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Sid Ahmed Ghozali : « Nous ne sommes pas sortis de l’ère néocoloniale »

lundi 22 octobre 2012

Comment analysez-vous la crise dont la bande saharo-sahélienne est aujourd’hui le théâtre ? Craignez-vous les conséquences, sur l’Algérie, de l’occupation du nord du Mali par les groupes islamistes armés ? Que pensez-vous du scénario d’une intervention militaire internationale appuyée par la France et les États-Unis ?

Sid Ahmed Ghozali. Depuis des mois, le cœur des Algériens est en Tunisie, en Égypte, en ­Libye, en Syrie. Ils sont très préoccupés par les ­événements survenus dans ces pays, mais ils ne se rendent pas compte que le feu est chez nous. Ce qui se passe au Mali concerne directement et très sérieusement l’Algérie. Le pouvoir, dans son aveuglement, prive la population de l’information nécessaire à la compréhension de ces événements qui font peser une menace sur l’intégrité du territoire. Le Mali est un pays voisin. Les parties impliquées dans ce conflit circulent de part et d’autre de la frontière, aussi bien al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi), qui est né en Algérie, que les Touaregs. Et ­certaines vieilles idées autrefois véhiculées par l’administration coloniale n’ont pas tout à fait disparu.

Accusez-vous Paris de vouloir ressusciter, à la faveur de cette crise, le vieux projet d’Organisation commune des régions sahariennes ?

Sid Ahmed Ghozali. Tout ce que je peux dire, sans faire de procès d’intention à quiconque, c’est que ce projet fut, pendant la période coloniale, très sérieusement envisagé. L’Organisation commune des régions sahariennes, sous des prétextes économiques, visait en fait à étayer l’idée de partition de l’Algérie. La puissance colonisatrice a tenté d’avancer l’idée du Sahara comme « mer intérieure », pour appâter les voisins : le Maroc, la Tunisie, le Mali, le Niger. On suggérait ainsi que les richesses du Sahara algérien étaient communes. Cette idée a même séduit certains de nos frères, qui nous avaient soutenus pendant la guerre de libération. Les négociations ont été bloquées, la guerre a duré deux ans de plus à cause du Sahara. Elles n’ont repris leur cours que lorsque de Gaulle, un ­certain mois de novembre 1961, a reconnu que la souveraineté serait valable sur l’ensemble du territoire algérien. Qui nous dit que cette idée ancienne, qui a longtemps mijoté dans les esprits, a totalement disparu ?

Estimez-vous que le potentiel pétrolier et uranifère du nord Mali soit l’un des facteurs de la déstabilisation de la région ?

Sid Ahmed Ghozali. Certainement. Les richesses du sous-sol aiguisent les appétits, ici comme ailleurs. À travers toute la planète, les puissants cherchent sans relâche, par d’autres moyens que par le passé, à piller les richesses des pays les plus fragiles.

Pensez-vous qu’une intervention de la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest, appuyée par la France, soit de nature à résoudre cette crise, à déloger Aqmi du nord du Mali ?

Sid Ahmed Ghozali. Aqmi n’est pas l’origine principale du problème. Aqmi, comme tous les mouvements extrémistes religieux, exploite des situations de dégradation économique, sociale, politique. Voilà le terreau sur lequel prospèrent ces groupes armés. Tant que l’on ne résoudra pas les problèmes de fond, tant qu’il n’y aura pas dans ces pays, y compris le nôtre, des pouvoirs légitimes, ces pouvoirs seront tentés d’aller chercher la protection des puissances occidentales. Or rien ne se donne pour rien. Rien n’est gratuit : les puissances occidentales utilisent cette dépendance pour continuer à accaparer les richesses. La solution repose sur un changement radical, que je ne suspecte pas du tout pour l’instant, dans les visées occidentales, et sur un changement radical à l’intérieur de nos pays.

Quel regard portez-vous sur ce que l’on a appelé les printemps arabes ?

