Houari Mouffok, symbole du mouvement étudiant engagé des premières années de l’indépendance

vendredi 3 janvier 2014
par  Alger républicain

Houari Mouffok, récemment décédé, a été le président de l’Union Nationale des Etudiants Algériens élu à son congrès de 1963. L’indépendance du pays arrachée, l’Union Générale des Etudiants Musulmans Algériens (UGEMA) devait changer d’appellation.

Le congrès ne pouvait faire abstraction du contexte qui avait marqué le pays au moment de son indépendance. Chaque groupe politico-militaire en lutte pour la prééminence à la tête du pays cherchait à prendre le contrôle d’une organisation aussi importante que l’UNEA après avoir en partie domestiqué l’Union Générale des Travailleurs Algériens. L’enjeu était lié à l’influence que cette organisation allait gagner dans le pays. L’UNEA allait regrouper des milliers d’étudiants ayant vocation à constituer l’élite intellectuelle qui devait relever le difficile défi de l’édification d’une nation moderne et indépendante. Aucun dignitaire, si imbu fût-il de ses immenses pouvoirs, ne pouvait l’ignorer.

Mais la réalité du pays ne se réduisait pas aux seuls calculs de cette multitude de chefs surgis de la guerre de libération en compétition pour asseoir leur autorité et s’octroyer au passage des privilèges. Un immense espoir soulevait les masses populaires libérées de l’oppression coloniale. La grande majorité du peuple aspirait à construire une société débarrassée de l’exploitation de l’homme par l’homme. Elle n’allait pas accepter les plans de ceux qui ne rêvaient que de prendre la place des seigneurs de la colonisation. Les nouveaux chefs ne pouvaient pas ne pas en tenir compte sans courir le risque d’être balayés.

Tous les mouvements de masse qui puisaient leurs racines dans les combats d’avant et après novembre 1954 - syndicats ouvriers, jeunesse, femmes, étudiants - étaient portés par cet élan historique pour transformer la société en profondeur. Filles et fils d’une nation forgée dans une bataille aussi dure que glorieuse, les adhérents et les dirigeants de l’UNEA ne vivaient pas en vase clos. Ils ressentaient le souffle puissant de l’histoire qui, à l’échelle mondiale, poussait les peuples à vouloir bâtir une société hors des chemins de la voie capitaliste. Ils l’amplifiaient en retour par leur apport et leur propre énergie personnelle. Revanche de l’histoire sur les dirigeants du mouvement de libération qui, au nom d’une vision hégémoniste de l’unité face au colonialisme, avaient placé sous leur tutelle étroite toutes les organisations populaires, l’UNEA avait réussi à s’affranchir de leur mainmise moins d’un an après l’indépendance.

De tous les courants qui s’affrontaient publiquement dans d’âpres débats ou dans les coulisses, seul le courant communiste échappait aux querelles intestines du régime mis en place aux termes des luttes fratricides de l’été 1962. Son prestige grandissait donc à vue d’oeil au sein de la jeunesse. Il était le porte-parole d’une alternative indépendante du régime. Très soucieux des attentes du peuple et de la nécessité de préserver son unité face aux risques de fragmentation dramatiquement révélés par la crise qui venait d’être surmontée, le parti communiste recherchait ardemment à établir et renforcer des liens unitaires avec les fractions de gauche du régime dans le combat commun pour abolir les séquelles du colonialisme et frayer la voie à un développement non-capitaliste. Il défendait sans concession le principe qu’il fallait donner la parole au peuple et s’engager dans le combat pour une indépendance qui profite aux travailleurs et aux masses populaires. Il était le plus écouté et aussi le plus homogène.

Militant de ce courant, après avoir été membre du FLN de la guerre de libération, Houari Mouffok a été porté de façon démocratique à la tête de l’UNEA. Les congrès de 1963 et de 1964 s’étaient soldés par la défaite politique des représentants hégémonistes et sectaires du FLN devenu parti unique. Les porte-parole des mouvances libérales hostiles au cours socialisant pris avec la promulgation des décrets de mars 1963 - codifiant les comités d’autogestion des domaines agricoles abandonnés par les colons - de même que les éléments plus ou moins liés au Front des Forces Socialistes qui venait d’opter sous la direction de Aït Ahmed pour une lutte armée insensée sans merci en Kabylie contre Ben Bella, avaient été eux aussi battus au cours de discussions démocratiques.
Les résultats de ces luttes politiques vont forger l’identité démocratique et populaire de l’UNEA. Ils vont déterminer ses orientations face au pouvoir.

Houari Mouffok et ses camarades du Comité exécutif de l’UNEA [1], notamment Djelloul Nacer, Djamal Labidi, Noureddine Zenine, Aziz Belgacem, Bachir Hadjadj, Medjaoui et bien d’autres, menèrent des batailles sur tous les fronts de l’édification de la nation nouvellement venue au monde, de la défense de son indépendance face aux intrigues de l’ancienne puissance colonisatrice, défaite certes mais nullement passive. Ainsi l’UNEA protesta-t-elle en mars 1963 avec une vigueur spontanée contre la poursuite des essais nucléaires au Sahara par la France et obligea-t-elle le gouvernement à dénoncer une opération couverte par les clauses non publiées des Accords d’Evian.

