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El Anka et la tradition « Chaabi »
vendredi 21 mai 2010, par
« Un style musical ne peut être parfaitement isolé ni analysé dans ses propres termes car ces termes sont ceux de la société et de sa culture et ceux des corps et des êtres humains qui l’écoutent. »
(John Blacking : « l’homme producteur de musique »)
El Anka et la tradition « Chaabi »
Par « chaabi », j’entends beaucoup plus l’auditoire d’El Anka que le caractère populaire de son riche répertoire musical.
En effet l’éventail de ce répertoire englobe plusieurs mouvements classiques, dont au moins trois de chcune des noubate : ouverture, prélude, final.
El Anka était surtout l’interprète talentueux de la musique du terroir maghrébin, issue du mariage entre l’héritage classique andalou et le patrimoine des villes traditionnelles : Tlemcen, Nedroma, Alger, Blida, Médéa, Béjaia, Constantine (1) : haouzi, aroubi, malouf.
Il ne dédaignait pas les neqlabat, genre de musique légère dérivée des modes fondamentaux et auxquels Fadila El Djazairia a donné un grand lustre.
Dans la même tradition, il chantait des cantiques religieux, dits « El Djèdd », appris dans la compagnie de son maitre Nador. Ces cantiques ont servis d’introduction ? la musique profane, qualifiée pendant longtemps d’œuvre satanique par les milieux conservateurs.
El Anka travailla sa diction et affina sa voix dans sa psalmodie hanéfite, plus riche, plus modulante que la psalmodie malékite, horizontale et d’un ambitus rigide et peu étendu.
Cet éventail musical lui ouvrit un public nouveau et large : la jeunesse, peu réceptive au mouvement lent des noubat, plus sensible aux rythmes vifs. En adhérant aux habitudes auditives nées de la tradition ankiste et des chants populaires citadins, ce public consolida du même coup les assises sociales du répertoire dit « chaabi ».
Il convient de souligner le rôle particulier joué dans l’éclosion du « chaabi », par le prélude Sihli d’origine berbère lointaine et dont les vestiges se retrouvent en Grande Kabylie et dans le Hoggar, particulièrement dans les séances de l’imzad (2). A Alger, il était l’enfant chéri des mahchachat (fumeries), au son du guember, dans une ambiance de mélancolie et de désenchantement, au sein d’une certaine jeunesse marginale, sans perspectives claires.
Quel est ce public qui, d’emblée, adopter le genre dit « chaabi » ?
Il est de citadinité récente. Il faut rappeler que jusqu’ ? la première guerre mondiale, la Casbah d’Alger était essentiellement peuplée de citadins de très vieille souche, aux traditions musicales andalouses classiques : propriétaires, commerçants, artisans (tisserands, bijoutiers, orfèvres, brodeurs, dinandiers, luthiers, etc.), dont certains possédaient quelques terres dans le sahel proche. Les femmes chantaient des zendania, chansons pimpantes et légères. Les orchestres jouaient les grandes cantates andalouses. La musique turque, sous la forme de zorna (hautbois, tambours et tbiblet), était encore vivantes (3).
Trois évènements finirent par avoir raison des anciennes traditions figées :
- 1) La fuite progressive, dès 1830, des élites citadines, gardiennes des attaches avec le passé, vers le Maroc (Tétouan), La Syrie et la Turquie.
- 2) L’exode en 1913, ? la veille de la première guerre mondiale, de nouvelles familles pour éviter ? leurs fils l’incorporation dans l’armée française.
- 3) Un peu plus tard, l’invasion du marché algérien par les produits manufacturés français sonna le glas des corporations de métiers. La petite et moyenne bourgeoisie fut ruinée brutalement. La bourgeoisie riche quitta la ville. De nombreux citadins vendirent maisons et commerces. La crise économique du capitalisme mondial de 1929-1930 asséna le coup de grâce ? l’économie citadine traditionnelle.
Dans le même temps, l’exode campagnard (autre conséquence de la colonisation), de la Grande Kabylie notamment, s’accentua. Les maisons de la Casbah, les commerces furent rachetés ou loués par les nouveaux venus.
