LIBYE : DU SOULEVEMENT A LA GUERRE CIVILE ?

Déclaration de l’Union Révolutionnaire des Communistes de France
samedi 26 mars 2011

Le soulèvement qui a éclaté en Libye, ? partir de la province et notamment de la seconde ville du pays Benghazi, débouche sur de véritables massacres d’après les journalistes et peut engendrer une guerre civile avec intervention (pour l’instant indirecte) des puissances impérialistes. A l’heure où nous écrivons certaines villes sont aux mains des opposants ? Kadhafi.

Beaucoup d’organisations progressistes en France ont affirmé leur soutien aux insurgés « dans leur lutte pour la démocratie et la chute de la dictature ».

Toutefois, transposer mécaniquement les révolutions en cours en Tunisie et Egypte ne permet pas d’appréhender les événements et le soulèvement en Libye.

Si la forme (le pouvoir personnel) est la même, le régime économique libyen est le fruit d’une révolution national-démocratique certes inachevée et pourrissante alors que les pouvoirs de Ben Ali et Moubarak étaient au service de l’impérialisme et de la bourgeoisie compradore.

Il faut dans la mesure modeste de nos connaissances sur ce pays, prendre appui sur une approche de classe des phénomènes sociaux

La Libye un long passé de pays colonisé

En grande majorité désertique, la Libye a longtemps été dominée par les tribus nomades (les Touaregs entre autres) qui s’adonnaient ? l’élevage et ? l’agriculture. Au début du XXe siècle, sans véritable structure étatique, les territoires libyens appartenaient ? l’empire ottoman, le mode de production était féodal. Le patriarcat religieux gérait les rapports familiaux.

A partir de 1911, l’Italie va s’emparer de ces territoires et transformer les territoires libyens en colonie, en les divisant en entités « autonomes ». Une République tripolitaine fantoche voit le jour, en Cyrénaïque c’est un Emir qui dirige ce califat. Ensuite l’Italie dans les années 30 prendra un contrôle direct de sa colonie.

Le peuple libyen avec détermination et héroïsme va s’opposer ? l’occupation italienne. A l’issue de la seconde guerre mondiale, la Libye est partagée par les deux vieilles puissances coloniales sous mandat de l’ONU. La tripolitaine et la Cyrénaïque étaient aux mains de la Grande-Bretagne, Fezzan (sud-ouest) aux mains de la France. Main mise transitoire car conformément aux décisions du sommet de San Francisco, l’ONU sous l’influence du camp socialiste et de l’URSS reconnut l’indépendance de la Libye en décembre 1951 ? l’Assemblée générale des nations Unies.

Dans le même temps, le mouvement communiste international jugeait alors que la Libye était formellement indépendante mais totalement dépendante économiquement. L’influence des impérialismes britannique et nord-américain, français était réelle mais surtout géopolitique : constructions de bases militaires US dirigées contre les peuples arabes et les Etats socialistes.

En 1958, la découverte des immenses réserves de pétrole changea la donne. Dès l’indépendance, le roi Idriss 1er dirigeait un pays marqué par de fortes survivances féodales. Au sein de l’appareil d’Etat libyen se déclencha une bataille sur l’opportunité du développement économique ? saisir avec la manne pétrolière. La monarchie servile vis- ? -vis de l’impérialisme fit appel aux compagnies pétrolières étrangères et s’inscrivait dans la dépendance moyennant les rentes versées par ces compagnies aux éléments compradores.

En 1969, l’armée par la voix de ses jeunes officiers exprimait des positions nationalistes. Un putsch militaire finalement renversa la monarchie. Ce ne fut pas une insurrection populaire. Toutefois les officiers dirigés par le lieutenant Kadhafi (? l’époque) bénéficièrent du soutien massif de la population.

Le Monde écrivait alors : « Les évènements de Libye risquent fort de déborder ce cadre régional et arabe : la position stratégique qu’occupe ce pays au cœur du bassin méditerranéen, l’importance de ses richesses pétrolières et de ses liens qu’il avait préservés jusqu’ ? présent avec les puissances anglo-saxonnes font du coup d’état de tripoli un évènement international…pas pour déplaire ? Moscou ». L’article se concluait par un véritable appel ? l’intervention « Jusqu’ ? quand, les puissances occidentales pourront-elles éluder les problèmes qui en découlent ? ».