Elle prit part quelques mois plus tard à la mobilisation des étudiants pour contrer l’agression marocaine contre l’Algérie.

Dans cet extraordinaire climat de ferveur et d’enthousiasme pour construire le pays, elle anima le volontariat étudiant et lycéen porté par un élan admirable à aider les collectifs autogestionnaires des travailleurs des fermes abandonnées par les colons en appliquant leur savoir dans la réparation des équipements sabotés, à participer aux chantiers de reboisement lancés pour endiguer l’envasement des barrages. Elle fut au premier rang pour organiser des campagnes d’alphabétisation, donner un souffle puissant aux ciné-club qui, partout dans le pays, s’étaient transformés en foyers de débats passionnés sur la voie socio-économique que l’Algérie devait suivre.

L’UNEA se faisait l’interprète de la portée internationale du combat libérateur du peuple algérien. Elle jetait les bases d’une tradition de solidarité sans faille de la jeunesse cultivée avec les luttes des peuples pour leur indépendance dans le monde comme en Angola, par exemple, où l’insurrection contre le régime colonial venait d’éclater. Elle n’omettait pas de soutenir les luttes démocratiques dans le monde en exprimant par exemple la solidarité des étudiants algériens avec le peuple espagnol dans sa lutte contre le fascisme franquiste après l’exécution barbare de Julián Grimau, le secrétaire-général du parti communiste, etc.

Il n’est pas excessif de dire que sous l’impulsion des militants communistes et des patriotes qui acceptaient de travailler avec eux hors des préjugés distillés par les franges anticommunistes du mouvement de libération, l’UNEA a joué un rôle considérable dans la constitution chez toute une génération de cadres de l’Etat, de sentiments patriotiques sains dépourvus de tout chauvinisme et d’une tendance à inscrire le combat pour l’édification de l’Algérie nouvelle dans un contexte anti-impérialiste mondial très large.

Refusant de se laisser enfermer dans un corporatisme étroit, l’UNEA ne se désintéressait pas des problèmes matériels et pédagogiques des étudiants. Elle se battait pour assurer les meilleures conditions d’accueil et de fonctionnement de l’Université, pour sa réforme en fonction des besoins culturels et économiques de la construction d’une Algérie indépendante où les travailleurs devaient jouer un rôle de premier plan. Elle combattra sans merci les visions bourgeoises d’une Université réservée aux seuls enfants des classes aisées. Elle se battra avec constance pour la création des conditions matérielles et sociales favorables à l’accès du plus grand nombre d’enfants du peuple à l’Université.

L’UNEA n’était pas indifférente au sort de la paysannerie qui avait consenti les plus lourds sacrifices pour chasser l’occupant. Elle revendiquait l’application d’une réforme agraire devant s’attaquer à l’héritage colonial et à ses collaborateurs autochtones.

Elle travaillait de concert étroit avec une pléiade de brillants enseignants venus des quatre coins de la planète apporter leur contribution à la formation d’excellents cadres du pays dans les disciplines les plus diverses : De Bernis, Popov, Balibar, Gallissot, Labica, Peyréga, Prenant, Dowidar, Godment, etc.

Houari Mouffok s’était distingué par une grande culture et une capacité de synthèse remarquable. En tant que représentant d’une génération d’étudiants totalement engagés dans la lutte pour la réalisation des aspirations des masses populaires, il inspirait un grand respect auprès de tous ces amis authentiques de l’Algérie nouvelle.

C’est dans un esprit révolutionnaire clairement affirmé que l’UNEA soutenait les mesures positives du gouvernement, sans tomber sous sa coupe, et combattait ceux qui voulaient maintenir des rapports d’allégeance économique à l’égard de l’ancien colonisateur.

Lorsque le 19 juin 1965 un coup d’Etat renversa le régime de Ben Bella, l’UNEA, dont les caractéristiques s’étaient forgées dans tous ses engagements et dans le prolongement de la lutte pour l’indépendance à travers l’UGEMA, dénonça sans hésitation l’entreprise factieuse. Elle exprima ses craintes pour la stabilité du pays et pour le respect du droit du peuple à être consulté sur ses destinées. La réaction du régime fut violente. Les responsables de l’UNEA furent pourchassés. Nombre d’entre eux durent entrer dans la clandestinité.

Figure la plus prestigieuse de l’organisation, Houari Mouffok fut activement recherché. Le nouveau régime tenait absolument à l’obliger par n’importe quel moyen à cautionner son coup de force. Il pensait qu’un appui du président de l’UNEA pouvait lui assurer la sympathie de la jeunesse universitaire et, par delà les frontières du pays, celle de tout le mouvement progressiste estudiantin international, d’autant plus que l’Algérie était en train d’organiser simultanément l’accueil du Festival Mondial de le Jeunesse Démocratique et le sommet des non-alignés. Ces deux rendez-vous internationaux furent annulés à la suite du coup de force et des répercussions de la répression qui s’était abattue sur le mouvement démocratique progressiste.

