Lettre ouverte à Messieurs les enquêteurs du DRS

dimanche 14 février 2010
par  Alger républicain

Messieurs, Nous avons appris par la presse de ces derniers jours qu’après un travail de fourmi que vous avez mené durant deux semaines, vous avez mis au jour un gros problème de corruption au niveau de l’état-major de Sonatrach. Le président-directeur général, des vice-présidents et des directeurs de la compagnie, l’ex-PDG du CPA, un entrepreneur privé ainsi que les enfants des deux PDG sont, soit sous les verrous, soit sous contrôle judiciaire. Bravo Messieurs, vous avez fait du bon travail. Tous les Algériens honnêtes, tous ceux qui ne vivent que de la sueur de leur front ne pourront que vous féliciter. On nous a dit aussi que ce serait sur injonction du président de la République qu’ont été menées vos investigations. On a également appris, à travers la presse, que les malversations en question concernaient l’octroi de marchés à deux bureaux d’études et de consulting ainsi que l’achat d’installations de surveillance sur des pipelines.

Malgré les bons résultats auxquels vous êtes parvenus, je dois cependant vous dire que nous, citoyens, restons quand même sur notre faim à la lecture de ces informations. C’est pourquoi je m’adresse à vous pour vous faire part d’un certain nombre de constatations, de remarques et de questions que celles-ci soulèvent. Parmi les premières constatations qui sautent aux yeux, il en est une que vous avez certainement dû faire vous-mêmes : les affaires que vous avez mises au jour concernent des marchés d’importance « secondaire », dirions-nous. Des études de consulting représentent des contrats dont les montants varient entre quelques dizaines de milliers et quelques centaines de milliers de dollars. Il en est de même de l’achat de matériels et équipements de contrôle et de surveillance électronique installés sur des canalisations de pétrole ou de gaz. C’est un peu plus cher que des études, mais cela reste d’un niveau modeste.

Des commissions de 10% à 15% – c’est le « tarif » en général – représentent des petites sommes. Loin de moi l’idée de chercher à diminuer ou à atténuer la culpabilité des personnes concernées, car une malversation reste une malversation, un corrompu reste un corrompu et un vol reste un vol, quel que soit le montant des sommes détournées ou indûment perçues. Il faut mettre fin à ce genre de comportements et à ce fléau social qu’est la corruption même si cela ne porte que sur des petites affaires.

Ce qui me gêne néanmoins – autant vous le dire crûment – c’est que bien que vous ayez fait un très bon travail, vous avez quand même tapé un peu à côté de la plaque. Vous avez été, comme qui dirait, bridés ou alors vous vous êtes à dessein confinés dans l’investigation des petits marchés, comme si la corruption ne concernait que les petits contrats. On a l’impression que vous n’avez pas su chercher ou que l’on ne vous a pas laissés aller au-delà d’un certain niveau. Malheureusement, la corruption est partout présente en Algérie. Elle est particulièrement présente dans les grands marchés, ceux qui se chiffrent en milliards de dollars ou éventuellement en centaines de millions. C’est là que les dégâts pour l’économie nationale sont énormes et c’est surtout dans ces marchés que vous devriez aller fourrer votre nez. Je vous fournirai plus loin quelques pistes à explorer.

La seconde constatation que l’on peut faire à la lecture de ce qui a été publié dans la presse est que la progéniture de certains responsables est également « dans le coup ». Là aussi, on doit vous dire bravo, car vous avez ainsi mis au jour une évidence, dont on ne voulait pas prendre conscience jusque-là , pour je ne sais trop quelle raison. Mais alors, ne vous arrêtez pas en si bon chemin. Intéressez-vous aux activités de certaines autres progénitures, bien connues à Alger, qui possèdent une double nationalité et qui résident à l’étranger. Vous découvrirez, Messieurs les enquêteurs, que nombre de contrats passés par Sonatrach l’ont été grâce à l’entregent de ces enfants et grâce à l’assistance de papa qui, lui, occupe de hautes fonctions dans l’appareil économique algérien. Ma troisième remarque porte sur le niveau de responsabilité des personnes soupçonnées d’avoir perçu des pots-de-vin. Ce sont, certes, les plus hauts cadres de la compagnie nationale des pétroles, mais pensez-vous sincèrement, Messieurs les enquêteurs, que ces cadres ont agi seuls ?

