Le jour où Alger Républicain a salué l’Indépendance de l’Algérie - un article d’Henri Alleg

mercredi 4 novembre 2009
par  Alger républicain

Après avoir été incarcéré durant trois ans à la prison de Barberousse à Alger, j’ai été transféré à la prison de Rennes, d’où j’ai réussi à m’évader. En passant par la Suisse, j’ai rejoint la Tchécoslovaquie, qui m’a accordé l’asile politique. De là, j’ai beaucoup voyagé, pour répondre à de multiples invitations afin d’expliquer la situation en Algérie et appeler à la solidarité avec la lutte de son peuple pour son indépendance. J’ai notamment séjourné à Cuba.

Lorsque, en mars 1962, les accords d’Evian sont signés, je me trouve à Prague. Avec l’accord des quelques amis dont certains responsables, clandestins en Algérie, avaient été désignés pour se rendre à l’étranger et y constituer une « délégation extérieure du Parti communiste algérien », une conférence de presse est organisée. De très nombreux journalistes sont présents. On me demande quels sont mes projets. Je réponds :

« Rentrer aussi vite que possible en Algérie et relancer la publication du journal. »

Alger Républicain avait été l’unique quotidien à donner la parole à toutes les tendances de l’opinion démocratique et nationale algérienne. Il était, en quelque sorte, le porte parole du combat contre la colonisation, pour une Algérie indépendante, en même temps que pour la création de nouveaux rapports libérés des liens coloniaux entre l’Algérie et la France. Le journal avait été interdit en septembre 1955. Mes camarades qui travaillaient au journal s’étaient engagés alors dans le combat clandestin. Beaucoup avaient été arrêtés, torturés, emprisonnés. Une dizaine d’entre eux avait péri.

Les accords d’ Evian indiquaient – en vue de la tenue du référendum prévu - que la censure imposée depuis l’insurrection et la guerre serait abolie et que chacun pourrait désormais exposer son point de vue avant le scrutin. Ma déclaration, suivant laquelle nous nous apprêtions à faire reparaître notre journal, n’avait donc rien de subversif. Ce n’était pas l’avis du gouvernement français. Aussitôt connue notre décision, un arrêté était publié par le Préfet d’Alger, traduisant la décision parfaitement illégale du pouvoir : « Alger Républicain demeurait interdit. »

Avec l’accord de tous mes amis présents, j’ai immédiatement fait connaître que nous n’entendions pas accepter cette décision. Nous allions nous battre pour la reparution du journal. Ce ne serait pas facile. Du côté algérien, les nouveaux dirigeants ne souhaitaient pas non plus notre succès. Ils s’opposaient à ce que les communistes jouent un rôle quelconque dans la nouvelle Algérie.

J’ai voulu sans attendre rentrer en France et de là me rendre aussitôt à Alger. Mais je ne pouvais le faire sans problème. Comme je m’étais évadé, il me fallait attendre une autorisation des autorités françaises et celles-ci n’étaient nullement disposées à m’aider en me délivrant les documents nécessaires. J’aurais sans doute attendu encore des mois et peut-être des années à Prague si je m’étais résolu à cela.

Sur les conseils de mon avocat, j’ai donc décidé, tout simplement, de me présenter à la prison de Rennes. Tous les détenus condamnés et emprisonnés du fait de leur participation à la lutte pour l’indépendance avaient été libérés en application des accords d’Evian. Mais ceux qui, comme moi, s’étaient évadés ne bénéficiaient pas de cette mesure et un avis de recherche pesait toujours sur eux.

J’ai donc traversé clandestinement les frontières et, bénéficiant des mêmes complicités qu’au départ des mois plus tôt, je suis arrivé à Paris. De là, je me suis rendu à Rennes.

Accompagné d’un ami qui se tenait à distance, je me suis présenté à la prison. Le gardien, derrière son guichet en bégaye de surprise. Finalement, il articule quelques mots :

  • Ah ! Vous alors ! Vous avez du culot !

Et il referme son guichet. Je sonne à nouveau. Il revient finalement et je ne savais pas très bien quoi lui dire pour qu’il me conduise :

  • Quand je suis parti, je n’ai pas pu prendre mes affaires avec moi, et j’ai des choses ici, auxquelles je tiens. J’aimerais les récupérer.

L’argument lui semble recevable. Il me conduit jusqu’au surveillant-chef. C’était un ancien gardien qui faisait office de directeur. Quand j’entre dans son bureau, il se lève avec un grand sourire, comme s’il accueillait un visiteur ami :

  • Alleg, votre évasion, vraiment, champion !

J’ai souvent pensé par la suite à cette scène. Il n’a pas dû arriver souvent qu’un prisonnier évadé soit ainsi félicité par le surveillant qui était chargé de sa garde !

  • Qu’est-ce que vous voulez ? demande-t-il.
  • Voilà, lui dis-je, les accords d’Evian ont été signés et tous les prisonniers politiques ont été libérés sauf les évadés. Je suis venu régler ce problème.
  • Il y a toujours un mandat d’arrêt contre vous et je suis obligé de vous garder et d’en référer au juge.
  • Dans la soirée, il y a un train pour Paris. J’ai un ami qui m’attend dehors. Il faut absolument que vous appeliez le juge tout de suite.

