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Protection et exploitation rationnelle de notre patrimoine naturel : une urgence nationale !

samedi 3 décembre 2022

OPINION

Par Mahmoud Chabane
Agronome

Dans une précédente contribution publiée par le Quotidien d’Oran dans son édition du 16 juillet 2020 sous le titre « La décolonisation de notre agriculture : un acte majeur de souveraineté nationale », j’avais énoncé que « la mère des batailles à mener reste incontestablement l’indépendance alimentaire qui passe nécessairement par la décolonisation de notre agriculture trop dépendante des importations d’intrants … Cette bataille est à la portée du pays pourvu qu’elle soit déclarée cause nationale… »

Aussi, dans le prolongement de cette contribution, il m’est apparu utile de traiter la question centrale de la protection et de l’exploitation rationnelle de notre potentiel de productions agricoles (animale et végétale) contre les prédations et les détournements de vocation de notre patrimoine foncier et de la ressource hydrique, qui reste d’actualité. C’est là, une question fortement préoccupante à plus d’un titre. Sinon, comment oser parler d’utilisation et d’exploitation rationnelle de nos potentialités agricoles pour réaliser notre indépendance alimentaire si les ressources naturelles (terre et eau principalement) que recèle notre pays sont détruites, bétonnées, insuffisamment travaillées et gaspillées ?

Notre pays qui a rejeté et combattu le colonialisme et payé le prix fort pour arracher son indépendance politique doit tout mettre en œuvre pour ne pas retomber dans les travées du néo-colonialisme rampant qui ne désarme point. Une seule voie s’impose alors ! Celle de réaliser notre indépendance alimentaire ! Pour ce faire, il est impératif de mettre tout en œuvre pour protéger et exploiter rationnellement nos ressources naturelles pour garantir l’alimentation de base à notre population. Il faut le dire haut et fort ! Ces missions relèvent en principe de la responsabilité de tout État de droits qui se doit d’être stratège, régulateur, préservateur de la chose publique et des richesses inaliénables de la Collectivité nationale.

Destruction et détournement de la vocation de ressources rares non renouvelables

Les actes de destruction, de dilapidation et les agressions perpétrés, au su et au vu de tous, à l’endroit de notre patrimoine naturel en général et plus particulièrement, la terre et l’eau, par une faune de prédateurs pendant les trente dernières années, outre le fait qu’ils grèvent notre potentiel de productions agricoles (végétale et animale) sont, et c’est le moins que l’on puisse dire, graves et interpellent sérieusement tout patriote qui a à cœur l’avenir de notre Algérie et le bien-être de ses habitants.

Pour apprécier correctement la situation actuelle et mesurer l’ampleur des conséquences générées par de tels actes qualifiables, à ne pas en douter, de criminels, il est nécessaire de remonter dans le temps pour donner des éléments probants, susceptibles d’apporter des éclairages utiles. Jusqu’en 1987, Il est important de le rappeler, les terres relevant du domaine de l’État ont été protégées par la Constitution de 1976, toujours en vigueur à cette date, qui stipulait que les terres relevant du domaine national de l’État sont insaisissables, inaliénables et imprescriptibles. Cet important patrimoine arraché de haute lutte par le peuple algérien (hormis les harkis et les collabos) aux colons sur lequel sont installés des domaines agricoles autogérés et des coopératives d’anciens moudjahidine a été travaillé, entretenu, développé et protégé (selon les moyens en place) par les travailleurs aidés en cela, par un environnement soucieux de défendre ce bien commun.

Dès l’été 1987, et contre toute attente, (le programme de redressement des DAS en cours, avait donné des résultats positifs palpables) les décideurs de l’époque avaient, en pleine ascension de ces unités de production agricole et en violation de la Constitution en vigueur, décidé de : mettre fin au mode d’exploitation des terres du domaine national de l’État attribuées aux DAS et de mettre en œuvre, de manière précipitée, l’opération de leur démantèlement et de leur éclatement en petits groupes d’ouvriers constitués sur des bases subjectives, à savoir, sur le principe de l’affinité et de la cooptation.