Commençait alors une nouvelle page de l’histoire libyenne.

Le cours national-démocratique

Très vite, le corps des officiers derrière Kadhafi, composé de manière hétérogène et inégale, de nasséristes, de nationalistes de gauche, d’islamistes, de quelques marxistes va engager le pays dans de réelles transformations sociales ? caractère anti-impérialiste : nationalisation du secteur pétrolier, politique de subvention par l’Etat du prix des produits de consommation courante, formation de comités révolutionnaires et populaires assurant l’autogestion de 1500 communes. La Libye adopte le nom officiel de « Grande Jamahiriya Arabe Libyenne Populaire et Socialiste ». Jamahiriya pouvant se traduire par « Etat des masses ». Plusieurs réflexions sur cette appellation.

Les révolutions nationales-démocratiques n’ont pas le même développement selon la classe qui va conduire le processus révolutionnaire. Si elles sont dirigées par la classe ouvrière et son Parti communiste en alliance avec la paysannerie comme pivot du Nouvel Etat démocratique populaire (Chine en 1949, Vietnam, Corée populaire, Cuba), la finalité sera de poursuivre de manière continue la révolution, pour lui donner un caractère socialiste et donc anticapitaliste. La réalité historique a montré toute la complexité de cette tâche puisque parallèlement, il faut atteindre les bases matérielles permettant l’édification du socialisme.

En Libye derrière « l’Etat des masses » se cache un pouvoir de plusieurs classes : bourgeoisie nationale lésée par le régime monarchiste, couches moyennes citadines, technocrates et jeunes officiers, de plus il fallait pour le pouvoir compter avec le poids des tribus. La classe ouvrière est faible numériquement et issue pour l’essentiel de l’émigration des pays voisins, il n’existe pas dans ce pays de parti communiste.

Le cours national-démocratique sous un tel pouvoir ne peut qu’être inachevé puisque les couches sociales qui le dirigent, penchent vers le développement capitaliste et l’élimination du capitalisme d’Etat qui entrave jusqu’ ? un certain point leur « liberté d’entrepreneurs ».

La proclamation « socialiste » de la République Libyenne doit être jugé ? l’aune des rapports de production réels (existence du capitalisme d’Etat et privé) pas sur de simples déclarations. Le capitalisme d’Etat a joué un rôle progressiste durant la phase ascendante de la révolution libyenne mais n’a jamais constitué un secteur socialiste au sein de l’économie libyenne.

Le « Livre vert » de Kadhafi préconisait une « troisième voie » entre capitalisme et « socialisme marxiste », une sorte d e « socialisme fondé sur l’islam ».

Quant ? la référence dans la dénomination de l’Etat aux mots « arabe » et libyenne, elle reflétait par contre la réalité. « Arabe », car la Libye de Kadhafi a œuvré ? l’unité du monde arabe, comme le prouvent les nombreuses et souvent précipitées fusions avec tel ou tel pays voisin, sans lendemain d’ailleurs. De même, il faut mentionner la politique pan-africaine du régime. « Libyenne » le terme prend une certaine résonance aujourd’hui, car son unité est fragile, les colonialistes et les impérialistes ont toujours opposé une province ? une autre et rêvé de sécessionner ce pays.

La Libye de Kadhafi a constitué un allié incontestable pour le mouvement de libération nationale palestinien. En 1978, cela déclenchera la riposte de Washington qui déclarait que la Libye serait le premier Etat contre lequel, les nord-Américains prendraient des mesures de rétorsion ? cause de sa position sur la Palestine.

La révolution national-démocratique se déroulant sur un territoire grand comme près de 5 fois la France avec 9 fois moins d’habitants a ? son actif d’incontestables réalisations. De l’économie féodale, on est passé ? l’urbanisation de la société. Grâce au pétrole, le PNB a été multiplié par 25, malgré les handicaps de la chute des cours du pétrole ? certaines périodes et de l’embargo lancé par les Etats-Unis et l’UE.

Le statut de la femme a connu une transformation radicale. Au système féodal patriarcal oppresseur des femmes avant la révolution a succédé une politique d’émancipation qui a porté ses fruits : scolarité obligatoire jusqu’ ? 16 ans, écoles mixtes en primaire, âge légal du mariage pour les filles porté ? 20 ans (alors que sous le féodalisme des filles pré nubiles étaient mariées ! La majorité des étudiants ? l’université sont des filles.

