’étais constamment à travers le pays que je connus bientôt de la frontière du Maroc à celle de la Tunisie et de la côte à la lisière du Sahara. Je découvrais de plus près ce qu’était la misère des simples gens sous le régime colonial. Par exemple, celle des travailleurs de la mine de l’Ouenza »,


écrit-il dans Mémoire algérienne.

En lisant « La Grande aventure d’Alger républicain », on apprend qu’avant même d’adhérer au PCA


« ses premiers copains auront été des Algériens de son âge, membres du PPA clandestin. C’est par eux que, pour la première fois, il entend évoquer la perspective d’une Algérie indépendante. »

Le PPA (Parti du peuple algérien), créé en France, au mois de mars 1937, par Messali, s’était installé huit mois après à Alger, rue de Thèbes, à la Casbah.

*
1951 - 1955

C’est cet homme, doté d’une capacité de travail hors pair, que le Parti communiste algérien, en pleine affirmation de sa politique nationale, proposa au conseil d’administration d’Alger républicain pour diriger le journal. Henri Alleg, la trentaine à peine, mais déjà doté d’une compétence doctrinale remarquable et d’une large connaissance du pays, prit ses fonctions « dans un contexte, écrit-il, où grandit, chaque jour, l’aspiration à la liberté. » Autour de lui, le comité directeur était constitué de Boualem Khalfa (rédacteur en chef), Pierre Laffont (éditorialiste) et Jacques Salort (administrateur). Des hommes courageux que j’ai eus, je le dis en toute modestie, la chance de connaître alors que j’étais adolescent. Le souvenir de Jacques Salort, un homme qui n’a jamais voulu se mettre au-devant de la scène, un homme très chaleureux, reste vivant dans ma mémoire.

Avec une équipe de journalistes motivés, très près des gens qui souffraient, en contact permanent avec la misère, qui écrivent avec des mots simples compris par tous, ces hommes de culture et de conviction vont s’atteler à construire le journal dont les Algériens en lutte pour la dignité avaient besoin. Rejoints par Abdelhamid Benzine, ils réussiront à faire d’Alger républicain le porte- parole du mouvement national.

« C’est dans un paysage politique tourmenté et menaçant qu’Alger républicain va commencer une nouvelle étape de son existence », lit-on dans « La Grande aventure d’Alger républicain ».


Un paysage dans lequel les gens de ma génération ont baigné.

1951 est l’année où s’ouvrent les grands procès politiques dont celui des militants de l’OS (organisation paramilitaire du PPA-MTLD). Alger républicain sera de toutes les manifestations contre la répression.

« Pour nous, écrit Henri Alleg, ces luttes participaient à la prise de conscience des travailleurs et préparaient un combat plus vaste ».

Pour s’exprimer sur leur situation sociale, les travailleurs trouvaient, chaque semaine, une page entière, appelée « Le Travailleur algérien ». Elle était tenue par Lakhdar Kaïdi, dirigeant des syndicats algériens de la CGT. Chaque mardi, la dernière page du journal leur était réservée.

« Les liens entre Alger républicain et le mouvement ouvrier deviennent ainsi quasi organiques…Tout au long des années, jusqu’à son interdiction au mois de septembre 1955, il sera le porte-parole des travailleurs algériens. De ceux des villes mais aussi des campagnes, notamment en 1951, quand la lutte des ouvriers agricoles prend, malgré la répression, une ampleur inégalée, et, en 1952, quand les fellahs d’El Oued, du Cheliff et de l’Atlas blidéen se lancent dans de grandes actions de masse. »

Malgré les risques de saisie, Alger républicain soutint la lutte armée des peuples tunisiens et marocains. En 1952, il était aux côtés du peuple égyptien agressé par les anglais.

Henri Alleg, entouré d’une équipe solide de patriotes, que j’ai eu le bonheur de connaître, fit d’Alger républicain le journal de toute « l’Algérie qui pense, qui travaille et qui lutte. »

Les dockers d’Alger, auxquels le talentueux journaliste Mohamed Ferhat consacra des séries d’articles sous le générique « Hommes des quais », « témoignent à tous ceux qui composent l’équipe d’Alger républicain une affection et une confiance extraordinaire », rapportent Henri Alleg, Boualem Khalfa et Abdelhamid Benzine dans La grande aventure d’Alger républicain.