À préciser que cette opération, menée tambour battant bien avant la promulgation de la Loi 87.19 du 08 décembre 1987 déterminant le mode d’exploitation des terres agricoles du domaine national et fixant les droits et obligations des producteurs, a brisé définitivement le verrou que constituait le collectif des travailleurs des DAS qui avait empêché ceux qui se prenaient pour des héritiers légitimes des ex colons de s’approprier ces terres devenues propriété de l’ÉTAT, en vertu du décret présidentiel d’octobre 1962. Ces derniers avaient attendu en embuscade pendant 25 ans pour réaliser leur projet d’accaparement de cet important patrimoine naturel agricole.

C’est d’ailleurs dans le sillage de cette opération de démantèlement des DAS que les puissants et leurs serviteurs se sont accaparés, à titre individuel (autant dire à titre privatif), de meilleures parcelles de terre et ce, sous le regard hagard des désormais ex travailleurs, transformés comme par enchantement, en producteurs. Ces ouvriers, tétanisés et impuissants devant cette insupportable frustration voyaient que les terres qu’ils avaient protégées courageusement, entretenues, travaillées et irriguées de la sueur de leurs fronts durant 25 années, leur sont retirées pour être attribuées à des parachutés. C’était quelque part le remake de 1830 en…1987. Les listes des individus ayant bénéficié indûment des terres relevant du domaine de l’État publiées par la presse en 1990 sont à consulter car elles renseignent suffisamment sur les réelles motivations et les non-dits à l’origine du démantèlement des Domaines Agricoles Socialistes (DAS). 

Et comme : « un malheur ne vient jamais seul », les événements tragiques qui avaient ébranlé notre pays depuis la promulgation de la Loi sus citée (les événements d’Octobre 1988, la décennie rouge … ) avaient constitué un terreau sur lequel avaient prospéré la faune de prédateurs et de spéculateurs. Ces derniers ont détruit à jamais, à coups de bull et de bétonnières, des terres à haut potentiel de production, encouragés en cela, par la non mise en place des moyens juridiques, techniques, financiers et humains que requiert la protection de ce patrimoine commun, pourtant stipulée par la Constitution.

Pour s’en convaincre et mesurer les dégâts irréparables causés à notre précieux patrimoine agricole par ces prédateurs, il suffirait de visionner la carte des zones affectées par ces désastres avant et après 1987. Pour illustrer ce propos il y a lieu de citer, à titre d’exemple, la destruction et le détournement de vocation du périmètre irrigué, pourtant protégé, du Hamiz transformé durant les années 1990 en une immense et affreuse agglomération. À coups de bull et de bétoneuses, ces prédateurs ont, en quelques instants, réduit à néant les efforts consentis par l’État pour aménager ce périmètre irrigué d’importance stratégique appelé à approvisionner Alger et sa périphérie. Malheureusement, les exemples de ce type sont légion à travers notre pays balafré et dénaturé par ces prédateurs égoïstes, obnubilés par le profit immédiat.

Force est de reconnaitre aussi, que les ouvriers des ex DAS convertis en exploitants, individuels ou regroupés en EAC, fragilisés de par la taille des groupes et la divergence des intérêts, cèdent très souvent aux pressions administratives et agissements de ces « vautours » non concernés par le projet majeur de sécurité alimentaire.

Elément ayant concouru au déclenchement de l’alerte

Pour ma part et pour de très nombreux patriotes, je considère que l’élément déclencheur de cette action est lié aux dossiers des potentats de la bande de malfaiteurs actuellement en cours de jugement par les tribunaux. Une lecture et un examen attentifs des charges retenues à l’encontre des prévenus avaient révélé que la destruction et le détournement de vocation des terres n’ont pas été retenus comme charges contre aucun des prévenus, d’où était née l’idée d’effectuer des recherches pour tirer au clair cette question.