Si l’on me maintenait en prison, tous les journaux en parleraient le lendemain. Le genre d’information qui ne ferait pas bonne presse. Je pensais que ma réflexion accélérerait les choses.

Je suis sorti de son bureau avec le gardien qui m’avait reçu à l’entrée de la prison et ai récupéré mes affaires. Pendant ce temps, le surveillant-chef avait dû informer le juge et celui-ci s’état mis en relation avec le Ministère de la justice où on avait dû lui dire de régler l’affaire au plus vite. J’ai donc pu rejoindre Paris le soir même. Mais comment rentrer à Alger ?

Je me suis rendu à Marseille où des camarades dockers proposaient de m’embarquer clandestinement pour Alger. Je communiquais par téléphone avec d’anciens camarades d’Alger Républicain qui me tenaient au courant de leurs démarches.

La date de l’indépendance officielle approchait et j’étais toujours en France. Un ami marseillais me téléphonait chaque jour pour me tenir au courant. Il m’appelait « Joseph » comme convenu pour le cas où nous serions écoutés. Mais le temps passait, et il ne m’annonçait toujours rien de concret concernant la date de mon départ. J’étais de plus en plus nerveux et impatient. L’indépendance était proclamée, et j’étais encore à Marseille.

Les amis d’Alger qui se démenaient pour trouver une solution pour faire sortir le journal me font savoir que directeur de l’imprimerie où nous le tirions avant l’indépendance était d’accord pour se charger de l’impression. Ceci étant, il lui était impossible d’en assurer la composition en l’absence d’ouvriers typographes et linotypistes. Cependant, il pourrait utiliser ses rotatives si on lui fournissait les « flans » préparés pour l’impression. Les ouvriers d’une imprimerie amie de Marseille, ceux du journal La Marseillaise, consultés, m’assurent aussitôt informés qu’ils se chargeront de faire la composition (2 pages) et de tirer les flans gratuitement. C’est leur cadeau à l’Algérie indépendante. A la hâte, les textes sont rédigés et trois séries de flans préparés. Je porte la première au service d’Air France pour expédition. Elle n’arrivera jamais à Alger. La deuxième série doit être transportée par Air Algérie. Elle se « perd en route ». Un rigoureux service de censure est encore en place et a sans doute reçu pour consigne, de bloquer tout envoi « louche » destiné à Alger républicain.

Il se trouve qu’un ami rentre en Algérie. Je lui confie la dernière série pour qu’il la transmette à nos amis d’Alger :

« Cache ces flancs au fond de ta valise, et prie le ciel pour passer sans être fouillé ! »

Il a traversé la Méditerranée sans encombre et les flans sont arrivés à bon port. Le journal a pu être tiré.

C’était le premier journal de l’Algérie nouvelle, et elle était indépendante depuis douze jours.

La population l’attendait. L’accueil a été extraordinaire. Les petits vendeurs de rue, criaient

« Haou dja Alger’publicain mta’na ! » ( « Notre Alger Républicain est de retour ! » ).

Des gosses prenaient des paquets de journaux et de la colle pour afficher les pages sur les murs. Quand je suis rentré à Alger, le journal était placardé dans toute la ville.

Le local qui nous appartenait avait été utilisé pendant la guerre par « Le Bled », l’organe des para. L’immeuble avait beaucoup d’allure avec son minaret et ses murs décorés de stucs et d’azulejos imités de ceux de l’Alhambra de Grenade, mais il avait beaucoup souffert de notre absence et de son occupation par l’armée. Quand je suis arrivé, une seule personne - un jeune algérien - s’y trouvait :

« On m’a envoyé de Tunis pour vous dire que ce lieu n’appartient plus à Alger Républicain. La maison est réservée maintenant pour le journal du FLN ! ».

On s’est donc installé de l’autre côté de l’avenue - l’Avenue Pasteur -, à l’Hôtel Albert 1er. Mes camarades, dont Abdelhamid Benzine, ancien du journal et tout récemment sorti de la prison de Lambèse, et moi-même nous installons dans une petite suite - deux pièces, salle de bain - pour pouvoir se mettre au travail. Deux fenêtres donnent sur la rue. Nous étions quatre journalistes. L’un d’entre eux, un vieux camarade d’origine corse, Nicolas Zannettacci, qui avait été maire de la ville d’Oran, avant de devenir journaliste à Alger Républicain était assis, le dos face à l’une des fenêtres. J’avais reçu des avertissements. Je savais qu’il fallait se montrer prudent. Je lui dis :

  • Nicolas, éloigne-toi de la fenêtre, ne reste pas là.
  • Pourquoi ?
  • Fais-moi plaisir ...

Il se déplace. Une demi-heure plus tard : crépitement de mitraillettes, volets percés, des balles sifflent, traversent les vitres et se figent dans le mur. La rafale passée, on se tasse tous dans la salle de bain, la seule pièce à l’abri des balles. La crainte ne nous empêche pas d’écrire. Peut-être même qu’elle nous stimule. Un journaliste est assis dans la baignoire, une planche sur ses genoux. L’autre est appuyé sur le lavabo. Un troisième, sur le bidet.

Les enfants des rues ont raison ! Alger Républicain est de retour…

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Henri Alleg
07.04.2008