Questions démocratiques (1)

samedi 6 août 2016
par  Alger republicain

La question de la défense des libertés démocratiques s’est posée ces dernières semaines sous un jour reflétant les contradictions socio-politiques qui traversent la société et les conflits internes du régime qui en est d’une certaine façon l’émanation indirecte.

Au centre de cette question, l’arrestation et le procès d’éléments du monde médiatique, le respect ou le piétinement des règles de procédure par les organes de l’Etat, le droit ou l’interdiction de magnats du monde des affaires à étendre leur emprise sur la presse.

D’un côté, le gouvernement qui use des artifices de la loi pour faire taire ceux qui s’attaquent nommément à des personnalités marquantes du régime. De l’autre des citoyens, des lecteurs indignés par ce qui leur paraît attentatoire à la liberté d’expression, au droit à l’existence de leur journal préféré, à tort ou à raison. Beaucoup de confusions et de manipulations aussi liées aux luttes des clans qui se déchirent depuis des années au sein du régime pour la prééminence dans la prise de décision et le repartage du patrimoine national, pétrole, terres, devises, etc. Les diatribes échangées par le biais de certains journaux ou médias offshore privés liés à tel ou tel groupes de la nouvelle bourgeoisie - que beaucoup qualifient de « mafia politico-financière » comme si la bourgeoisie ne pouvait être que le fruit idyllique et respectable du jeu pur des lois de la concurrence loyale - jettent le flou sur la la question du contenu des libertés démocratiques. A qui profitent les quelques marges de libertés formelles arrachées ou cette démocratie de façade octroyée depuis un peu plus de deux décennies, quels intérêts de groupes économiques et sociaux servent-elles ?

L’affaire de la chaine de télévision KBC, appartenant au groupe Al-Khabar a commencé par l’arrestation le 21 juin de deux de ses animateurs, Mehdi Benaïssa et Ryad Hartouf, respectivement directeur général et directeur de production de NessProd, et de Nora Nedjaï, sous-directrice au ministère de la Culture poursuivie pour « abus de fonction », en fait pour avoir autorisé le tournage de la série « Nass stah » (« les gens d’en haut », ou littéralement « les gens de la terrasse »). Elle s’est conclue, après une détention préventive de quatre semaines, par la condamnation le 18 juillet, à une peine de six mois de prison avec sursis pour les deux premiers et d’un an avec sursis pour la troisième. Les inculpés et les citoyens qui se sont mobilisés pour exiger leur libération ont poussé des soupirs de soulagement, le climat d’arbitraire propre aux pratiques du régime ayant laissé craindre le pire, l’enfermement pour de longues années.

Dans cette affaire particulière ce qui inquiète n’est pas la répression en elle-même mais les artifices sous lesquels elle a été cette fois-ci enveloppée. D’aucuns s’attendaient à des poursuites pour fait d’opinion, en contradiction avec l’abrogation des délits de presse. Il n’en fut rien. En apparence la loi sur l’information a été respectée. Le régime a soigneusement choisi l’angle d’attaque. Le procès politique pour exercice des droits à la liberté d’expression n’a pas eu lieu. Les fameuses affaires de corruption qui ont fait l’objet de multiples Unes durant ces dernières années, le séisme qui a ébranlé des piliers internes du régime, n’ont pas pu ressurgir de façon incidente à l’occasion de ce procès. Evitant le piège d’un procès politique, le pouvoir n’avait pas l’intention de se laisser entraîner sur ce terrain et a manoeuvré en conséquence. Les animateurs de l’émission satirique ont été condamnés. Pas pour avoir traîné dans la boue de leur plateau de télévision des hommes du régime, pas pour avoir fait rire aux éclats leurs téléspectateurs aux dépens des personnalités décriées, objet direct d’un ciné-pusching-ball sans pitié, tels que le SG du FLN, le président du FCE ou l’ancien ministre de l’Energie, pour ne citer que les personnalités nommés depuis des années par des journaux pour leurs liens présumés dans des affaires de corruption. Mais pour des questions administratives relatives à une sorte d’outrepassement, assimilable à une action frauduleuse, des activités explicitement autorisées dans le registre de commerce de la société KBC. Bref il fut reproché au directeur de la société et au responsable de l’émission d’être sortis du cadre du « divertissement » pour empiéter sur un domaine qui ne figure pas dans l’objet de leur société. Le premier aura timidement mais vainement tenté de se défendre en faisant valoir qu’aucun juge n’est en mesure de séparer le politique du « divertissement ». Ses arguments n’ont pas fait le poids face au glaive pesant de la justice. L’affaire paraissant entendue, les avocats ont donné l’impression qu’ils ne voulaient pas trop politiser l’affaire, le sort de leurs clients étant en jeu. Ces derniers ont fait leur mea-culpa, arguant que n’étant pas juristes mais artistes ils ne pouvaient savoir s’ils avaient transgressé ou non la loi. La sous-directrice a plaidé sa bonne foi et fait valoir que l’autorisation qu’elle a accordée au tournage de l’émission n’était qu’une erreur involontaire, la seule erreur de toute sa longue carrière professionnelle irréprochable au service de l’Etat.