Je dois avouer que j’étais à mille lieues de penser que notre mère nourricière (la terre et l’eau) n’est protégée par aucune loi contre les actes de destruction et de détournement de vocation. Autrement dit, ces professionnels de la destruction et de détournement de la vocation des terres, aidés en cela par des commis véreux d’un État laxiste, peuvent continuer à assassiner notre mère nourricière et à faire prospérer leur bisness en toute impunité. Ces prédateurs n’avaient pas manqué de saisir ce « no man’s land » juridique, pour bétonner des terres agricoles en raison de la démobilisation des ouvriers des ex DAS convertis en exploitants, individuels ou regroupés en EAC.

Fragilisés de par la taille des groupes et les divergences des intérêts, le renouvellement générationnel (les travailleurs des années 60 avaient été mis en retraite) les nouveaux producteurs cèdent très souvent aux pressions administratives et agissements des prédateurs pour se désister au profit de ces derniers. Il est utile de rappeler que sous d’autres cieux, le traitement réservé à cette question de protection des terres agricoles, fait que les constructions en zones agricoles sont interdites et ce quel que soit le statut juridique des terres. Seules les constructions de bâtiments d’exploitation liés à l’activité de l’agriculteur peuvent, au terme d’une procédure réglementaire stricte, être autorisées.

Enoncé des principales considérations ayant dicté l’alerte

Les principaux éléments pris en compte pour déclencher l’alerte sont dictés par de multiples considérations d’ordre culturel, philosophique, historique, moral, socioéconomique, agronomique et géologique :

• Nos aïeux, à travers nos parents, nous ont enseigné et inculqué durablement que la terre ne nous appartient pas ; elle appartient à notre descendance de laquelle nous l’empruntons. Nous n’en sommes que les usufruitiers. Pour eux, une chose empruntée doit être restituée dans un meilleur état ; c’est même une question d’honneur ! Ils ont su sauvegarder, bichonner et tirer par le travail leur subside de cette terre nourricière. Hommage à nos aïeux ! Dommage pour nous !

• La guerre de libération nationale qui a mis fin au prix d’incommensurables sacrifices à 132 années du colonialisme barbare et destructeur qui avait frappé notre pays et permis de mettre fin à la spoliation de nos terres, nous engage individuellement et collectivement à défendre et à protéger ce précieux patrimoine commun contre toutes les formes de destruction et de détournement de vocation. Et c’est là, l’une des meilleures manières de les honorer et de leur rendre les hommages qu’ils méritent.

• La destruction inconsidérée de la biosphère et des écosystèmes par le capitalisme prédateur mondialisé, pratiquant la monoculture dévastatrice conjuguée à une démographie galopante font que la planète entière vit présentement à crédit avec des disparités insupportables entre les riches et les pauvres. La dépendance en produits alimentaires et en intrants agricoles de l’étranger, l’usage pernicieux et immoral de l’arme alimentaire par les puissances impérialistes menacent notre indépendance. Le changement climatique et la raréfaction de l’eau sans laquelle aucune vie (humaine, faune et flore) n’est possible sur terre, (deux facteurs limitants sur lesquels l’homme ne peut rien faire), font que les terres cultivables ne sont pas extensibles à volonté. Ces trois contraintes majeures qui frappent de plein fouet notre économie productive agricole rendent impératives la mise en place de mesures vigoureuses de protection et d’exploitation rationnelle de nos ressources naturelles (terre, eau, matériel végétal) et adaptées à chaque zone de production. Chaque mètre carré doit compter pour assurer la production de l’alimentation de base que la population est en droit, légitimement, d’attendre et freiner du mieux que nous pouvons, les exodes rural et agricole aux conséquences désastreuses.

• La terre est un organisme vivant comparable à un corps humain. Elle est, avec l’eau et l’air que nous respirons, notre mère nourricière qui se doit d’être respectée, aimée et protégée en signe de reconnaissance de ses bienfaits. Les sols à vocation agricole que la nature a mis des millions d’années pour les façonner en biotope et biosphère uniques en leur genre, nous permettent de vivre en harmonie avec la faune et la flore. C’est pourquoi ils ne peuvent moralement être l’objet d’outrage ou de crime contre la nature.