Le niveau de vie a augmenté surtout durant la phase ascendante de la révolution Il est un des plus élevés d’Afrique et la Libye est le premier pays sur ce continent pour l’IDH (indice de développement humain).

L’impérialisme contre la Libye indépendante

La Libye est souvent dénoncée comme « Etat terroriste ». Dans les années 2000, elle a reconnu être ? l’origine de plusieurs attentats contre l’aviation civile de plusieurs Etats occidentaux, comme celui de Lockerbie qui fit 270 victimes en 1988.

Mais peu de commentateurs évoquent la guerre terroriste préalable de l’impérialisme. En février 1973, un Boeing 727 libyen « Arab airlines » fut abattu sur le Sinaï (Egypte) par l’armée israélienne ce qui occasionna 110 morts.

En 1986, L’US Air force bombarde la Libye, notamment Tripoli et Benghazi occasionnant plusieurs centaines de victimes. L’administration Reagan lance un boycott de la Libye (suivi par l’UE) et organise un attentat contre Kadhafi qui échoue.

Un glissement ? droite de la révolution national-démocratique

Autour de 2000-2001, le régime a perdu ses liens avec les masses. On constate une forte bureaucratisation des directions, une partie de l’appareil d’Etat s’accapare plus ou moins légalement les biens publics. Cela se traduit par une stagnation économique, le développement du marché noir et de la corruption. Le pouvoir de Kadhafi s’est incontestablement sclérosé, son seul titre officiel de « guide de la Révolution » lui évite d’être responsable, par exemple devant le parlement. Certaines de ses prises de position sont caricaturales et nuisent ? la Libye.

Face ? la crise montante, le régime répond par un glissement ? droite et la répression. Au sein de la révolution vieillissante et pourrissante, la bourgeoisie a consolidé ses positions. Le cours national-démocratique est toujours transitoire ou la révolution avance et satisfait toujours plus les besoins de la population ou elle stagne puis régresse vers le capitalisme. La bourgeoisie est issue ? la fois de l’économie d’avant la révolution mais aussi des acteurs et bénéficiaires de la révolution, notamment ce qui est devenue la bureaucratie d’Etat qui par intérêt de classe aspire ? liquider tout ce qui entrave la loi de la valeur d’où son penchant pour les privatisations.

Le régime a donc initié un appel ? l’initiative et au secteur privés, ce qui a renforcé la détermination de la bourgeoisie ? liquider les conquêtes de la révolution nationale. Parallèlement, Kadhafi allait s’engager dans la voie des concessions aux Etats impérialistes avec le démantèlement du programme nucléaire (en réalité monnaie d’échange) et les offres libyennes de prospection commune des champs pétrolifères. C’est le sens de l’invitation de Sarkozy en décembre 2007 qui voyait déj ? la Libye comme partenaire de sa nébuleuse et très impérialiste Union pour la méditerranée qui a pris l’eau avec le renversement de Ben Ali et Moubarak !

Sur le plan politique, dans les années 2000 jusqu’ ? la période récente, les observateurs parlaient de « perestroïka » libyenne autour de Saïf Al-Islam, le fils de Kadhafi. En effet ce dernier prônait « l’ouverture démocratique » et le dialogue avec les islamistes des Frères Musulmans autour d’un projet de nouvelle constitution fondé sur la liquidation des pouvoirs des comités populaires révolutionnaires et la présidentialisation du régime. En réalité, c’est un programme de rupture avec le cours national-démocratique. Politique qui a rencontré le soutien et l’intérêt de plusieurs puissances comme les Etats-Unis, L’Allemagne, La Grande-Bretagne.

L’opposition libyenne

Le principal courant est celui des islamistes des Frères Musulmans, courant qui a été renforcé par la politique de Kadhafi dans la récente période, dimanche dernier le régime a libéré 110 prisonniers islamistes qui se sont joints au soulèvement !

Leur activité clandestine et sur le web s’appuyait sur le prêche de certains imams. La ligne directrice des islamistes était plutôt de chercher un compromis avec le régime pour opérer sa transformation constitutionnelle. Depuis le soulèvement, ils y jouent probablement un rôle actif

Les autres secteurs de l’opposition appartiennent aux tenants de l’ancien régime : monarchistes, réactionnaires pro-impérialistes.