Les dockers d’Alger et d’Oran entrèrent dans l’Histoire en étant les premiers à avoir refusé de charger des armes à destination de l’Indochine.

Pour les artistes de l’Opéra arabe d’Alger, s’exprimant par la voix de leur directeur, Bachtarzi Mahieddine, Alger républicain était « le seul qui soit un soutien moral au service de l’art et de la vérité en Algérie ». « Le seul qui défend notre culture et encourage notre art. Il nous apporte sa voix, son aide et sa défense », témoignera la célèbre comédienne Wahiba.

Alger républicain comptait parmi ses journalistes sportifs de grands noms du football comme le docteur Maouche, Abdelkader Zaïbeck, Mustapha Bouhired, du cyclisme comme Ahmed Kebaïli, du basket comme Abdelkader Ali Chérif qui, avec les journalistes Henri Zannettacci, Messaoud Nessira et Hamoud Lassel, firent de la page sportive une référence.

Maison des portes ouvertes, le journal organisait, chaque mardi soir, des rencontres entre sportifs et artistes, leur offrant un espace d’échange et de convivialité dont je me souviens encore de l’ambiance chaleureuse lorsque j’y assistais pendant les vacances scolaires. C’étaient les « Mardis d’Alger sprint ».

Chaque vendredi, les scolaires retrouvaient leur page hebdomadaire animée par le talentueux footballeur du Widad de Belcourt, Mourad Aït Saada, qui avait fait de son kiosque à thé, à la place du Gouvernement (Place des Martyrs), une sorte d’annexe d’Alger républicain où les potaches lui remettaient, chaque jeudi soir, le compte-rendu de leur match. J’étais de ceux-là. Je rédigeais moi aussi le compte-rendu du match de hand ball auquel je prenais part avec mes camarades du collège Guillemin (l’annexe actuelle du lycée Okba).

Les scolaires avaient droit à une deuxième page, « Le coin du jeudi ». Mohamed Ferhat l’animait. Des adolescents s’adonnaient à l’exercice de l’écriture.

Alger républicain donna un large écho aux festivals mondiaux de la Jeunesse où l’Algérie était invitée comme nation.

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1er novembre 1954 – 13 septembre 1955.

Durant les dix premiers mois de la guerre où il était encore légal, le journal soutint la lutte armée par différents moyens.


« Au cours d’une émission de la Radio Télévision Algérienne (RTA), d’anciens moudjahidines expliquèrent qu’Alger républicain, dans les débuts de l’insurrection, était leur meilleure source d’information militaire et politique »,


rapportent les auteurs de La Grande aventure d’Alger républicain.

Le journal fut interdit le 13 septembre 1955. Il aura été « une oasis de fraternité dans un désert colonial ».

Ses journalistes et employés payèrent un lourd tribut à la lutte de libération nationale. Abdelkader Benamara, Abderrahmane Benzine, Abdelkader Choukhal, Mohamed Gacemi, Henri Maillot, Georges Rafini moururent au maquis. Mourad Aït Saada et Mustapha Bouhired (l’ancien avant-centre du Mouloudia d’Alger) furent enlevés et tués par les parachutistes du général Massu. Amar Khallouf fut assassiné par un commando de l’OAS près du stade de Ben Aknoun. Il avait été, en 1954, champion de France de cross-country avec le Mouloudia.

Les éminents journalistes, Hamid Gherrab et Abdelhamid Benzine furent des soldats de l’ALN. Capturé, grièvement blessé, Hamid Gherrab fut condamné à mort. Abdelhamid Benzine, fait prisonnier, connut le terrible bagne de Boghar (sud-ouest de Médéa), appelé cyniquement le camp des « PAM » (pris les armes à la main).

Sans parler de ceux, nombreux, que leur engagement total dans la lutte pour l’indépendance nationale conduisit aux centres de torture des parachutistes puis en prison.

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18 juillet 1962 – 18 juin 1965

Deux semaines après la déclaration de l’indépendance, Alger républicain reparut. Henri Alleg, qui s’était évadé de la prison de Rennes en octobre 1961, six mois avant le cessez-le-feu, Abdelhamid Benzine et Jacques Salort, sortis de prison, conjuguèrent leurs efforts pour sa reparution et donner ainsi à l’Algérie nouvelle le journal qu’elle attendait. Abdelhamid Benzine, miraculé du camp de la mort de Boghar (sud-ouest de Médéa), signa le premier édito.