• Le spectacle effroyable qu’offrent au quotidien, au su et au vu de tous, que tout le monde condamne sans bouger le petit doigt, les horribles et dévastatrices constructions réalisées hors zones règlementées, souvent en plein vergers et périmètres irrigués (le cas du Hamiz transformé en méga espace du commerce informel mode « kaboulien » et pas que, est à ce titre, édifiant), doit nécessairement disparaitre à jamais pour laisser place aux productions agricoles (animale et végétale) dont notre pays a grandement besoin.

Principales actions à mettre en œuvre pour protéger nos ressources naturelles

La Constitution, de même que la Loi d’orientation agricole de 2008 en vigueur, stipulent clairement que l’État assure l’utilisation rationnelle et protège les terres et également le domaine public hydraulique.

C’est là, une évidence et une des missions régaliennes de l’État. Traduire concrètement ces dispositions constitutionnelles, suppose de fait, l’élaboration et la mise en œuvre d’une batterie de mesures ; juridiques et réglementaires, techniques et économiques à articuler autour des axes suivants :

• Lutte contre toutes les formes de destruction et de détournement de la vocation de ce patrimoine commun (sol et eau). Cette action primordiale passe indéniablement par la promulgation de toute urgence, de l’arsenal juridique et réglementaire qu’elle requiert de manière à mettre fin à l’impunité dont avaient bénéficié jusque-là les prédateurs, les spéculateurs et les destructeurs de ce patrimoine. Il est indéniable que l’éloignement définitif de ces malfaiteurs passe nécessairement et objectivement par la qualification de crime, tout acte de destruction, de détournement de vocation et de destination du foncier, ainsi que de la ressource en eau. Cela doit d’être accompagné, par la poursuite et la condamnation à de lourdes peines et d’amendes, tout auteur de ces crimes. Il est aussi attendu, un durcissement des procédures de déclassement des terres et de l’eau, actuellement en vigueur.

• Prendre les mesures règlementaires et administratives pour exiger la restitution des terres agricoles relevant du domaine privé de l’État accaparées illégalement ou cédées en violation des lois régissant les modes d’exploitation de ce domaine.

• Mettre en place des mesures appropriées de protection des zones touchées par les phénomènes d’érosion (éolienne et pluviale) et des actes de stérilisation des sols, de pollutions de la ressource hydrique et d’incendies, à travers des programmes de développement socioéconomiques adaptés à chaque zone à protéger. C’est dans ce cadre que les actions suivantes doivent être engagées sur le terrain : la relance du barrage vert pour freiner l’érosion éolienne qui touche les zones de parcours, la steppe et la chaine de l’Atlas saharien, la reforestation sylvicole et arboricole de l’Atlas tellien, la mise en place de techniques culturales éprouvées pour lutter contre la stérilisation des sols, les pollutions de la ressource hydrique et les incendies.

• La mobilisation de l’ensemble des compétences nationales et des moyens scientifiques, techniques et technologiques pour élaborer l’atlas des potentialités agricoles et hydriques nationales en vue de leur exploitation rationnelle dans le cadre d’un plan de production national qui prendra en compte la vocation de chaque écosystème et des objectifs stratégiques visés par la politique agricole du pays.

• L’implication de l’ensemble des citoyens qui ont à cœur la protection de notre patrimoine commun et la condamnation à de lourdes peines et d’amendes des auteurs de destruction et de détournement de vocation des terres et de la ressource hydrique.

En conclusion, il est aisé d’affirmer que la reconstruction de notre Algérie authentique, digne, fière et généreuse pour laquelle de braves patriotes ont consenti le sacrifice suprême pour la libérer du joug colonial français et dont nous rêvons en notre for intérieur, est à ce prix. Tuer la terre est assimilable à un crime contre la nature. Et la promulgation (sous le sceau de l’urgence absolue) de la batterie de lois et textes réglementaires subséquents constitue, à notre humble avis, la pierre angulaire de l’édifice prévu par l’article 19 de la Constitution en vigueur, pour protéger notre patrimoine agricole.