Ce double mouvement de flux et de reflux, aboutit, ? la veille de la deuxième guerre mondiale, ? la berbérisation de la Casbah. Mais les nouveaux habitants, ? leur tout, adoptèrent progressivement une culture citadine en déclin. Dès lors, un nouveau type de citadin apparut, qui assimila et transforma peu ? peu les habitudes de la ville : cuisine, vêtements, meubles, langue arabe parlée, chants de la cité en même temps que pratique des cantiques berbères. Les femmes néo-citadines furent les plus avancées dans ce mouvement. La ruralité recula considérablement.
Cependant les nouveaux habitants, dont l’ancien héritage culturel survivait de façon archaique, s’ouvrirent difficilement ? la musique élaborée.
C’est principalement avec El Anka (dont le père, venu de Kabylie et d’origine sociale très modeste, était Algérois de fraîche date) que s’opéra réellement la mutation (dans le sillage de son maitre Nador) : il adopta un répertoire intermédiaire, au rythme vif, se situant toujours dans la mouvance des modes andalous, plus précisément dans la tradition des houaza et des aroubi.
C’est ? partir de l ? que s’impose progresssivement le genre dit « chaabi ». La jeunesse algéroise issue des familles récemment installées dans la cité, se reconnait dans cette musique, dans son rythme. Désormais, préludes , chants et danses algérois sont adoptés par les néo-citadins. Ce public s’élargit qu fil des ans. El Anka a des émules : Hadj Mrizek, Khelifa Belkassem, Bouhraoua, El Ankis, Guerrouabi, Hssissen, Mekraza, Chaou, etc., et surtout le regretté Moh Seghir La’ma, maitre incontesté de la guitare et ? la mémoire musicale prodigieuse.
Ainsi c’est au confluent de deux mouvements de populations et ? un moment de stagnation et même de recul de la musique classique dû ? l’amenuisement considérable de son auditoire, que mûrit et s’épanouit ? Alger ce nouveau genre et que se constitue un corpus musical en perpétuel développement, enrichi par des compositions nouvelles, dans la mouvance ? la fois du classique, du « maghrébin » et de « l’algérois ».
El Anka avait pressenti le rôle dynamique de ce nouveau genre musical qui fera école et dont il sera le chef de file. Son auditoire est composé de commerçants, d’employés, d’ouvriers. Le répertoire d’El Anka, son jeu souverain, reflètent la psychologie du peuple, de la jeunesse en particulier, qui dans son interprétation instrumentale et vocale le sens qu’elle donne plus ou moins clairement ? l’esthétique, force de vie et moyen d’approche et d’appréciation de cet art.
Compréhensible au niveau de la parole grâce ? la mélodie belle et claire, le répertoire d’El Anka acquiert une large audience. Le genre « chaabi » s’impose dans la tradition. Cette dernière consolide les liens entre l’interprétation, l’œuvre et le public. Elle prend en charge – plus ou moins consciemment – l’imprégnation musicale, les associations d’idées dégagées par l’œuvre, selon que la musique est accompagnée de parole ou non, et leur insertion dans des conditions déterminées, celles de la colonisation ? son apogée. Ainsi les réactions ? cette musique au plan émotionnel et ? la façon de la recevoir deviennent partie prenante, indissolublement de la tradition culturelle.
Cette musique cultive – ? son insu – la nostalgie du « paradis perdu » ou inaccessible pour le moment, et qui pouvait être l’Andalousie, ou l’Algérie d’avant 1830, ou pourquoi pas, l’Algérie ? venir.
Elle parle surtout d’amour, force tonifiante face aux préjugés ancestraux. Plus subtilement, ce genre maintient une tradition musicale « modernisée », en un moment où la célébration du centenaire de la prise d’Alger signifie pour la colonisation la pérennité de l’occupation française.
Cette musique vit, s’enrichit, s’enrichit, tout en restant liée ? sa source la plus lointaine.