Je repris mon activité à la rubrique sportive. C’est Boualem Khalfa, que j’avais connu en 1950, qui me demanda de rejoindre l’équipe installée déjà depuis quelque temps. Il y avait deux équipes : l’équipe du jour et l’équipe du soir. Je fis partie de l’équipe du soir. La rubrique était composée essentiellement de lycéens bénévoles et d’un réseau très dense de correspondants également tous bénévoles. Le gros du travail était fait par ces jeunes pleins d’enthousiasme et d’entrain. Des amis du journal, que je connaissais bien, apportaient leur contribution : Ahmed Kebaïli, ancien champion cycliste qui avait plusieurs fois participé au Tour de France, André de Luca, entraineur de waterpolo connu au plan international, Smaïl Khabatou, entraîneur de football, Brahim Bouafia, entraineur de boxe. Abdelkader Zaïbeck, malgré ses charges ministérielles, rendait souvent visite à la rédaction et prodiguait ses encouragements aux reporters en herbe.

Au journal, en dehors de la direction, il y avait très peu d’anciens. J’avais retrouvé Henri Zannettacci, mon aîné de dix ans. Doté d’une générosité sans borne, patient et indulgent, il assurait pour nous la fonction de mentor. Auprès de lui, j’ai appris à dessiner une maquette, à manier le cicéro et à calibrer les titres. Il est décédé, il y a quelques années. Je lui suis profondément reconnaissant.

Je suis heureux et fier d’avoir participé à l’essor du sport au lendemain de l’indépendance. Bien après, lorsque je rencontrais, à Alger, le talentueux avant-centre du Chabab de Belcourt, Ahcène Lalmas, et l’international Mustapha Zitouni, ou bien le handballeur Lamdjadani, le volleyeur Chenounou, le basketteur Benméridja, le boxeur Laroussi, qui firent les beaux jours du sport, c’est immanquablement l’ambiance du journal qu’on évoquait. La direction d’Alger républicain attacha toujours de l’importance aux évènements sportifs, me confia Jacques Salort. De nombreuses photos montrent Henri Alleg au milieu des athlètes venus rendre visite au journal.

Alger républicain, qui, avec un réseau de correspondants très dense, rayonnait sur toute l’Algérie, connut très vite une audience mondiale. La personnalité d’Henri Alleg y était pour beaucoup. Je me souviens particulièrement de la visite de Che Guevara. Je fus frappé par sa simplicité. Ce jour-là, le journal était parfumé au jasmin.

Après trois années au service de l’édification du pays, sorti exangue d’une terrible guerre, la voix de ce journal prestigieux s’éteignit le 19 juin 1965, à l’aube.
*
Allah yarhamek, Henri. Merci pour tout ce que tu nous as légué. « Cheikh taraham alih ensakhou ».

Je garde précieusement tes correspondances, particulièrement l’une d’elle.
Au lendemain de la parution de mon livre Des Chemins et des Hommes, au mois de novembre 2009, tu m’as écrit :

« J’ai eu le plaisir de recevoir par l’intermédiaire d’Abderrahmane « Des Chemins et des Hommes » et je ne peux pas attendre plus longtemps pour t’en remercier et t’adresser mes très vives félicitations pour cet excellent travail qui t’honore et nous honore tous, les anciens d’« Alger républicain » et tous ceux qui étaient proches.
Merci encore et bonne continuation.

Je t’embrasse

Henri ».

Merci Henri, mille fois merci pour tes chaleureux encouragements. Je t’avais parlé d’un livre que je préparais sur l’étudiant en chimie de l’université d’Alger, Taleb Abderrahmane, guillotiné le 24 avril 1958. Je l’ai terminé. Il est dans les librairies. Quant à l’ouvrage sur les camps de regroupement de la région de Cherchell, il est en voie de finition. Nous avons recueilli sur place près de trente témoignages.

O ! Combien j’aurais été heureux de te les offrir.

*

Le mot de la fin revient à ce frère aîné, à cette figure exemplaire dont son pays, l’Algérie, s’honore : « Je suis heureux et fier d’avoir pris part au combat pour l’indépendance, dit-il, avec l’humilité qui le caractérise, dans un entretien accordé, en 2012, au quotidien parisien, l’Humanité, à l’occasion du Cinquantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie.

Mohamed Rebah
Chercheur en histoire
Auteur