Sid Ahmed Ghozali. Il y a chez les populations et chez les opposants sincères, dans ces pays, une sorte d’occultation du cas algérien. Or s’ils ­relisaient ce qui s’est passé dans notre pays en octobre 1988 et après, ils auraient une sorte de projection anticipée de ce qui se passera chez eux dans les années qui viennent. À une échelle plus globale, il convient de s’interroger sur les visées des Occidentaux. En juin 2009, au Caire, Barack Obama promettait d’établir des rapports nouveaux avec la sphère arabo-musulmane. Finalement, il a adopté une position très timide sur la question palestinienne. Et la promesse de rapports nouveaux n’a pas trouvé la traduction que nous espérions tous. On aurait pu penser que les puissances occidentales sortiraient de la ­séquence néocoloniale, caractérisée par une domination indirecte des peuples par gouvernements locaux interposés, pour se dire que leurs propres intérêts étaient dans la démocratisation, dans des gouvernances transparentes dans nos pays. Or cette rupture ne s’est pas du tout produite. Nous ne sommes pas sortis de l’ère néocoloniale. Les rares réformes intervenues sont cosmétiques. On continue à ordonner aux gouvernements de tenir leurs populations.

Croyez-vous que la montée de l’islamisme, qui a acquis une certaine hégémonie culturelle dans le monde arabe, est utile à ce statu quo pour empêcher d’authentiques réformes démocratiques ?

Sid Ahmed Ghozali. C’est évident. Je n’ignore pas la réalité de ce que l’on appelle l’islamisme politique. Mais il a été utilisé, instrumentalisé. Aussi bien par les Occidentaux que par les gouvernements despotiques locaux. En Europe, aux États-Unis, l’islamisme est brandi comme un épouvantail pour justifier les expéditions militaires. Ce fut le cas en Irak, où le véritable enjeu, on le sait, était le contrôle du pétrole.

Dans ce contexte difficile, quel chemin peuvent emprunter les partisans d’un projet de société moderniste et démocratique sur la rive sud de la Méditerranée ?

Sid Ahmed Ghozali. Il n’y a pas trente-six chemins. Il existe un chemin réformiste, qui implique une prise de conscience, un engagement résolu pour la modernisation au sein du pouvoir dominant. Mais nous sommes handicapés, en Algérie, par l’archaïsme et l’inefficacité de nos institutions. Les lois ne sont pas respectées. Nous imaginons pouvoir faire marcher une société en donnant des ordres, en infantilisant le peuple. Or une société ne fonctionne pas avec des ordres ­venus d’en haut. Enfin, ceux qui gouvernent le font dans l’irresponsabilité et l’impunité. Les vrais décideurs, ceux que l’on ne voit jamais, les membres de ce gouvernement occulte, sont intimement convaincus qu’ils n’auront jamais de comptes à rendre. La conséquence ? Ils se condamnent eux-mêmes à prendre de mauvaises décisions. C’est ainsi que depuis vingt ans, trente ans, nous accumulons les mauvaises décisions, créant des problèmes insolubles. Ce refus des piliers les plus élémentaires de toute institution moderne, sans même parler de démocratie, nous condamne au deuxième type de changement : le changement dans le désordre.

Et sur le plan économique, comment jugez-vous le bilan de la conversion du pays au libéralisme depuis les années quatre-vingt ?

Sid Ahmed Ghozali. C’est un bilan très négatif. Ma génération porte, ici, sa part de responsabilité. Mais ce terme de libéral est trompeur. On veut croire que l’Algérie est passée d’un système ­bureaucratique, centraliste, à un système libéral. C’est faux. Comme ministre des Finances, j’ai assisté au passage d’un ­socialisme ­hypocrite à un libéralisme honteux. Nous nous ­réclamions du socialisme mais, en réalité, nous avons bâti, au lendemain de l’indépendance, une économie bureaucratique. Puis nous sommes passés au libéralisme honteux : nous voulions être libéraux, mais nous avions honte de l’assumer. Nous sommes donc restés dans un système incohérent. Tout en continuant à piétiner les libertés. L’économie de marché est basée sur la liberté d’entreprendre et sur la concurrence. Or ni l’une ni l’autre n’existent en Algérie. Nous nous sommes contentés de remplacer les monopoles publics par des monopoles privés pour distribuer des prébendes.