Pensez-vous vraiment qu’ils ont pris seuls le risque de briser leur carrière professionnelle, leur vie familiale et leur avenir, sachant par avance que s’ils étaient découverts, ils passeraient de longues années en prison ? Imaginez-vous un instant qu’ils n’ont pas pris auparavant la « précaution » de solliciter la protection de responsables autrement plus importants, tant au sein du pouvoir politique que du pouvoir militaire ? Une telle protection se paye évidemment en monnaie sonnante et trébuchante. Ne croyez-vous pas que ces cadres ne sont en réalité que des seconds couteaux, des acteurs agissant pour le compte de parrains autrement plus puissants ? Je suis pour ma part convaincu – je suis certain qu’au fond de vous-mêmes vous l’êtes aussi – que ce serait plutôt à la demande et pour le compte de certains puissants du régime que ces cadres ont fait ce qu’ils ont fait, et qu’ils se sont, bien entendu, servis au passage. Encore une fois, ceci ne diminue en rien leur niveau de culpabilité, puisque même s’ils n’avaient rien pris au passage, ils n’en seraient pas moins coupables de corruption en bande organisée. Ce qui me gêne, à vrai dire, c’est que vous n’ayez découvert qu’une partie infime des malversations qui caractérisent le secteur pétrolier algérien. Tout se passe comme si on vous avait demandé de ne pas porter vos investigations vers la partie immergée de l’iceberg.

Ce qui me gêne c’est de constater, encore une fois, que les très hauts responsables politiques et militaires algériens semblent être immunisés contre toute tentative de corruption, qu’ils ne sont ni corrompus ni corrupteurs, qu’ils sont blancs comme neige, comme si la corruption s’arrêtait au dernier étage de la technocratie. La situation présente ressemble étrangement à celle de l’affaire Khalifa où les malversations révélées n’avaient atteint que le poste de gouverneur de la Banque centrale ; au-delà , il n’y en avait pas. Elle est aussi identique à celle de l’affaire BRC où le plus haut responsable inculpé était le président-directeur général de l’entreprise et dans laquelle, au-delà de ce niveau, tout le monde était net et propre. Au risque de me répéter, je suis obligé de constater qu’il y a quelque chose qui cloche : ces investigations et ces inculpations qui s’arrêtent à un certain niveau de responsabilité ne sont pas le fruit du hasard. Il y a, visiblement en coulisses, des forces occultes qui agissent et qui décident de stopper les recherches à un certain point, une fois qu’elles ont atteint le but qu’elles visaient. Même quand, comme dans l’affaire Khalifa, un ministre admet devant un tribunal une part de responsabilité dans le scandale ou que le secrétaire général de l’UGTA dit assumer certains actes de mauvaise gestion qui en sont en partie la cause, l’establishment fait comme s’il n’avait pas entendu ces déclarations.

Messieurs les enquêteurs,

J’ai signalé au début de mon écrit que c’est par la presse que nous citoyens avons été informés de ce scandale. J’aurai dû dire – ce que vous avez certainement constaté tout comme moi – qu’il ne s’agissait, en réalité, que d’une partie de la presse. A l’exception de trois ou quatre journaux arabophones et francophones qui ont publié des dossiers bien documentés sur l’affaire, les autres n’ont fait que reprendre ce que leurs confrères avaient déjà porté à la connaissance de leurs lecteurs. Et ce, quelques jours plus tard seulement, comme s’ils attendaient un feu vert de quelque part. C’est là l’autre bizarrerie que l’on relève dans ce grand déballage. Est-ce à dire que certains journalistes, exerçant dans certains titres, ont de grandes capacités d’investigation que leurs collègues n’ont pas ? Ou alors, ont-ils leurs sources d’information auprès de certains services – dont le vôtre notamment, Messieurs les enquêteurs, puisque ce sont les résultats de votre travail qui nous ont été révélés – que les autres ne possèdent pas ? Ou plutôt – autre hypothèse – « on » a fait fuiter que vers certains les informations que l’« on » voulait porter sur la place publique ? C’est là aussi que le bât blesse. Vous n’êtes pas sans savoir, ce que savent d’ailleurs tous les Algériens qui s’intéressent à la vie politique de leur pays, qu’au sein du régime algérien existent des clans qui sont en affrontement quasi permanent pour le pouvoir, chacun essayant d’augmenter et de pérenniser le sien. C’est pourquoi la bizarrerie que nous venons de signaler, ainsi que celle qui veut que les investigations s’arrêtent à un certain niveau, prennent une autre dimension. On a la nette impression que derrière l’avalanche d’informations qui nous est fournie par la presse, il y a un règlement de comptes. Cette sensation de règlement de comptes est d’autant plus perceptible que l’on nous dit donc que ce serait sur injonction du président de la République que ces investigations ont été conduites. Vous n’êtes pas sans savoir que le président de la République et son entourage sont partie prenante dans cette lutte pour le pouvoir.

