Lettre ouverte de Farid Esack aux Palestiniens : Un de nous est blessé... Mes chers sœurs et frères palestiniens,

mercredi 1er avril 2015

Mes chers sœurs et frères palestiniens,

Je suis arrivé dans votre pays, et j’y ai reconnu les ombres qui ont plané sur le mien. Mon pays a été, autrefois, un pays où certains s’imaginaient pouvoir construire leur sécurité au dépens de la sécurité d’autres personnes. Selon eux, leur peau plus claire et leurs origines européennes leur donnaient le droit de déposséder ceux à la peau plus noire qui vivaient dans le pays depuis des millénaires. Je viens d’un pays où un groupe de personnes, les Afrikaners, ont connu de réelles souffrances aux mains des Anglais. Ces Anglais les méprisaient et en ont emprisonné beaucoup dans des camps de concentration. Près d’un sixième de leur population a péri à l’époque.

Alors les Afrikaners ont dit, “Plus jamais !” Ils voulaient dire par là qu’il ne fallait plus jamais qu’on les fasse souffrir sans comprendre que leur humanité était liée à celle de tous autres humains. De leur douleur est née l’idée qu’ils étaient un peuple élu par Dieu pour vivre dans une Terre Promise. Et c’est ainsi qu’ils ont occupé cette terre, cette terre qui appartenait à d’autres, et qu’ils se sont construit leur sécurité aux dépens de la sécurité du peuple noir. Plus tard, ces Afrikaners se sont alliés aux descendants de leurs ennemis d’autrefois, ceux qu’on appelait « les Anglais ». Les nouveaux alliés, appelés maintenant simplement « les Blancs », se sont dressés contre les Noirs, qui ont du payer un terrible tribut : dépossédés, exploités et marginalisés par le racisme des Blancs qui s’est entremêlé avec les peurs des Afrikaners et l’idée du peuple élu. Et bien sûr, avec ce crime vieux comme le monde : la rapacité.

Je suis issu de l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid.

A mon arrivée dans votre pays, le sentiment du « déjà vu » était incontournable. Je suis frappé par les similitudes. Nous sommes tous en quelque sorte les enfants de notre histoire. Mais nous pouvons aussi choisir d’être touchés par les histoires des autres. Cette capacité est sans doute ce que nous appelons la moralité. Nous ne sommes pas toujours en mesure d’agir face à ce que nous voyons, mais nous avons toujours la liberté de voir, et d’être touchés.

Je viens d’un pays où des gens, au nom de la liberté, ont affronté des attaques au bulldozer, des tirs de fusil, de mitrailleuse et de gaz lacrymogènes. Nous avons résisté à une époque où résister n’était pas à la mode. Et maintenant que nous sommes libres, tout le monde affirme qu’ils ont toujours été avec nous. C’est un peu comme en Europe après la deuxième guerre mondiale. Pendant la guerre, les résistants étaient peu nombreux. Après, on ne trouvait plus un seul sympathisant des nazis, et la très grande majorité déclarait avoir toujours soutenu la résistance.

Je suis étonné de voir à quel point des gens tout à fait honnêtes et bien intentionnés par ailleurs se mettent à tergiverser dès qu’il est question d’Israël et des souffrances des Palestiniens. Voyant cela, je me pose des questions sur ce que nous entendons par honnêteté. L’objectivité, la modération, la capacité de voir les choses des deux côtés, tout ce qui marque la pensée honnêtes, n’ont-elles pas des limites ? La modération en présence d’une réelle injustice est-elle réellement de mise ? Les deux parties méritent-elles toujours le même traitement, par exemple dans une situation de violence conjugale - une femme battue par un homme qui avait lui-même subi des violences de son père il y a longtemps - parce l’homme aussi est une « victime » ?

Nous demandons au monde d’agir maintenant pour mettre fin à la dépossession des Palestiniens. Nous devons faire cesser leur humiliation quotidienne aux checkpoints, en finir avec la honte de ce Mur de l’Apartheid qui coupe les gens de leurs terres, de leur travail et de leur histoire, et lutter contre la torture, l’incarcération sans jugement et les assassinats ciblés de ceux qui osent résister. Notre humanité exige que chacun qui reconnaît le mal en son temps se dresse contre lui, même si ce n’est pas à la mode. Reconnaître et agir contre le mal, c’est réellement renforcer notre humanité. Devant l’oppression, la dépossession ou l’occupation, nous agissons pour que notre propre humanité ne soit pas diminuée par notre silence face à la dégradation d’autres membres de notre famille humaine. Si on vous dévalorise en tant qu’être humain, on me dévalorise aussi. En agissant pour vous défendre, je me défends aussi - je défends l’humain que je suis aujourd’hui, mais aussi mon humanité vulnérable de demain.