Quelle analyse faites-vous du bilan des années Bouteflika ?

Sid Ahmed Ghozali. J’ai été l’un des opposants les plus fermes à la politique de Bouteflika. Mais j’ai toujours considéré que le problème ne pouvait se résumer à sa personne. On braque les projecteurs sur Bouteflika pour détourner l’attention du vrai problème, le système. Ce pouvoir est en place depuis la mort de Boumediene, quand la légitimité dite révolutionnaire, historique, s’est muée insensiblement en légitimité militaire, puis, dans un second temps, en légitimité sécuritaire.

Qu’entendez-vous par légitimité sécuritaire ?

Sid Ahmed Ghozali. Boumediene, lui, a pris le pouvoir. Il ne l’a pas pris avec des pincettes. Il ne l’a pas pris au nom de la démocratie. C’est lui qui a créé la sécurité militaire, qui n’était rien d’autre qu’une police politique. Celle-ci avait un poids dans les décisions, mais un poids relatif, car elle était placée sous la tutelle d’un chef politique et militaire, Boumediene. Lorsqu’il est décédé, sans successeur, on a basculé vers un pouvoir autoritaire et opaque. Bien sûr, il n’est écrit nulle part que ce sont les services de sécurité qui nomment les fonctionnaires de l’État jusqu’au plus haut niveau. Mais la réalité, c’est que pour nommer un ministre, un administrateur, le dossier doit passer par les services de sécurité.

Vous-même, alors, avez été désigné avec l’aval de ces mêmes services de sécurité...

Sid Ahmed Ghozali. Oui. Est-ce que cela crée une contradiction dans ce que je dis ? J’ai toujours été nommé par les services de sécurité, sauf du temps de Boumediene, car c’était lui le ­patron. Moi-même, comme tous les autres, j’ai été nommé. Ce qui ne m’empêche pas d’expliquer comment fonctionne le système. Si vous comptez tous ceux qui travaillent officiellement pour les services, ceux qui travaillent avec eux officieusement, par peur, par intérêt, ou parce qu’ils savent à qui ils doivent leur nomination, vous découvrirez l’existence d’un parti clandestin de deux millions de membres.

Et ce système a évolué parce que les forces de l’argent, pratiquement nulles il y a trente ans, sont devenues tellement puissantes qu’elles en sont désormais partie prenante. C’est toute une oligarchie qui se perpétue avec un seul mot d’ordre : « À nous le pouvoir ; aux civils, à ceux qui apparaissent, la responsabilité. »

Ces dernières années, les cours des hydrocarbures ont permis d’assurer une forme toute relative de redistribution mais une chute de ces cours aurait des conséquences économiques et sociales explosives. Comment l’Algérie peut-elle sortir de cette dépendance économique absolue ?

Sid Ahmed Ghozali. Une telle explosion sociale liée à la chute des cours du pétrole s’est déjà produite. Au début des années 1980, le baril de pétrole est monté jusqu’à 41 dollars. Le gouvernement affirmait avoir désendetté le pays. En 1986, le baril a chuté à 11 dollars. L’Algérie s’est mise à emprunter pour acheter des produits alimentaires de base. La dette extérieure a ­explosé. C’est cela qui a conduit aux événements d’octobre 1988.

Aujourd’hui, nous ne sommes pas à l’abri d’un tel scénario. Nous vivons grâce à une richesse que nous n’avons pas produite. Nous ne faisons qu’exploiter une richesse que la nature met des millions de siècles à créer. Plus le pouvoir parle de diversification de l’économie, plus la part du pétrole dans le PIB augmente. Les hydrocarbures représentent aujourd’hui 98 ?% des exportations. Il n’est nul besoin d’être un expert en économie pour prévoir qu’un jour ou l’autre, ce dispositif se cassera la figure. Faute de vision d’avenir, de bonne gouvernance, de confiance dans le peuple, nous restons un pays sous-développé, alors que nous avons les potentialités économiques de la Californie et du Texas réunis. Au final, ce régime se caractérise par un gaspillage épouvantable de ressources matérielles et de potentialités humaines.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui