Pourquoi Cuba résiste … ?

mercredi 28 mars 2012

A Armando Hart Dávalos

Un jour, en conversant avec un ami à La Havane, nous nous demandions : pourquoi Cuba résiste … quand le capitalisme a déjà été restauré en Russie, en Chine, au Vietnam ?

Mon ami a donné une réponse tranchée : « Cuba est la meilleure preuve de l’existence de Dieu » …

Comme je suis laïque face à des argumentations théologiques j’ai préféré poser la question avec la rigueur d’un problème scientifique. Dans ce sens je veux rappeler
quelque chose que Martí a dit : « la science de l’homme arrive jusqu’à ce qui est certain ».

J’ai quelques réponses au sujet desquelles je me sens sûr ; mais j’ai besoin de les exprimer pour que d’autres m’aident à résoudre un problème que je veux poser en termes scientifiques, et dans lequel je cherche à exclure toute intention élogieuse.

Dans la tentative même de poser le problème scientifique, je découvre que mon analyse va nécessairement être incomplète. Je pense que d’autres devront la compléter. Je remarque aussi les circonstances concrètes dans lesquelles le Mouvement 26 juillet a triomphé à Cuba, et celles pour lesquelles Cuba résiste jusqu’à aujourd’hui, ne sont pas généralisables. De fait elles correspondent à un temps et à une Île.

Comme plusieurs de ces circonstances ne se donnent pas n’importe quand et n’importe où, le mouvement révolutionnaire cubain a insisté pour qu’il ne soit pas pris comme modèle. Sa proposition devient raisonnable si l’on tient compte de la fameuse expression de Mariátegui, celle où il affirme qu’aucune révolution ne peut être « le calque et la copie » d’une autre.

Cela ne veut pas dire que toutes les expériences cubaines se limitent à Cuba et qu’aucune d’elles n’ait un caractère universel. Au contraire, beaucoup d’expériences de Cuba ont un caractère universel et dans ce cadre elles méritent d’être plus explorées.

Une autre explication doit être faite : celle concernant l’importance plus ou moins grande que certaines mesures et circonstances ont dans le triomphe et la résistance de Cuba. Essayer de calculer la variabilité de leur importance n’est pas possible. Leur portée correspond à des phénomènes que les mathématiciens considèrent
« extrêmement non linéaires », ce qui laisse entendre qu’une action même minimale peut produire des effets colossaux, incalculables.

Le triomphe de Cuba est incalculable. Cuba est un petit pays, qui quand il a initié la Révolution avait six millions et demi d’habitants, et comme nous savons tous l’Île se trouve à quelques encablures de l’empire le plus puissant et agressif de l’histoire de l’espèce humaine.

Il semble difficile de comprendre comment cette petite Île et ses habitants ont résisté au blocus inhumain et à l’état de siège permanent de plus de cinquante ans, que Washington a accompagné de menaces constantes, d’agressions, de conspirations et de tentatives de magnicide, et d’autres faits, entre lesquels ressort la tentative d’invasion et le triomphe de Playa Girón où Cuba a mis en déroute les forces envahissantes, armées et appuyées par les États-Unis. Il faut aussi rappeler l’intégrité que l’Île a montré, avec son gouvernement et son peuple, lors de la « crise des missiles » qui provoqua le chantage nucléaire à ses limites, et - pour ne pas m’étendre encore plus - les sacrifices incroyables de la « période spéciale » au cours de laquelle après la dissolution de l’URSS Cuba a perdu la principale source de ses revenus, et la population entière a décidé de continuer de toute façon dans la lutte pour l’indépendance et le socialisme sachant que cela signifierait une grave réduction des niveaux de vie et de consommation pendant longtemps.

De tels exploits - et beaucoup d’autres - nous obligent à nous poser avec le plus grand sérieux le problème de savoir : Comment expliquer la résistance de Cuba ?

Et en évoquant Martí j’énonce d’autres « faits prouvés » qui tombent aussi dans l’ordre de la connaissance scientifique et qui incluent l’héritage de Martí lui-même, mort dans une guerre pour son peuple et sa Patrie en 1895 à l’âge de 42 ans : de plus, avec ces lignes, je me limiterai à quelques réflexions avec lesquelles Martí a contribué à cette capacité de révolution et de résistance.

José Martí est considéré comme « l’auteur intellectuel de la Révolution Cubaine » par ceux qui, en plus, s’identifient comme marxistes-léninistes. L’apparente contradiction implique des relations très précises entre une pensée, un sentiment et une expression qui enrichissent le libéralisme radical et le marxisme depuis la perspective des peuples coloniaux et de leurs luttes pour l’indépendance. Le libéralisme et les luttes pour l’indépendance se sont exprimés depuis Martí en tant que luttes contre l’ancien colonialisme et contre l’impérialisme, c’est-à-dire contre un capitalisme qui s’est ressourcé grâce à l’impulsion des monopoles et qui s’est approprié de la « rente coloniale ».

En tant qu’expression des luttes humanistes du libéralisme radical de son temps, Martí est un admirateur du grand courant de l’Illustration qui à Cuba était nourri par de notables philosophes chrétiens promoteurs de la pensée éthique et critique et de l’humanisme le plus avancé de fin du XVIIIe et début du XIXe siècle. Marti parvint à être une des expressions les plus élevées de ceux qui au XIXe siècle latino-américain ont forgé les espaces laïques de la question, les espaces laïques du dialogue, de la discussion et du consentement, et une capacité réflexive et poétique capable de comprendre et d’exprimer le monde propre et celui d’autrui.

Dans la lutte multiple pour que l’expression humaine devienne expression universelle, Martí non seulement a vécu dans les entrailles de l’impérialisme assimilé au colonialisme, mais aussi à la restructuration monopoliste d’un capitalisme contre lequel luttaient les travailleurs emmenés par Marx …

Martí non seulement avait annoncé « qu’un univers nouveau pétris par les travailleurs nous tombait dessus », non seulement il fit voir que Marx « mérite d’être honoré… pour s’être mis du côté des faibles », ni n’a rien cité de plus dans l’hommage posthume à Marx cette belle phrase qui dit « La liberté est tombée de nombreuses fois ; mais elle s’est toujours relevée de plus belle … ».

Mais il fit aussi un autre appel toujours pleinement valable aujourd’hui, dans lequel il a dit : « L’abrutissement forcé de quelques hommes au profit d’autres indigne. Il faut sortir de l’indignation, de façon à ce que la bête cesse, sans qu’elle ne déborde ni effraie ». (C’est comme s’il était en train de parler d’aujourd’hui, un moment au cours duquel on veut abrutir l’homme, au cours duquel la bête déborde et effraie et nous tous cherchons à sortir de l’indignation.)

Martí n’a pas exprimé ses affirmations sur la lutte des classes et la lutte pour l’indépendance des nations dans des formes philosophiques froides ou dans des traités ou des systèmes théoriques. Il les a exprimées par des formes à la fois rationnelles et émotionnelles en cherchant d’une manière profonde, et avec une passion intense, la « clarté » et la « sincérité », deux valeurs très fortes dans sa vie, et très liées à sa lutte par une « nouvelle vie » dans cette forme à la fois émotionnelle et pratique qu’il a exprimé avec sa « foi dans l’amélioration humaine » et ... dans ce qu’il a nommé « l’utilité de la vertu », deux expressions qui rassemblent les raisons d’une passion intense et les préoccupations d’une lutte dans laquelle il faut penser comment gagner, comment obtenir ce que l’on veut.

Le riche héritage de Martí correspond à un lien étroit entre le concept, la parole et l’action. Sans ce lien ce que Martí dit ne se comprend pas bien, se comprend à moitié, ou se comprend mal. L’héritage, dans sa version écrite et vécue, non seulement atteint une grande beauté mais aussi une grande force. La pensée étroitement liée à l’action donne un autre sens à la parole. Elle fusionne la parole avec la chose. Celui qui écoute la parole connait celui qui la prononce. Et celui qui la prononce comprend que en tant que promesse elle va être accomplie, et que en tant que description ou explication de ce qui se passe correspond à des faits réels sur ce qui arrive et sur ce qui est nécessaire de faire pour parvenir à un objectif. Et si la validité de ce qui est dit dépend autant de la morale de celui qui le dit comme de son savoir et son expérience, celui qui entend comprend que ce qu’il dit est en principe valable et fiable.

Et cette confluence de la morale dans la lutte et de l’expérience dans le fait de lutter et de penser, c’est la base d’une force spéciale : de la confiance qui intègre les actions collectives pour des buts communs. Et qui s’enrichit encore plus par l’invitation de celui qui s’exprime à ce que le corrigent ceux qui l’écoutent s’ils ont une autre vision ou information….