On constate, en outre, que les personnes impliquées dans cette affaire, aussi bien celles qui ont été arrêtées ou mises sous contrôle judiciaire, que celle dont le « processus vital » a été engagé, comme l’a si bien dit un journaliste de renom, font toutes partie du clan présidentiel. Doit-on en conclure que le président veut faire le ménage dans la maison, nettoyer les écuries d’Augias, même si cela devait se faire à son « détriment » ? Ce serait alors tout à son honneur. Quand on sait cependant comment certaines affaires ont été étouffées, comment a été dissoute BRC dès que le scandale a pris des proportions qui risquaient de porter atteinte aux puissants du régime, je ne peux m’empêcher de poser la question suivante : pourquoi Abdelaziz Bouteflika s’est-il ainsi « tiré une balle dans le pied », comme on dit en langage courant A-t-il été poussé vers cette alternative par de puissantes forces occultes ? Ou bien alors a-t-il voulu, par une telle décision, protéger d’autres personnes de son entourage, plus importantes à ses yeux et plus chères à son cœur, quitte à en sacrifier certaines ? En tout cas, on ne peut que souhaiter d’assister plus souvent à des règlements de comptes de ce genre qui permettent de dévoiler des affaires de corruption. Le pays se débarrasserait ainsi du plus grand fléau social qui ronge la société algérienne qui éliminerait ainsi de ses rangs les brebis galeuses. Venons en maintenant, Messieurs les enquêteurs, aux pistes que je vous ai promises et sur lesquelles vous pourriez travailler. Vous y rencontrerez certainement du plus gros « gibier », vous y découvrirez des malversations autrement plus importantes que celles que vous avez mises au jour jusque-là et vous ramènerez très probablement dans vos filets de plus grosses prises.

1 - Intéressez-vous d’abord aux ventes de pétrole par Sonatrach. Vous constaterez que la compagnie nationale fait peu de ventes spot et que l’essentiel de ses ventes se fait à destination de quatre ou cinq clients seulement. Si vous allez fouiller un peu plus profondément, vous vous rendrez compte que derrière chacun de ces clients se trouve un membre du sérail, que ces « barons » ont leurs hommes de paille à Alger, mais aussi des « correspondants » auprès des bureaux de Londres ou de Houston de Sonatrach. Quand on sait que les ventes de pétrole de Sonatrach génèrent 60 à 70 milliards de dollars US par an, on ne peut qu’être frappés par le montant que représentent les commissions perçues par certains.

2 - Allez jeter un coup d’œil sur ce que l’on appelle le projet de gaz intégré de Gassi Touil, sur lequel Sonatrach était associée aux Espagnols de Repsol et de Gas Natural, un projet qui était estimé à 3,6 milliards de dollars US et qui devait être réalisé en deux à trois ans au maximum. Puis, voilà qu’il y a de cela quelque trois années, Sonatrach rompait ce contrat pour des raisons pas très nettes et décidait de réaliser le projet toute seule. Aujourd’hui, celui-ci a été saucissonné en deux parties :

a - une première partie portant sur la construction à Arzew d’un complexe de GNL, d’un coût estimé à 4,7 milliards de dollars US qui a été attribué à l’entreprise italienne Saipem. La presse algérienne de ces derniers temps a relevé que le nom de cette société revenait un peu trop souvent dans les projets de Sonatrach. Elle a de même traité, à deux ou trois reprises, de faits se rapportant à des contrats attribués à cette société qui devraient attirer votre curiosité. A signaler que Saipem a aussi décroché dans le courant de 2009 un nouveau contrat de 1,1 milliard d’euros et 30,45 milliards de dinars, portant sur la construction d’installations de production à Menzel Ledjmet Est.

b - une deuxième partie, concernant les installations de production sur le champ de Gassi Touil lui-même a fait l’objet d’un contrat attribué à Japan Gasoline (JGC). D’un montant de 1,5 milliard de dollars US, les travaux objet du contrat étaient censés débuter à la fin de 2009 et devraient durer 42 mois. Voici donc un projet qui devait coûter à l’origine 3,6 milliards de dollars US qui reviendra finalement à 6,2 milliards, soit 72% plus cher que prévu, qui devait se terminer dans le courant de cette année ou en 2011 au plus tard, mais qui, dans le meilleur des cas, ne sera achevé qu’en 2013. Cela ne vaudrait-il pas le coup de regarder de plus près ce qui se passe dans cette affaire ?