Comment expliquer la survivance dynamique du « chaabi » dans notre société en profonde transformation ? Cette question renvoie ? l’état des instruments, en général occidentaux modernes (4), sauf pour la percussion, aux formes musicales (en général immuables), aux techniques d’une composition routinière.
En quoi l’évolution de notre société se reflète-elle dans la musique ?
Ces questions pourraient faire ultérieurement l’objet d’une étude particulière.
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La musique « chaabi » aide ? sa manière ? sauvegarder une dimension essentielle de la personnalité de notre peuple. Elle stimule des attitudes dynamiques. Elle est partie prenante de l’engagement cuturel. Elle fertilise le sentiment patriotique.
Après la deuxième guerre mondiale, la jeunesse de la Casbah – en particulier celle qui est aprfois en rupture de ban avec la société – et celle qui fréquente les cercles du Mouloudia et de l’USMA, cercles musicaux du « chaabi » en période de Ramadan, se retrouvera en bonne partie dans « la Bataille d’Alger » en 1957, face aux paras de Massu.
Cette musique non écrite et interprétée par des instruments occidentaux, subit inévitablement des altérations dans l’interprétation, suite ? l’évolution, aux changements culturels et ? l’influence étrangère. Elle ne possède pas en effet ce champ délimité que l’écriture, médiation entre la musique et l’interprète. Sa surface est largement ouverte ? toutes les aventures, ? toutes les évolutions. Les instruments occidentaux utilisés facilitent cette tendance qu’il serait aujourd’hui vain de regretter.
Naturellement, les contrastes se réalisent dans cette musique par succession des éléments et non par leur superposition. L ? se trouve la différence principale entre notre musique et celle de l’Occident.
Il est indispensable de conserver et la musique « chaabi » et la musique classique par l’enregistrement systématique sur bande magnétique. En ce qui concerne la musique dite classique, il s’agit de mener cette opération pour toutes variantes citadines, aucune ville traditionnelle ne pouvant prétendre au purisme originel dans l’interprétation. Nous possèderions ainsi le corpus des noubat échappées au naufrage.
Faut-il les transcrire dans la notation ou par le biais des instruments modernes ? Sans doute. Mais il faut se rendre ? l’évidence : les noubat se trouveraient dès lors plus encore de leurs matrices.
Par contre, la grande musique ? venir peut et doit utiliser, ? partir de la notation moderne, ce fond traditionnel, avec ses thèmes, ses cellules mélodiques, ses rythmes, sans exclure la musique populaire de nos campagnes dans sa riche diversité, arabe et berbère.
Le problème se poserait dès lors en ces termes :
Comment lier le mono vocalisme, qui est ? la base de cette musique, avec les riches « trouvailles » de l’harmonie et de la polyphonie ?
Comment concilier les caractéristiques spécifiques de nos modes classiques avec les principes de la gamme tempérée ?
Comment fondre l’interprétation populaire avec cette conquête de la musique qu’est, l’orchestration symphonique ?
LE STYLE ANKISTE
El Anka était ouvert aux musiques du monde par la radio et les orchestres étrangers de passage ? Alger. Il lui arrivait d’assister ? des concerts de jazz. Il se trouvait l ? , sur les deux plans du rythme et du jeu, dans un milieu qui lui était proche : l’Afrique où ont poussé les graines de ce genre nord-américain.
Sans pénétrer les secrets du jazz, il décelait cette manière libre de mettre l’accent sur le temps qu’il ne fallait pas (5) ? partir de l’inspiration du moment ; il ressentait le rythme du jazz classqiue, son élasticité, sa légèreté, sa précision et cette nonchalance inimitable.
Il établissait un lien entre cette musique et le rythme du t’bal s’hor algérois, procession en l’honneur de Bilal, esclave libéré par le Prophète et premier muezzin de l’Islam. Les auditeurs fidèles d’El Anka savaient bien que le maitre n’interprétait jamais la même musique de la même manière. Ils appréciaient d’autant plus son jeu. Une entente tacite et secrète naissait entre l’auditoire et l’orchestre.