Parler de moralité, c’est parler de la capacité d’être touché par des intérêts au-delà de son appartenance ethnique, religieuse ou nationale. Quand notre vision du monde et nos relations avec les autres sont modelés par l’égocentrisme — vis à vis de notre religion, notre survie, notre sécurité ou notre ethnicité - alors, inéluctablement, nous en deviendrons tôt ou tard les victimes à notre tour. Quand les humains revendiquent « la réalité », ou la « realpolitik », comme des valeurs en soi, ils le font en général dans leur propre intérêt, même s’ils le justifient selon une logique fondée sur l’ethnicité. Ainsi, même si le but de votre action est d’obtenir du pétrole ou un avantage stratégique, vous la justifiez en invoquant la nécessité d’instaurer la démocratie. Ou encore, vous cherchez à justifier votre pratique de l’esclavage sous le prétexte rassurant que les victimes noires du système seraient peut-être mortes de faim si on les avait laissé en Afrique. Etre un humain, un vrai - être mensch - c’est autre chose.

C’est être capable de dépasser les intérêts particuliers et de comprendre que l’approfondissement de l’humanité est liée au bien de l’autre. Quand la ségrégation des humains devient un dogme et une idéologie, quand elle est imposée et mise en application par la loi, cela s’appelle l’apartheid. Quand certains sont privilégiés simplement parce qu’il sont nés dans un groupe ethnique donné et qu’ils exploitent leurs privilèges pour déposséder d’autres personnes et user de pratiques discriminatoires à leur encontre, cela s’appelle l’apartheid. Aussi réel que soit le traumatisme qui l’a engendré, aussi profonde que soit la croyance religieuse qui sous-tend le tout, cela s’appelle l’apartheid. Notre façon de répondre à notre propre souffrance et à l’indifférence ou la culpabilité du monde ne justifie jamais le fait de faire souffrir d’autres personnes ou de rester indifférent face au traumatisme qu’ils subissent. La ségrégation devient alors un principe qui permet d’ignorer l’existence de l’autre avec lequel nous partageons un espace de vie. Et il devient aussi le moyen de nier les souffrances et les humiliations subies par l’autre.

Nous ne nions en aucun cas les souffrances subies par les oppresseurs au cours de leur existence individuelle ou collective ; simplement, nous refusons l’idée que d’autres doivent en devenir les victimes par la suite. Nous refusons la manipulation de ces souffrances pour servir des intérêts politiques et expansionnistes. Nous n’acceptons pas de payer le prix de la dépossession parce qu’une puissance impérialiste a besoin d’un allié solide en cette partie du globe.

Pour les Sud-africains, s’exprimer sur la vie ou la mort du peuple palestinien, c’est aussi tenter de préserver notre idéal d’une société morale qui ne serait jamais complice de la souffrance des autres. Il existe bien sûr d’autres exemples d’oppression, de dépossession et de marginalisation dans le monde. Pourtant, aucun n’est aussi reconnaissable pour nous qui avons subi, survécu et finalement surmonté l’apartheid. Pour ceux d’entre nous qui avons vécu l’apartheid en Afrique du Sud et lutté pour nous libérer de ce régime et de tout ce qu’il représentait, la Palestine illustre à bien des égards ce qui reste inachevé dans notre lutte.

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Je suis donc venu ici, comme beaucoup d’autres qui ont participé à la lutte contre l’apartheid, et nous avons vu des choses qui nous rappellent ce que nous avons subi. L’Archevêque Desmond Tutu avait évidemment raison de dire à quel point la condition des Palestiniens lui rappelait ce qui nous était arrivé en Afrique du Sud, et de se demander : “Pourquoi avons-nous la mémoire si courte ? Les Juifs qui sont nos frères et sœurs ont-ils oublié leur propre humiliation ?” Pourtant, à plusieurs égards, ce que nous voyons ici dans votre pays est plus brutal encore, plus implacable et plus inhumain que tout ce que nous avons vécu pendant l’apartheid. En quelque sorte, mes frères et sœurs, je suis gêné de vous voir obligés d’utiliser ce mot qui était autrefois réservé à notre situation, afin d’attirer l’attention à la vôtre.

