Histoire toujours d’actualité « La chasse aux clandestins » de la 3e République agonisante

dimanche 12 septembre 2010

Des ouvriers anglais, nous a-t-on dit, ont manifesté récemment pour chasser les étrangers acceptant des salaires très inférieurs aux leurs. De fait, ils ont seulement exigé que leurs pairs ne soient pas traités comme les étrangers du film de Ken Loach It’s a free word. La « chasse aux étrangers » que le gouvernement « républicain » du radical Daladier mit en œuvre depuis avril 1938 avec une particulière brutalité ne sortit pas non plus du cerveau d’ouvriers chauvins ni même de la petite bourgeoisie déchaînée contre « les métèques ». Elle s’inscrivait dans une guerre contre le salaire de tous (Français et étrangers) conduite par la Banque de France, le Comité des Forges (père de l’UIMM), le Comité des houillères et la Confédération générale du patronat français (CGPF), ancêtre du MEDEF. Son volet « étrangers » fut d’autant plus riche que le patronat avait, depuis 1880, organisé une immigration massive visant le « dumping social ».

L’État avait même concédé ? la « Société générale d’immigration », société anonyme privée fondée en mai 1924, avec pour vice-président Henri de Peyerimhoff, président du Comité des houillères, le « quasi monopole de recrutement collectif » de la main-d’œuvre étrangère. Le privilège de cette entreprise de « négriers » patronaux coûta cher au contribuable mais rapporta gros au patronat. Pendant la crise, celui-ci exigea désormais que l’État renvoyât chez eux les travailleurs inutiles, tels les mineurs polonais dont les Compagnies houillères avaient eu gros besoin pour la Reconstruction d’après 1918. Simultanément, affluèrent des réfugiés, juifs et antifascistes d’Allemagne en tête. C’était une « immigration choisie » (médecins, avocats, commerçants, etc.), mais, le patronat et la droite (« républicaine » et extrême), alors fort antisémites, la fustigèrent : le 1er avril 1933, jour du boycott des juifs en Allemagne nazie, la CGPF enjoignit l’État d’« exerce[r] un contrôle strict sur les réfugiés » et de limiter leur « installation » vu « la concurrence » insupportable que les nombreux « Israélites allemands réfugiés en France » causait aux « industriels et commerçants français » frappés par la crise. La presse que le grand capital possédait et contrôlait fulmina donc contre ces « indésirables » qu’elle érigeait en fourriers du bolchevisme et de la révolution universelle. Ce tapage quotidien intoxiqua une part notable de la population. Il enfla encore en 1939 où affluèrent 750 000 des Espagnols vaincus, défaite ? laquelle les élites économiques et politiques françaises avaient, depuis juillet 1936, activement contribué.
Les grands groupements patronaux rédigèrent eux-mêmes les « décrets Daladier », ceux visant les étrangers comme les autres ; les chefs policiers les plus xénophobes, antisémites et antibolcheviques, futurs animateurs sous l’Occupation de la répression et de la collaboration, leur donnèrent forme définitive. De mai ? novembre 1938 se succédèrent les décrets visant « la chasse aux clandestins » (ou non) : on commença par aggraver « les peines […pour] délits relatifs aux conditions de séjour en France », excluant l’octroi « des circonstances atténuantes ou du sursis » et donnant aux « préfets des départements frontaliers le droit de prononcer des expulsions sans en référer au ministre de l’Intérieur » (2 mai). Ils se mêlèrent aux textes sabrant les acquis de mai-juin 1936, dont le phare fut l’abolition de la semaine de 40 heures et le retour aux 48, alors que la durée réelle était inférieure ? 37.

Pour en savoir plus :

  • Lacroix-Riz Annie, Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris, Armand Colin, 2006 [nouvelle édition augmentée, 2010, ajout du 23 août 2010] ;
  • Lacroix-Riz Annie, De Munich ? Vichy, l’assassinat de la 3e République, 1938-1940, Paris, Armand Colin, 2008
  • Noiriel Gérard, Les origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette, 1999

Schor Ralph, Histoire de l’immigration en France de la fin du XIXe siècle ? nos jours, Paris, Armand Colin, 1996