Martí, en tant que source d’une culture plus que d’une idéologie, fait aujourd’hui front mieux que personne pour continuer de lutter en pleine crise des idéologies après les processus de restauration et la recolonisation du capitalisme. Le grand triomphe des néoconservateurs non seulement a consisté à promouvoir une restauration mondiale du capitalisme - exception faite de Cuba - mais aussi l’élimination de la lutte idéologique (comme Daniel Bell le voulait) et la remplaçant par des luttes de groupes d’intérêt et des groupes de pression, des groupes de corruption et des groupes d’intimidation à l’intérieur de la soi disant « classe politique ». Après avoir vu comment tous les partis politiques votent pour la même politique de pillage et de répression néolibérale, qu’ils soient communistes, socialistes, populistes, démocrates ou conservateurs …, après avoir vu un spectacle si insolite, alors se produit une puissante crise des luttes idéologiques. Et en ce moment « l’utilité de la vertu » et tout le réalisme politique moral de la lutte pour « la nouvelle vie » acquièrent une énorme importance.

Je dirai plus, faire en sorte « que la parole soit la chose » et « l’utilité de la vertu » permettent de redéfinir et de récupérer la pensée profonde de Marx et de sa critique créatrice amène à lier cette autre source de la pensée et de l’action avec la culture d’un peuple dans lequel se répand le pouvoir de la vertu comme base de la coopération, de la confiance et de la création historique. Depuis la vie même de Martí s’est enrichi la profonde intuition de ce qui dans une forme systématique provient du marxisme.

Dans le Parti Révolutionnaire du Peuple Cubain ont été inclus ceux qui allaient être les fondateurs du premier parti communiste, ceux qui pour leur part compteraient entre leurs héritiers certains des plus brillants théoriciens du communisme latino-américain, et parmi ceux-ci, de Julio Antonio Mella.

Le succès de la Révolution Cubaine et son immense capacité de résistance seraient inexplicables sans la force que signifient la morale de la lutte et la valeur dans le combat pour la construction d’un monde qui s’oriente vers la justice et la liberté, en les pratiquant sur la marche. Martí a proposé la possibilité de convaincre « avec la valeur simple et la parole franche » ceux qui ont de la valeur et qui par eux-mêmes respectent la franchise. Il a ainsi annoncé que : « de la valeur occulte croissent les armées de demain ». Mais il n’en est pas resté là : il a fait l’éloge de Marx comme étant « un organisateur infatigable. »

Et voilà une autre raison pour laquelle la révolution cubaine résiste et triomphe : le mythe du foyer guérillero avec lequel vingt jeunes vaillants peuvent changer l’histoire, rien à voir avec le caractère « d’organisateurs infatigables » qu’ont eu les dirigeants du « 26 juillet » avec les organisations de base à Santiago pour le compte de Frank País, celle de La Havane qu’originellement Armando Hart a promue et structurée, ou celles de la sierra et des plages, ces dernières pour le compte de Celia Sanchez, qui furent ceux qui ont découvert et ont sauvé les naufragés du Granma, parmi eux Fidel.

Dans la lutte actuelle « vidée d’idéologies » par l’impérialisme étasunien avec la politique préconisée par Théodore Roosevelt de « la carotte et le bâton », aujourd’hui dans toute son apogée, la morale est une arme vitale contre la corruption. Et la valeur et l’intégrité sont des ressources précieuses contre l’intimidation et la terreur. Que morale et valeur apparaissent parmi des contradictions de corruption et de trahison n’est pas la caractéristique générale de la révolution. Si elle l’avait été la révolution aurait déjà été déroutée.

La caractéristique générale est le courage réfléchi et l’honnêteté incorruptible des leaders du processus révolutionnaire et de l’immense majorité du peuple cubain, moralement, politiquement et militairement organisé pour défendre la justice sociale et l’indépendance nationale dans une fusion ou un « complexe » du peuple qui gouverne au moyen d’un immense ensemble de collectifs et d’entités où le dialogue, la discussion et le consensus valident, corrigent, pratiquent et enrichissent les décisions fondamentales du pouvoir populaire national et social avec leur parti et leur gouvernement.

Des faits difficiles à comprendre dans le discours auquel nous sommes habitués. Et si réellement « l’homme nouveau » continue d’être un homme avec des contradictions, il s’agit cependant d’un homme qui apprend à contenir ses contradictions et à se plonger au sein des consensus et des actions concertées.

Dit d’une autre façon : Cuba a pu résister parce que sa population sait très bien ce que signifierait perdre l’indépendance et la justice sociale qu’il défend comme étant le pouvoir du gouvernement-peuple, un pouvoir qui affronte avec succès le pouvoir articulé du complexe militaro-entrepreneurial-et-politique de l’impérialisme, avec ses associés et ses subordonnés …

La démocratie à Cuba consiste en ce que le peuple sait que s’il ne défend pas son propre gouvernement, il perd la souveraineté et la justice sociale que le peuple- gouvernement, avec les services d’éducation, de santé, de logement et de travail, continue d’impulser jour après jour. Ceci, non sans se voir obligé de faire quelques concessions comme la zone de tourisme destinée à faire rentrer des devises ou le développement de la propriété privée et des emplois commerciaux qui cherchent à diminuer le poids d’une bureaucratie excessive. Une réforme en partie limitée et corrigée après une sérieuse auscultation qui en ce 2012 a freiné en grande partie les projets de privatisation excessifs et déstabilisateurs, bien qu’elle n’ait pas encore donné le poids et l’importance nécessaire aux coopératives, et aux systèmes de coopératives d’activités multiples : agricoles, industrielles et des services, le four et l’école des cultures solidaires, et le frein à la culture individualiste du marché …

Et puisque de contradictions il s’agit : pourquoi ne pas signaler la lutte redoublée, contre la corruption qu’engendre l’économie informelle, ou dans laquelle sont tombés quelques hauts fonctionnaires aujourd’hui mis en cause judiciairement, et même emprisonnés, des mesures qui, sans mettre fin à ces graves problèmes, freinent leur poids et le danger qu’ils représentent aussi faibles soient-ils … Reconnaître et faire face aux nécessaires contradictions de toute lutte des peuples pour l’indépendance et la justice sociale fait partie aussi de l’héritage martien et explique pourquoi Cuba résiste et avance.

Il est indubitable que dans les conditions signalées la lecture des classiques de la pensée émancipatrice prend une grande originalité et surpasse la simple perspective du monde et du capitalisme global vu depuis les métropoles. Les expériences et les perceptions qui se manifestent dans le monde colonial ou recolonisé continuent de reformuler des concepts et de vivre des expériences qui enrichissent la lutte idéologique pour l’indépendance, la démocratie, la justice sociale et le socialisme.

Entre les apports les plus significatifs au plan mondial, se font remarquer avec ceux de Cuba :

  • les énoncés que « depuis en bas et à gauche », formulent les peuples mayas du sud-est mexicain, connus comme zapatistes avec leurs apports universels en faveur de l’autonomie des peuples discriminés et opprimés,
  • de la perte de la peur comme d’un élément épistémologique fondamental,
  • de l’exaltation de la dignité et de l’estime de soi en face des « actions civiques » de la guerre contre-insurgée qui s’est convertie en guerre de recolonisation au service du capital corporatif.

Se distinguent aussi les apports des peuples indiens descendants des Incas et leur riche philosophie du « bien vivre », comme aussi les expériences et les réflexions qui en dehors et à l’intérieur de l’État se manifestent en Bolivie et au Venezuela, et dont l’avenir se fait viable seulement si entre une contradiction et une autre les peuples acquièrent un pouvoir grandissant dans les gouvernements, qui leur permette comme « complexe de pouvoir populaire – gouvernemental » de résister au siège des corporations et des soutiens de l’empire et de l’oligarchie.

Dans l’impossibilité de me référer dans ce court espace aux restructurations de la lutte des classes et des luttes pour l’indépendance et la démocratie qui ont cours en ces temps, je termine avec un autre héritage de Martí qui explique la surprenante capacité de résistance et de révolution qu’affiche Cuba ; je me réfère au niveau culturel et éducationnel de sa population. Je choisis l’un parmi les nombreuses pensées de Martí sur l’éducation et la culture : « Il faut enseigner en conversant, comme Socrate, d’un village à un autre, d’un champ à un autre, d’une maison à une autre ». C’est ce qu’il a dit.

Et cela est ce que fait la Révolution Cubaine tout au long de son histoire, non seulement à Cuba, mais en Afrique, en Amérique latine …

Seulement qu’à Cuba, l’organisation des conversations pour enseigner et pour apprendre, pour se demander et pour être répondu, pour informer et pour être informé, se réalise dans des collectifs de villages, de villes, de champs, de granges, de fabriques, de maisons, et fait partie de la trame complexe pour la prise de décisions dans l’aller et le venir des lignes de commandement du peuple-gouvernement.

Avec un ajout à ce que Martí prescrit : depuis les premiers discours au triomphe de la Révolution – mais aussi avant - Fidel Castro enseigne au peuple à gouverner, lui enseigne à prendre des décisions pour gouverner et lui, pour sa part, enseigne et apprend comment construire le système de différentes activités et de stratégies pour une résistance de « spectre large » qui font de Cuba aujourd’hui avec la participation impressionnante de son peuple, le pays le plus avancé du monde dans la difficile lutte pour la souveraineté nationale, pour la démocratie et pour le socialisme.

Voilà quelques unes des « connaissances sûres » qui permettent de comprendre pourquoi Cuba résiste.

Merci beaucoup.

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Pablo González Casanova Rebelión

21-03-2012



Traduction : ASC-Ge