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Hommage à mon camarade le professeur Benhassine Mohammed Lakhdar

samedi 5 juillet 2014, par Alger républicain

Toute vie a une fin. C’est une évidence que le cœur et la raison acceptent difficilement. Surtout quand il s’agit d’Êtres chères qui ont marqué cette vie par la force de leurs valeurs humaines et intellectuelles.

Lakhdar était de cette trempe d’hommes qui nous manque terriblement aujourd’hui.

Il vient de nous quitter ce 28 juin 2014. Nos mémoires et nos consciences s’apprêtaient à être remuées par l’anniversaire de la disparition cruelle et ravalée aux oubliettes du Président Mohammed Boudiaf, victime d’évolutions historiques où l’impératif de la fondation d’un système d’Etat national démocratique s’est brisé sur les écueils des propensions autoritaristes, claniques, régionalistes, népotiques, intégristes qui ont plongé notre pays dans une crise qui le ronge depuis plusieurs décennies.

Lakhdar a certes succombé aux suites d’un AVC. Mais la perception profonde qu’il se faisait des maladies congénitales qui travaillaient dangereusement les tissus de notre nation et de notre société, sans disposer de possibilités et de capacités d’intervenir, d’être écouté, d’en débattre scientifiquement avec ses collègues et l’opinion publique, a certainement prédisposé sa constitution physique et psychologique à un tel accident. Cela sans parler de l’état dans lequel se trouve notre système national de santé où l’incompétence et l’ignorance avérées dirigent, souvent, les compétences scientifiques et humaines ou les étouffent.

Lakhdar est parti à l’âge de quatre-vingt-trois ans. Il a eu une vie intense, honnêtement vécue, mais surtout riche en actions militantes et en productions académiques, scientifiques et intellectuelles de haut niveau.
Son nom restera gravé dans les facultés de sciences économiques d’Alger et de Blida, dans les centres de recherches où il a activé que ce soit au pays, au Maghreb où à l’échelle internationale. Ses étudiants et doctorants comme nombre de ses collègues le garderont en mémoire tout en bénéficiant de ce qu’il a légué.

C’était un éminent professeur dont la modestie et la rigueur scientifique, pédagogique et l’humanisme étaient exemplaires.
Ce fils de Khanget Sidi Nagi était un pur produit du mouvement national. Il portait, en lui, la flamme allumée dans le mont des Aurés un premier novembre 1954.

Dés les débuts de la révolution, il fut parmi ceux qui ont bénéficié d’une bourse de l’UGEMA, en 1956-57, pour poursuivre des études en URSS. Il fut inscrit à la prestigieuse université Lomonossov pour y faire des études en sciences économiques.

J’ai fait sa connaissance durant l’été de l’année 1959. Nous faisions partie de la délégation algérienne qui a participé au septième festival de la jeunesse et des étudiants à Vienne en Autriche. Lui, le frère Basta de Bruxelles et moi de Dresde avions été désignés pour être, comme traducteurs dans les langues anglaises, allemandes et russes, au service des frères Mustapha Ferroukhi et Belaid Abdeslem qui dirigeaient notre délégation. Nous avons depuis noué une amitié qui a bravé le temps et ses méandres et qui s’est renforcé, au fil des années et de l’âpreté des luttes auxquelles nous étions confrontés pour tenter de faire avancer la pratique démocratique, le progrès et la justice sociale.

J’ai retrouvé Lakhdar à Berlin en RDA où, après avoir terminé ses études en sciences économiques à Moscou, il avait obtenu une bourse pour commencer une thèse de doctorat. Mais, en fait, il voulait avoir la maîtrise de la langue de Goethe pour aller au plus profond dans l’étude et la compréhension de la méthodologie scientifique de Marx et d’Engels et de leurs camarades, dans l’étude des lois et des mécanismes qui fondent et régissent le capital et du système économique et social qu’il engendre sous sa domination.

Lakhdar a été à Berlin un militant actif et productif de la section des étudiants algériens aux côtés de Bounedjar Hachemi, Mouffok Houari et bien d’autres. Il faisait parti des cercles marxistes que nous animions en relation avec la délégation extérieure du PCA.

Il a brillamment soutenu sa thèse de doctorat. Celle-ci a, sans doute, aiguisé son intérêt, voire sa passion, d’aller au plus profond et au plus loin dans la recherche et l’étude bibliographique et scientifique des écrits de tous les fondateurs de la pensée marxiste. L’histoire de la pensée économique est devenu un de ses centres d’intérêts et un de ses cours magistraux qu’ont fréquenté tant d’étudiants qui forment aujourd’hui un dense tissu de l’encadrement de notre pays.

Sa rigueur scientifique, si elle l’a poussé à aller au plus profond des écoles des sciences économiques en présence, tout au long de l’histoire, elle a accentué, en même temps, ses efforts dans la maîtrise et l’intelligibilité de la complexité du réel surtout au niveau des deux facteurs déterminants que sont le capital et le travail ainsi que leurs rapports dialectiques. Son acribie dans ses études et recherches visait à montrer concrètement, le plus souvent à partir du cas concret et chiffré de l’Algérie et des pays sous-développés, la nature exploiteuse, aiguisant les luttes de classes, du système de pouvoir capitaliste dans ses diverses variantes.