El Anka était toujours ? la recherche de nouveautés. Sa manière de jouer le classique est une initiation ? un genre qui, faute d’écriture, continue ? la fois ? s’enrichir aujourd’hui et ? s’appauvrir par rapport ? ses sources.
Il estimait que la musique n’a de sens qu’avec les paroles. Il traitait le langage avec autant de respect que la mélodie, se refusant ? rester prisonnier de cette dernière.
Sans formation théorique, El Anka intégrait, par instinct et par métier, dans le tissus mélodique des quaçaïd, des thèmes parfois étrangers et, dans les rythmes, des figures nouvelles, sans que le fond maghrébin, tel que le vivent les générations actuelles, en soient affectées.
Il a introduit des audaces dans l’interprétation figée. Il a ainsi secoué la poussière des houaza et des aroubi ou haoufi, héritage de Benmsaïeb et de Bensahla. Il a désarticulé le rythme disjoint, utilisé le tamjiz (mélange), essai fugitif d’une verticalité sonore, vocalises sur les mesureslibres et un fond simultané de plusieurs notes pincées.
El Anka a rendu plus intelligible la cellule mélodique, avec un lyrisme sobre et parfois une délectation morose, lorsqu’il s’agissait d’un bît ou siah, cette superbe fête musicale au sein de la quelle il repérait d’instinct les moments où s’évanouissent ou s’allongent les syllabes ouvertes.
Il lui arrivait d’utiliser le récitatif sur un fond musical ténu. Il privilégiait aussi ces minutes ineffables et fugitives au cours desquelles l’orchestre accorde ses instruments. Il s’attardait sur ces instants de fusion entre l’ikhlass, final dansé, et les « twalwil », vocalises, ouvrant ainsi un vaste balcon sur la tradition méditerranéenne.
Lorsque, rarement et seulement pour ses amis proches, il improvisait – en commençant souvent par le sihli -, ses dons s’épanouissaient. Dans une atmosphère intimiste, il se concentrait longuement et préludait au mandole d’étranges assonances, une alchimie sonore, renouvelant le cercle de ses impressions et de sa propre conscience artistique.
Il avait des échappées inattendues ; il opérait un brutal changement de rythme, avec plus de tonus pour les variations, puis il passait, par le biais du mode sikah, ? un cante jondo algérianisé. Il voyageait avec dextérité d’un mode ? l’autre. Son araq commençait par un sika archaïque. Le mode mouwal naissait sur le septième degré du mode zidane (sol dièse), ou chromatisme oriental usité en Espagne, en Arménie, en Egyspte, en Grèce. A partir du Mouwal, il abordait le Raml maya. Il affectionnait le mezmoum, mode majeur lydien.
Il savait que l’instrument est une source généreuse, générative d’idées musicales.
Son interprétation quittait le pluriel anonyme pour la singularité du grand art. Il exprimait le sentiment de l’infini, de l’éternité du monde et de son évolution.
Sa musique éveillait des énergies jeunes et neuves. Elle participait ? sa manière au fondement de notre personnalité nationale. Chaque fête en sa présence était ? la fois réjouissance et retrouvailles avec un passé prestigieux mais ? jamais révolu.
Il était un homme en colère sous l’occupation coloniale. Après l’indépendance, il se heurta ? une certaine bureaucratie inculte. Il fut blessé dans sa fierté et dans sa sensibilité d’artiste.
L’un de ses enregistrements, « El Meqnassia », exprime une blessure interne dans un climat musical très sombre.
son dernier disque sur des paroles de Toumi (Soub-han Allah ya eltif) peut-être considéré comme son testament, cri d’amour pour Bir Djebbah et Bab Ejdid, pour sa Casbah natale, pour la Capitale enfin libérée en 1962, en même temps que tentative d’autobiographie.
Avec El Anka disparait un artiste d’envergure nationale. Grace ? lui, la musique « chaabi » vit dans le classique et le classique se reflète dans le « chaabi ».
Bachir Hadj Ali