Les Blancs d’Afrique du Sud ont bien sûr essayé de contrôler les Noirs. Cependant, ils n’ont jamais tenté de nier l’existence même des Noirs, ni entretenu le fantasme de leur disparition pure et simple. Nous n’avons pas vécu une occupation militaire qui privait les occupés de tous leurs droits. Nous n’avons pas connu la barbarie multiforme de ces punitions collectives consistant à démolir les maisons et détruire les vergers appartenant aux familles de rebelles présumés, ni l’expulsion physique de ces familles.

Les tribunaux de l’apartheid en Afrique du Sud n’ont jamais légitimé la torture. Les Blancs sud-africains n’ont jamais eu carte blanche pour humilier les Sud-africains noirs comme les colons semblent l’avoir ici. Mêmes les pires fanatiques n’auraient jamais imaginé quelque chose d’aussi macabre que ce mur. Ni la police ni l’armée de l’apartheid n’a jamais tiré des missiles ou envoyé des bombes sur des cibles majoritairement civiles. Les Blancs en Afrique du Sud formaient une communauté stable qui, au bout de plusieurs siècles, a finalement du composer avec les Noirs (ne serait-ce que parce que leur économie en dépendait). L’idée sioniste qui fait d’Israël le lieu de rassemblement de tous les Juifs - anciens et nouveaux, convertis, reconvertis ou « régénérés » - est profondément problématique, car l’idée de tendre la main à son voisin n’y a aucune place. L’idée semble au contraire de se débarrasser de ses voisins - ce l’on appelle le nettoyage ethnique - et de les remplacer systématiquement par d’autres.

Au temps de notre résistance à l’apartheid, nous étions conscients de la contribution inestimable de la solidarité internationale à la lutte pour mettre fin à des siècles d’oppression. Aujourd’hui, nous n’avons d’autre choix que de contribuer à notre tour au combat des Palestiniens pour la liberté. Nous le faisons en ayant pleinement conscience que votre liberté contribuera aussi à la liberté de bien des Juifs de réaliser pleinement leur humanité, tout comme la fin de l’apartheid a rendu cette même liberté aux Blancs d’Afrique du Sud. Au plus fort de notre combat pour la liberté, nous n’avons jamais cessé de rappeler à notre peuple que notre combat était aussi un combat pour la libération des Blancs. L’apartheid diminuait les Blancs dans leur humanité tout comme l’injustice envers les femmes diminue l’humanité des hommes. C’est la libération qui permet à l’oppresseur de reconquérir son humanité, et Israël ne fait pas exception à cet égard.

Lors des rassemblements publics pendant le combat pour la liberté en Afrique du Sud, l’orateur du moment lançait souvent « Un de nous est blessé... » et la foule répondait « ...Nous sommes tous blessés ! ». A l’époque, pour nous, la portée de cette phrase était quelque peu limitée, et peut-être en sera-t-il toujours ainsi. Mais ce que nous savons, c’est que la blessure infligée au peuple palestinien est une blessure pour nous tous. Inéluctablement, une blessure infligée à autrui revient hanter l’agresseur. Il est impossible d’arracher la peau d’un autre humain sans porter atteinte en même temps à sa propre humanité. Face à cette monstruosité, ce Mur de l’apartheid, nous vous offrons autre chose - notre solidarité avec le peuple palestinien. Nous vous déclarons notre engagement à vos côtés dans votre combat pour mettre fin à la ségrégation, pour surmonter l’injustice et pour venir à bout de la rapacité, la division et l’exploitation.

Nous avons vu que nos opprimés de hier - en Afrique du Sud pendant l’apartheid et en Israël aujourd’hui - peuvent devenir les oppresseurs d’aujourd’hui. Nous sommes donc à vos côtés pour réaliser votre rêve de créer une société où tous, de toutes origines ethniques et de toutes religions, vivront libres et égaux.

Nous continuons à nous inspirer des paroles de Nelson Mandela, père de notre nation et héros du peuple palestinien. En 1964, il a été jugé coupable de trahison et condamné à mort. Il s’est tourné vers les juges et leur a dit : « J’ai lutté contre la domination des blancs, et j’ai lutté contre la domination des noirs. J’ai chéri l’idéal d’une société libre et démocratique dans laquelle tout le monde vivrait en harmonie et avec les mêmes chances. C’est un idéal pour lequel j’espère vivre. Mais, s’il le faut, c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir ».

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Farid Esack

30.03.15

in Aurdip

Texte original : Farid Esack : Open Letter to the Palestinian People - mai 2009
Traduit en français par Ilona Bossanyi

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Lettre ouverte aux Palestiniens de Farid Esack