Enfin certaines tribus se sont rangées derrière l’opposition. En Lybie, chaque tribu a des armes au nom de la « défense populaire ». Agissent sans doute aussi des partisans de la démocratie bourgeoise sur le modèle occidental. Enfin peut-être les plus nombreux dans l’action (mais pas forcément la tête du mouvement) la jeunesse et les travailleurs les plus modestes qui souffrent du chômage (30 % de la population active), de la hausse des prix et parmi eux, sans doute des partisans de donner un nouvel élan ? la révolution nationale-démocratique contre les « thermidoriens » libyens.

Du soulèvement ? la guerre civile internationalisée ?

L’URCF affirme sa solidarité avec le combat de ceux qui veulent plus de démocratie véritable et populaire, la satisfaction des besoins, une politique indépendante de la Libye mise ? mal ces dernières années, le droit aux libertés fondamentales : presse, opinions, réunions.

L’URCF dénonce la répression meurtrière qui a occasionné plus de 600 morts Un régime démocratique et populaire ne tire pas sur la foule quand elle revendique pour ses aspirations, il cherche au contraire ? écouter les travailleurs et ? corriger sa politique. Le choix par le régime du Tout-répressif a porté le pire coup qu’il pouvait recevoir parce qu’il s’est discrédité. Les propos de Kadhafi dénonçant les manifestations de « miséreux » tout en affirmant que dans son pays « le peuple est déj ? au pouvoir » sont au cœur des contradictions d’un régime chancelant mais qui défendra chèrement sa peau. Au passage cela souligne les médias-mensonges de journalistes et d’hommes politiques comme le ministre des affaires étrangères britannique qui avait évoqué la fuite de Kadhafi pour le Vénézuela !

Concernant le soulèvement en cours qui s’est traduit aujourd’hui par la prise de Tobrouk et peut-être le contrôle de l’Est Libyen, il doit être appréhendé ? partir des éléments que nous avons évoqués précédemment. Aujourd’hui, ? Tobrouk, on a pu voir aussi les contradictions de l’opposition anti-Kadhafi, certaines pancartes évoquaient la « Libye libre » mais aussi une pancarte a longuement été filmée avec pour inscription sur fonds de bannière étoilée américaine « Oil for west »(du pétrole pour l’occident » !

Tout soulèvement ne peut être qualifié de révolution par les marxistes. Ce n’est pas la forme qui est déterminante : violence, occupation de bâtiments, contrôle de quartiers et de ville mais le contenu de classe du mouvement.

Une révolution c’est l’élimination des structures économiques et politiques réactionnaires, le développement de la démocratie avec des droits nouveaux et élargis au peuple-travailleur. Un soulèvement peut s’avérer contre-révolutionnaire, même s’il est de masse, si sa direction est réactionnaire et vise ? retourner ? l’ordre ancien ou ? renforcer le mode de production capitaliste et la dépendance ? l’impérialisme.

Les révolutions tunisienne et égyptienne qui n’en sont qu’ ? leurs débuts, ont suscité de très vives inquiétudes dans les capitales des Etats impérialistes. Ces derniers rêvent sans doute d’installer une tête de pont entre l’Egypte et la Tunisie. En Libye, Turkish petroleum vient de découvrir dans le sud-ouest, une importante réserve de pétrole. Cela aiguise les appétits des magnats du pétrole qui veulent contrôler toujours plus les richesses pétrolières et gazières de la région. La perte de régimes dictatoriaux et ? la botte en Egypte et en Tunisie a constitué un coup très dur ? la politique d’hégémonie nord-américaine. La tentation visiblement existe, comme le montrent les appels des capitales occidentales « au boycott » (inexistants pour Moubarak et Ben Ali) d’opérer un changement en Libye, y compris militairement, certaines voix s’expriment déj ? en ce sens.

L’URCF s’oppose ? toute ingérence et intervention étrangère politique et armée. C’est au peuple libyen et ? lui seul d’opter pour sa propre voie de développement, de surmonter le chaos et de stopper les violences, afin de satisfaire ses revendications démocratiques et sociales.

URCF le 23 février 2011