En souvenir de Abdelkader « El Fhaïmi » : L’homme au parcours exemplaire

dimanche 13 mars 2011

Abdelkader Alloula . « J’écris pour notre peuple avec une perspective fondamentale : son émancipation pleine et entière… Je veux lui apporter, avec mes modestes moyens et ma matière, des questions, des prétextes, des idées avec lesquels, tout en se divertissant, il trouvera matière et moyens de se ressourcer, de se valoriser pour se libérer et aller de l’avant ». ?Ainsi s’exprimait le « diseur en scène » arraché aux siens ? l’âge de 54 ans.

(…) ? « J’écris et je travaille », disait l’auteur de Ladjouad, « pour ceux qui travaillent et qui créent manuellement et intellectuellement dans ce pays, pour ceux qui, souvent de façon anonyme, construisent, édifient, inventent dans la perspective d’une société libre démocratique et socialiste ». [1]
(…)

L’œuvre alloulienne est aujourd’hui publiée et traduite en plusieurs langues. Maghrébins et Moyen-orientaux ont décrypté ses messages, sa mise en scène, la musicalité de ses textes, son travail sur la langue arabe dialectale et la théâtralisation de son verbe. Des mémoires et des thèses sur ce nouvel art du dire, du suggéré et du murmuré ont été soutenus par des jeunes qui n’ont ni approché ni connu Alloula, devenu malgré lui l’ambassadeur du théâtre algérien. Cela dit, la réflexion sur son travail est loin d’être achevée. (…)

Le fils de Ghazaouet, qui a longtemps vécu ? Oued Imbert, a fini par prendre racine ? Oran, en 1956. Très jeune, il entre dans la troupe El Chabab. De son premier succès, Les Captifs, d’après Plaute, signé ? l’âge de 23 ans, ? sa dernière création, une traduction libre de Goldoni, Arlequin valet des deux maîtres (1993), sa carrière compte de nombreux scripts – textes personnels ou adaptations – et des mises en scène par dizaines. Acteur, metteur en scène ou directeur de théâtre, l’homme de grande séduction, amical et sincère, le dramaturge résolu et mesuré, l’ami de cœur, indulgent et aimable, est resté jusqu’ ? la fin égal ? lui-même. ?

Ses pièces rendent compte d’une audace où se conjuguent originalité et liberté de ton. Avec un engagement artistique inséparable du combat politique, il s’imposait des défis : nouveauté des thèmes, vertige des formes et innovation créatrice.

Avant d’affirmer son style et de définir de nouvelles règles théâtrales, il a puisé chez les anciens (Ali Chérif, Bachtarzi, Ksentini…) et les contemporains (Rouiched, Kaki, Kateb …). Il emmagasina un savoir théâtral encyclopédique où se croisaient Brecht, Piscator, Tewfik El Hakim, Gorki, Goldoni ou Ionesco. Au centre de ses préoccupations : la représentation théâtrale, la non-linéarité, les personnages, vecteurs du dire, le travail sur la langue, le verbe au présent et les répliques épiques ou argotiques. Les premières pièces présentées en milieu rural telles El Meïda et El khobza annonçaient déj ? son style et ses préoccupations. Il disait ? son ami, M’hamed Djellid, que ses modèles étaient puisés de la vie de notre peuple. Et précisant sa pensée, il ajoutait : « C’est dans ces couches sociales les plus déshéritées que la société se reflète le mieux dans ses préoccupations, ses luttes, ses contradictions, ses valeurs et ses espoirs. C’est dans ces couches et par elles que notre société se saisit le mieux, qu’elle est la plus apparente, la plus présente et la plus dense » [2]. ?(…)

Ses héros lui ressemblent : Sid Ali l’écrivain public, Hô, Djelloul El Fhaymi, Allal le balayeur, Menouar le concierge, Rebouhi Habib, le syndicaliste qui s’occupe des animaux du zoo, Akli, le résistant devenu cuisinier, qui fait don de son squelette ? la science… Evoquer Djelloul, c’est évoquer Alloula en quête de rationalité, affrontant la bureaucratie. Dans ses œuvres, toutes sortes de silhouettes fantastiques courent, volent ou rampent. Les personnages de Alloula le prolongent. Tout comme la voix chaleureuse du meddah, Haïmour, qui envahit l’espace et ponctue le récit. Chez Alloula, la mise en scène, parfois fébrile, parfois déroutante, est en totale rupture avec la dramaturgie classique. ??

« Alloula continue, Alloula continué » ??

Il nous faut aujourd’hui dépasser les ressentiments et les positions d’hommage et aller vers l’essentiel : la réappropriation de son œuvre. « Le plus bel hommage que le théâtre algérien peut rendre au géant assassiné est de poursuivre son œuvre », écrivait Chérif Khaznadar, critique et historien du théâtre arabe. « Alloula continue, Alloula continué », poursuivra Benamar Médiene ? propos de la puissance dramatique de l’œuvre et de son extension vers l’extérieur. Le moment est venu de faire renaître l’œuvre du grand dramaturge, « figure proéminente du théâtre arabe », dixit un ministre égyptien de la culture [3]. L’œuvre, sous l’éclairage moyen-oriental ou occidental, produit des accentuations différentes méritant une lecture plus instruite. Finalement, lui qui utilisait la place du douar pour aller vers le public retrouve son œuvre exposée dans le « village global » international. La halqa a fini par élargir son cercle. Hélas, son travail théâtral, inscrit désormais dans l’universalité, ne jouit pas d’une grande visibilité dans son propre pays. Fin de la représentation. le rideau tombe. le faisceau lumineux se fige. En fait, aucun écrit ne pourra ressusciter l’image de jovialité, d’humilité et de générosité que dégageait Abdelkader Alloula.

En voix off, les paroles du conteur d’El Lithem, qui égrène quelques phrases : « Dès qu’un homme est né, il n’en finit plus de se battre jusqu’ ? la mort. Prends un peu de repos et hume l’air de la mer, tu as encore un long chemin ? faire. » ?(…) ??

(Extraits d’un article de Mohamed Bensalah
publié dans le quotidien d’Oran du 10 mars 2011)


[1Jeune Afrique du 30/03/94

[2Entretien dans Algérie Actualité d’octobre 1985

[3Au Festival du théâtre du Caire, 1992