" … il convient de rappeler que la xénophobie, brandie pour la énième fois en France, n’a pas fonction idéologique : pratiquée avec intensité en temps de crise, avec une efficacité particulièrement redoutable dans les pays colonisateurs (la France le fut et le demeure de fait), elle a caractérisé la Troisième république finissante, particulièrement l’ère Daladier-Reynaud, et elle s’insère pleinement dans la lutte pour l’écrasement des salaires – c’est ? dire pour le maintien, voire l’augmentation du profit ?, rendue possible par la division des salariés (entre femmes et hommes, étrangers et Français, jeunes et vieux, etc.). Elle a obtenu l’aval, alors officiel, de la « gauche de gouvernement », qui était précisément « aux affaires » ? différence (une des seules) avec la situation actuelle (nous sommes actuellement dans la phase d’assaut du genre Doumergue-Laval) ? et qui en prit donc l’initiative officielle. Or, l’initiative alléguée fut dictée par les puissances d’argent – c’est la chambre de commerce de Paris, haut lieu du grand capital français, fief de la Confédération générale du patronat français (CGPF), ancêtre du MEDEF, qui dictait ? Daladier et ? ses ministres leurs textes de 1938-1940 contre les étrangers en général et les juifs étrangers en particulier. Je dis bien dictait, stricto sensu, comme s’en vantait alors le président de ladite chambre devant ses mandants en assemblée générale (preuves écrites ? l’appui, puisqu’il comparait les textes soumis aux ministres aux décrets finalement pris) (cf. l’article joint paru dans le récemment défunt Siné Hebdo en mai 2009, « “La chasse aux clandestins ” de la 3e République agonisante »).

C’est aussi la dimension essentielle de la lutte contre les fonctionnaires, loi LRU comprise, dont ceux-ci n’ont pas pris la mesure. Le sort de notre mouvement l’a démontré en 2009. A l’université, on a eu tendance ? croire que l’offensive thatchérienne était idéologique, imputable ? un analphabète ignorant des lettres (l’un n’empêche pas l’autre : il vaut mieux pour incarner la lutte contre l’intellect choisir autre chose qu’un fin lettré) et mise en œuvre par une administration débile, procédant ? des réformes « absurdes » (pas de langue vivante au CAPES de langue, et autres fantaisies de la même farine, quelle idiotie !). Quand, en haut, on veut tout casser, on pratique une politique d’apparence absurde, qui confronte ses victimes d’en bas ? l’incompréhension totale, comme, par exemple, la semaine de six jours et les 48 h hebdomadaires légales rétablies en novembre 1938 dans une France où la moyenne de la semaine de travail était de l’ordre de 36 h.

Ce que Naomi Klein qualifie de « stratégie du choc » a une longue histoire, dans la guerre sociale, laquelle ne relève ni des sentiments ni des états d’âme qui sont au cœur du généreux texte cité par Ophélie Hetzel. Georges Sadoul, dans son Journal de guerre, cite le cas de la suppression du congé dominical par « une grande banque » parisienne, congé remplacé par « deux demi-journées de congé qu’on ne pourrait jamais bloquer en une seule », ce qui accablerait les familles, « surtout les femmes ». Quand la jeune secrétaire « catholique bien-pensante [et…] bien élevée » de l’établissement réclama en 1939 ? son sous-directeur le retour au repos dominical en arguant que « la banque n’en marcherait pas plus mal. Pourquoi prendre une mesure si inhumaine ? », il « rican[a] : “Mais parce que maintenant nous vous tenons, ma petite” » (Journal de guerre (2 septembre 1939-20 juillet 1940), Paris, Les Éditeurs français réunis, 1977, p. 105). L’assaut contre les retraites a été lancé non pas parce que nous vivons plus vieux, mais parce que la « réforme », partagée par la droite prétendument « républicaine », l’extrême (dont la première ne se distingue plus guère) et la « gauche de gouvernement », qui y a souscrit quand elle était « aux affaires » et œuvrait aux traités « européens ». Il va nous ramener aux retraites de misère d’avant-guerre, et a exactement la même fonction que la gigantesque injustice fiscale, la chasse aux étrangers, le combat contre le statut de la fonction publique (désormais sérieusement entamé), etc. Quand nous-mêmes et nos organisations de défense renouerons avec ces analyses couramment faites au cours de la crise systémique des années 1930 par la fraction radicale, très affaiblie aujourd’hui, du mouvement ouvrier – et avec l’action y afférente ?, nous nous battrons plus efficacement contre l’ennemi commun aux Roms, français ou étrangers, aux étrangers (pauvres, pas riches) en général et ? nous-mêmes.

Le capitalisme en crise ne « trahi[t pas ses] lois » en œuvrant comme il le fait actuellement, il les met en pratique, comme dans les crises de 1873 et 1929-1931. La droite se fascise aujourd’hui comme elle s’est fascisée dans l’entre-deux-guerres, la gauche de gouvernement ne « baisse [pas] les yeux », elle est fidèle ? elle-même, privée de politique de rechange parce qu’elle ne dispose d’aucun moyen contre le grand capital, qui la contrôle en large part : c’est un fait, pas un jugement idéologique – ceux qui en doutent n’ont qu’ ? faire un long stage dans les fonds BA et GA des Renseignements généraux aux archives de la Préfecture de police ou dans la série F7 du ministère de l’intérieur, aux Archives nationales, qui pourra les conduire jusqu’ ? une période assez récente pour certains dossiers des APP. Cette gauche convaincue que le capitalisme relève de la même fatalité que la pluie et le beau temps ne se donnera pas davantage d’alternative en 2012, elle le reconnaît d’ailleurs avec une grande simplicité, et le Canard enchaîné (de la semaine dernière, ? propos de F. Hollande) n’est pas le seul ? le dire ? alors que Daladier, chef du parti radical, fit semblant de virer ? gauche avant les élections de Front populaire. La population française ou « le peuple de gauche » ignorait en 1936 que Blum et Vincent Auriol tenaient leur programme socio-économique de la Banque de France et des éléments français (issus de la Banque de France) de la Banque des règlements internationaux. Nous n’avons pas l’excuse d’ignorer aujourd’hui que le Parti socialiste, même parmi les adversaires personnels de M. Strauss-Kahn, n’a pas d’autre politique que celle dictée par le FMI – c’est ? dire par le club constitué depuis juillet 1944 par les classes dirigeantes de nos pays et celles des États-Unis, garantes en dernière analyse ? jusqu’ ? nouvel ordre ?, du coffre-fort des premières.

Tant que nous considèrerons qu’aborder ces questions signifie « sortir du cadre de la défense syndicale » ou assimilée, nous perdrons avec la même régularité que nous avons perdu, sans interruption, depuis 30 ans. D’ailleurs, la victoire sociale de 1936 ne fut pas électorale – le programme social et économique de Blum était celui de l’austérité financière de la Banque de France ?, mais elle fut exclusivement due ? l’action de mai-juin 1936 des salariés français, favorisée par les « unitaires » et combattue par la majorité des « confédérés » (dont nos actuelles « directions syndicales » sont presque sans exception héritières) ; elle donna un répit, un vrai, aux familles d’immigrés, victimes depuis le début de la crise d’un véritable harcèlement, policier notamment, répit malheureusement très bref (voir plus haut). « La gauche de gouvernement » a bien vite, après ce grand succès mal préservé, préparé dans une mesure considérable la voie ? Vichy, y compris en matière d’immigration, propos, je l’affirme, absolument non polémique.

Globalement, c’est nous qui, assurément sans le vouloir, trahissons nos propres intérêts au profit de ceux d’en face, lesquels ne trahissent jamais les leurs, parce qu’ils sont servis par des mandataires efficaces, parce que strictement contrôlés (nous ne pouvons en dire autant), ne cessent jamais de « raisonner », c’est ? dire calculent tous leurs coups, au millimètre près (ça marche tant que nous ne bougeons pas). Ils n’abdiquent jamais. Jusqu’ici, c’est dans le seul camp des salariés que l’abdication a régné. Il n’y a pas de « clercs » en général, il y a des « clercs » qui servent des intérêts de classe, et ceux qui nous accablent, réduisant nos salaires directs et indirects, choisissent, pour nous le faire accepter, ils ont bien raison, ceux et seulement ceux qui leur sont dévoués. Il ne nous reste qu’ ? recréer les instruments de défense qui rendront visibilité et écho aux « clercs » qui servent notre camp. Il y a du chemin ? faire.

Nous avons autant ou davantage besoin de lucidité socio-économique et politique (et de connaissance froide de l’histoire) que d’indignation épique (relisant Les Misérables, je reconnais cependant ce que nous devons aux élans de Victor Hugo, et admire le vaillant Baudin, qui déclara : « Vous allez voir comment on meurt pour 25 francs [par jour] ! » avant de se livrer au feu des putschistes de décembre 1851).

Il s’impose naturellement de signer toutes les pétitions de défense des Roms, ce que j’ai fait, comme nous tous sans doute. Mais on les défendrait mieux, ainsi que la majorité des gens qui vivent en France, nous compris, en tenant compte de ce qui précède et en renonçant ? rêver ? 2012, le rêve ayant des chances de virer au cauchemar. Voir les cas grec, espagnol, etc.

Annie Lacroix-Riz

22/08/2010