Certes, un membre de l’exécutif, arrêté et terrifié par le chantage à la torture, avait été présenté à la télévision pour apporter le soutien de l’UNEA au « Conseil de la Révolution » dans la semaine qui suivit le putsch. Mais personne ne fut dupe. Il n’exprimait pas le point de vue de l’UNEA.
Certes, aussi, un groupe d’étudiants déjà alléchés par les promesses de carrière au sein des services de sécurité avait tenté d’usurper la direction de l’UNEA. Les nouvelles autorités avaient même tenté de placer à sa tête un éphémère comité « fantoche » présidé par L’Hadi Flici [2]. Mais là aussi, la manœuvre échoua piteusement.

Houari Mouffok crut bon de chercher refuge au Maroc pour échapper aux poursuites. Un mauvais choix, car c’est la police de ce pays qui l’arrêta et le soumit à des sévices sauvages. Le roi le livra aux nouvelles autorités algériennes. Il ne pouvait pardonner à l’UNEA le soutien qu’elle avait apporté à Hamid Berrada, président de l’Union Nationale des Etudiants Marocains, alors fermement opposé à la monarchie et à l’agression contre l’Algérie, ce qui lui avait valu d’être condamné à mort dans son pays. Hamid Berrada s’était réfugié en Algérie.

Houari Mouffok fut profondément traumatisé par ce qu’il avait subi au Maroc puis par les conditions de sa détention en Algérie. Son appartement a été vandalisé par les services de sécurité puis confisqué en toute illégalité. Sa famille est dispersée par les conséquences de la répression. Après deux années de geôle, il est rendu à la liberté. Ghozali, le PDG de Sonatrach, qui l’avait connu du temps de l’UGEMA, le recruta.

Houari Mouffok se retire des luttes, contrairement à ses autres camarades du comité directeur ou du comité exécutif. Ces derniers furent nombreux à poursuivre leur combat dans les rangs du Parti de l’Avant-Garde Socialiste clandestin créé en janvier 1966 et successeur du PCA interdit en novembre 1963. Ils s’exposèrent aux arrestations, à la torture.

L’UNEA sera dissoute en décembre 1970, après une savante provocation couronnant cinq années de harcèlements incessants. Par ses pressions continues, l’aile droitière anti-démocratique du régime menée par Kaïd Ahmed, responsable du FLN, et Médeghri, ministre de l’Intérieur, avait fini par obtenir ce qu’elle voulait. Ces deux personnalités, alors encore piliers du régime issu du 19 juin 1965, ne pouvaient tolérer les positions démocratiques nationales qu’elle incarnait avec détermination malgré la répression. L’aile droitière du régime craignait surtout que se tisse une alliance entre la jeunesse estudiantine progressiste et Boumediene qui évoluait vers des positions socialisantes de plus en plus affirmées, en particulier à travers la publication cette même année du projet de réforme agraire que l’UNEA avait appuyé sans hésitation.

Attristante évolution d’un homme qui laissera cependant un souvenir positif indélébile dans la mémoire de toute une génération d’étudiants et de militants : Houari Mouffok rompt avec ses convictions marxistes, évite d’entrer en conflit avec le régime, s’accommode de celui de Chadli. Après l’explosion populaire d’octobre 1988 et l’instauration du multipartisme, il adhère au Mouvement démocratique Algérien fondé par Ben Bella. Puis il exprime en 2004 son soutien total aux vues politiques de Bouteflika, notamment à sa politique de réconciliation avec les chefs politiques des groupes armés du FIS. Dans son soutien il est allé jusqu’à créditer Bouteflika d’une vision nationale de progrès.

Houari Mouffok avait gardé de sa jeunesse une sensibilité aux aspirations des travailleurs. Il épouse une vision social-démocrate qui, sous le slogan naïf d’une « société plus humaine », croit pouvoir améliorer leur condition en cherchant à remédier aux maux inhérents au capitalisme, sans renverser la domination de la bourgeoisie, sans le remplacer par le socialisme.

L’UNEA reconstituée après octobre 1988 par des carriéristes du régime qui en ont usurpé le nom, n’a rien à voir avec la glorieuse UNEA d’avant 1970. Elle est totalement étrangère à l’UNEA du martyre de Keddar Berakaâ, recherché par la police et mort en 1971 faute de soins médicaux, de Aziz Belgacem assassiné par les intégristes en décembre 1994, des idéaux des milliers d’étudiants volontaires de la « Révolution Agraire » partis durant les années 1970 à l’assaut des fiefs féodaux dans les campagnes.

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Zoheir Bessa

25.12.13


[1Lire le témoignage de Larbi Oucherif, «  Il était une fois l’UNEA  », El Watan, 20 et 21 mai 2006.

[2Pour l’histoire L’Hadi Flici se rattrapa en 1992 en prenant position courageusement contre le FIS. Cela lui valut d’être assassiné dans le cabinet médical qu’il tenait dans le quartier populaire de la Casbah d’Alger.