Le procès s’est donc terminé avec la sensation amère que les pressions subies par les prévenus, le risque encouru de moisir en prison pour délit de droit de commun, le sentiment de l’inutilité d’un combat face à une machine infernale, ont dicté des profils bas. Sans doute, comme nombre de journalistes ou de polémistes « introduits » qui, dans un passé maintenant lointain avaient déchiré à belles dents Betchine puis cru pouvoir rééditer sans risque leur fait d’arme avec Bouteflika, ont-ils commis l’erreur de croire ceux qui ont dû leur promettre une immunité grâce à la protection d’hommes haut placés, et après coup ont-ils réalisé avec effroi qu’ils auraient pu se retrouver abandonnés derrière les barreaux, n’eussent été la solidarité manifestée à leur égard et les calculs retors d’un régime maître dans l’art du contournement.

En résumé, le régime semble avoir renoncé aux attaques frontales qui le discréditent. Dans cette affaire il a opté pour des méthodes répressives obliques basées sur l’exploitation de failles réelles ou imaginaires dans la gestion des entreprises médiatiques conduites par ses contestataires. Dieu sait comment les « failles » peuvent être facilement inventées en Algérie. Qui ne sait combien les tenants de la décision étatique ont toute latitude de persécuter leurs contradicteurs sur des questions de procédure, vraies ou artificiellement créées « sur mesure ». Les lois sont souvent formulées de façon à leur permettre de les interpréter selon leur bon vouloir du moment, de frapper fort là où l’on s’y attend le moins, sans que leurs victimes puissent se défendre sur les bancs du tribunal, le fait du prince étant la loi suprême du système.

Bien sûr, les tenants de l’arbitraire soutiendront avec mauvaise foi que le citoyen peut casser un jugement. Il peut exercer son droit au recours en allant jusqu’à la Cour suprême ou au Conseil d’Etat. Entretemps les « contrevenants » à leur ordre croupissent en prison à titre « préventif » durant des mois ou des années, bien qu’ils ne représentent aucune menace pour la société ou la sécurité du pays. Ils seront même « blanchis » par un jugement concluant à un non-lieu. Des exemples de ce genre se sont comptés par milliers depuis la première vague d’arrestations lancée contre les cadres des entreprises publiques par Chadli au début des années 1980. Certains seront repêchés par une nomination à de hautes fonctions. Ils l’acceptent avec d’autant plus d’enthousiasme que la promotion représente à leurs yeux la preuve publique de leur innocence, une sorte de réparation judiciaire morale. Nombre d’entre eux rentre dans le rang.

L’usage très fréquent de la détention préventive, usage que contestent fortement les avocats, hantera tout le monde tant que celui qui la décide n’aura de compte à rendre à personne. Et cette hantise sème les germes de futures révoltes quand des voix officielles invitent à s’abstenir de critiquer des décisions de justice, sous peine de poursuite*. Si le respect de cette règle est normal dans les affaires criminelles ou les contentieux entre personnes, le citoyen ne comprend pas pourquoi il devrait se taire quand il est embastillé pour des questions politiques ou pour fait d’exercice du droit de grève, de réunion pacifique, etc., qui ne remettent pas en cause le caractère républicain de l’Etat. En somme, si le citoyen plie sous les coups de semonce, il devra se résigner à vivre sous le régime de la double peine, voire de la triple peine si en plus il doit se forcer à entonner un chant à la gloire de l’indépendance supposée de la justice.
Tout le monde applaudira fort à l’indépendance de la justice ** le jour ou un magistrat se sera auto-saisi de cas de gros bonnets de la corruption ou d’abus de pouvoir des responsables.
Ce que certains n’ont pas l’air d’avoir compris c’est que l’ère du recours persistant à de telles méthodes est révolue.

Kader Badereddine

25 juillet 2016

 une sentence de la justice doit être respectée et jamais commentée » de l’avis des hommes de loi (…) le syndicat national des magistrats n’apprécie en effet point les « attaques » dont fait objet le pouvoir judiciaire et met en garde ses auteurs contre d’éventuelles poursuites judiciaires … (Il) qualifie les déclarations et articles publiés par certaines parties … « d’ingérence flagrante » dans le travail de la justice et « d’outrage » à l’encontre des membres du pouvoir judiciaire. « Il s’agit là d’actes criminalisés par la loi ». ElMoudjahid du 19 juillet 2016.

** Pour autant que cette indépendance puisse vraiment exister dans les sociétés dominées par le règne de l’argent et les préjugés sécrétés par les inégalités de toutes sortes.