C’était un dévoreur intellectuel des archives relevant de ses pistes d’études et de recherches. Je ne pouvais pas contenir mon admiration pour le plaisir qu’il éprouvait à passer des semaines entières, durant son année sabbatique, au British Museum pour compulser et étudier les manuscrits, les livres , les études ou les archives se rapportant à Marx et Engels particulièrement durant leur séjour en Angleterre.

C’était un chercheur qui a consacré de nombreuses études à l’oeuvre et à la pensée d’Ibn Khaldoun. Par exemple, entre autres, une étude sur « La conception du commerce et de l’activité commerciale dans la Muquadima d’Ibn Khaldoun.1332-1406 »

Lakhdar a accordé une attention particulière à l’étude de la formation économique et sociale de l’Algérie indépendante comme, par exemple, dans les études suivantes :

1. Le secteur d’État en Algérie et la révolution nationale démocratique, sa situation et ses problèmes.

2. À propos de la rentabilité du secteur d’État ;

3. Les rapports PME secteur public en Algérie : complémentarité ou substitution.

4. Contribution à l’économie du sous-développement et du développement

5. Relation entre la dépendance économique des pays du tiers-monde et la crise du système capitaliste international.

6. La pensée économique du FMI et de la BIRD et les incidences de leur politique d’ajustement sur la politique de développement des pays du tiers-monde avec référence à l’Algérie.

Sa disponibilité pour ses étudiants comme son exigence de rigueur scientifique à leur égard étaient légendaires.

Il avait aussi un contact mutuellement enrichissant avec les travailleurs des différentes catégories et leurs organisations syndicales Il a intensément participé aux différents cycles de formation syndicale et particulièrement de l’Institut Arabe du Travail dont le siège était à Alger.

Il ne craignait ni les confrontations intellectuelles et pédagogiques avec ses collègues adeptes des « sciences économiques libérales » comme le professeur Tiano et ses assistants tels que Temmar, ni les cabales ou entraves que ceux-ci lui montaient comme celles liée à son agrégation ou aux orientations de ses cours.

Lakhdar était un immense homme de culture, un polyglotte éprouvé, un amoureux de son pays, de son histoire profonde, de ses diversités géographiques et ethniques. Je l’entends encore me parler avec passion et érudition, lors d’une visite dans la région, des gorges de Ghoufi , du mont appelé l’Ahmar Kheddou, de l’Oasis de Taghit ,des Ksars de Gourara , du Mzab et de la ville de Ghardaia. Je ne peux oublier nos visites au Théâtre National d’Alger pour voir et apprécier des pièces de théâtres mises en scène et jouées par des troupes venues de Bordj Bou Arreridj, de Tlemcen ou de Tindouf.

Lakhdar était un camarade courageux qui défendait ses convictions philosophiques et politiques, qui n’a jamais reculé devant les débats productifs et enrichissants susceptibles de faire avancer, le progrès, la justice sociale, la liberté individuelle et collective, la liberté de conscience et la démocratie. La fermeté et la profondeur de ses convictions renforçaient son esprit d’ouverture.

Cette fermeté se rattachait à un savoir en permanence développé et à un souci de profondeur scientifique dans les analyses des processus économiques, sociaux, culturelles ou politiques. Il avait une haute conscience que la théorie était surtout le produit de la maitrise des processus multiples et interactifs qui façonnent et donnent formes au réel en mouvement et qu’elle devait être mise à l’épreuve de la pratique. L’unité dialectique entre la théorie et la pratique nourrissait ses efforts d’études et de recherche. Il est ainsi resté fidèle à la cause de la classe ouvrière et des masses déshéritées. Ses apports dans et pour notre parti, le PAGS, étaient précieux.

Il a intensément travaillé sur les crises et recherché les conditions objectives qui les ont fait murir et qui les ont aiguisé jusqu’à leur éclatement. La dislocation du système socialiste mondial, la disparition de l’URSS, les crises qui ont marqué et marquent encore le mouvement communiste international et le mouvement de gauche en général, y compris le PAGS, ont été au centre des préoccupations de Lakhdar. Il a su souligné la force de la validité des analyses de Marx, Engels, Lénine relatives aux fondements du système capitaliste et impérialiste basés sur l’exploitation éhontée de l’homme par l’homme et des peuples. Il a montré les ressorts qui portent la mondialisation néolibérale et les voies de la déchéance de la société de consommation dont elle impose et la forme et le cours et des contrecoups et reconfigurations géostratégiques qu’elle engage et attise.

Les convictions de Lakhdar sont restées inébranlables. Pour lui l’alternative au système social du capitalisme demeurait la construction du socialisme, un système social débarrassé de l’exploitation de l’homme par l’homme et fondé sur le progrès continu et la justice sociale. Il savait aussi et il travaillait dans ce sens que la classe ouvrière, la paysannerie laborieuse, la jeunesse, les femmes avaient, plus que jamais, besoin de refonder, en se basant sur les riches expériences et acquis du mouvement ouvrier et de progrès dans notre pays, le parti politique et les organisations de masses qui portent au plus loin leurs aspirations et soutiennent leurs combats et leurs contributions pour la satisfaction de leurs revendications légitimes et surtout pour la refondation d’un État National démocratique et de progrès .

Repose en paix Lakhdar. Tu as accompli amplement ton devoir. Tu as surtout semé du savoir et les pousses finiront par donner leurs fruits à ta satisfaction et à celle de notre pays.

Mahi Ahmed

04.07.14