  • 3 - Un autre dossier devrait également attirer votre attention. Il s’agit du projet dit d’El Merk, monté en association entre Sonatrach et Anadarko qui porte sur la construction d’un gros hub de production par lequel devrait transiter le pétrole brut en provenance d’une myriade de champs situés tout autour du point central d’El Merk. Dans une première phase, ce projet avait été attribué de gré à gré à BRC, avant qu’il ne soit mis fin au contrat après la dissolution de cette entreprise. Ce projet a été, lui aussi, saucissonné en deux parties, dont la plus importante a été confiée à SNC Lavalin, dans le cadre d’un contrat en trois phases. La première tranche coûtera à elle seule 1,1 milliard de dollars US, tandis que le projet global reviendra probablement à plus de 3 milliards de dollars. Quel « Monsieur J’sais tout » que cette entreprise qui, par ailleurs, se trouve toujours bien placée dans les appels d’offres de projets algériens et de plus en plus dans ceux de la Sonatrach ! Après s’être fait connaître en Algérie par la construction de Houbel et de Riadh El Feth, elle s’était lancée en 2005 dans la construction d’une station de traitement et d’une station de pompage dans le cadre du projet de transfert d’eau de Taksebt pour un montant de 750 millions de dollars canadiens. Voilà qu’aujourd’hui, SNC Lavalin s’engage dans la réalisation d’installations de production de pétrole assez complexes, mais aussi dans des projets d’urbanisme. Le montant du contrat qui lui a été attribué pour les études, le suivi, le contrôle et la coordination des travaux de construction de la ville de Hassi Messaoud, s’élève à un peu plus de 500 millions de dollars.
  • 4 - Autre piste que je vous signale, celle portant sur la construction à Arzew d’une usine de production d’ammoniac et d’urée, une affaire d’un montant de 1,6 milliard de dollars attribuée à Orascom, via la création d’une joint-venture constituée pour l’occasion avec Sonatrach. Voici encore une entreprise du type « Monsieur J’sais tout ». Après la téléphonie mobile, la voilà qui entre dans le domaine de la pétrochimie, avec cependant un gros bémol à signaler. Au lendemain de la signature du contrat avec Sonatrach pour la réalisation de l’usine d’Arzew, Orascom s’est retournée vers une société d’engineering allemande de renom à laquelle elle a sous-traité pratiquement l’ensemble du projet, tout comme on la retrouve également sur le projet El Merk signalé plus haut. Vraiment Orascom sait tout faire, y compris acheter des cimenteries algériennes à un prix nettement inférieur à celui proposé par le cimentier français Lafarge, auquel elle revendait quelques semaines plus tard ces mêmes cimenteries avec un bénéfice de 600 à 700%. Quel est le secret de la réussite de l’entreprise égyptienne ? Réside-t-elle dans le sens des affaires de son PDG, Mohamed Ali Shorafa, ou dans le fait qu’il fut à une certaine époque directeur du protocole du cheikh Zayed Ibn El Nahyane, émir d’Abou Dhabi ? Ce ne sont là que quelques-uns des dossiers sur lesquels vous devriez, à mon avis, vous pencher, car il y en a encore beaucoup d’autres. Il y a tellement de choses à dire et à faire à propos de la corruption. Pour peu que l’on vous lâche la bride que l’on vous a mise au cou, je suis certain que vous parviendrez à des résultats qui dépassent de très loin les dizaines ou centaines de milliers de dollars de commissions que vous avez découvertes. Vous aurez alors rendu un service énorme à votre peuple et vous aurez débarrassé votre pays de cette gangrène qui la ronge. Bonne chance, Messieurs les enquêteurs du DRS.

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Fraternellement, Hocine Malti ex-vice président de Sonatrach

in El Watan le 30 janvier 2010