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Comment ils nous ont volé le Football (extraits)
samedi 18 février 2017
Que s’est-il passé ?
Que s’est-il passé ?
On tape dans le ballon depuis la cour de récréation. Entre les buts de handball, dessinés sur le mur du préau, on s’est esquintés les genoux pour sauver un pénalty. On a cassé un carreau dans le salon de Monsieur Leprince, le concierge de l’école, sur une magnifique reprise de volée. On nous a privés de football et ensemble, à neuf ans, on a entamé notre première grève : « Non, nous ne rentrerons pas en classe tant que nous n’aurons pas une balle, au moins en mousse. » On a passé nos mercredis après-midi à plonger dans la boue (et à glisser des vers de terre dans le maillot des copains). On a fait les tournois du lundi de Pentecôte, aussi, fallait évacuer les vaches de la pâture, d’abord, enlever les bouses et passer le rouleau sur les trous de taupe, ensuite, et une fois la buvette ouverte la compétition internationale pouvait commencer.
Il nous en reste plus que des souvenirs, plus que de la nostalgie, de ce ballon qui brillait comme un soleil : on s’accroche encore à ces éclats de joie dans notre enfance, et le dimanche, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, on chausse nos crampons dans les vestiaires d’Eaucourt, on foule le terrain de l’Association sportive du foyer rural de Ribemont-sur-Ancre ... et on sort l’épuisette pour, pause dans le match, repêcher la balle dans la rivière ou dans les marais quand un boulet rate le cadre.
Que s’est-il passé, alors ?
C’est le même jeu, un ballon, deux équipes, quatre poteaux, et voilà que ce sport du pauvre brasse des milliards, s’exporte comme un produit, devient la vitrine triomphante, clinquante, écœurante du capital.
Que s’est-il passé ?
Rien, en fait. Juste que l’argent a envahi toute la société, lentement, depuis trente ans, et que le football en est le miroir grossissant. C’est une histoire économique que ce sport nous raconte, à sa manière, des années 60 à aujourd’hui, de la libéralisation des ondes à la mondialisation des marques jusqu’aux fonds de pension, et on va la suivre décennie après décennie.
Le ballon, comme un monde en plus petit.
Que se passe-t-il en nous, aussi ?
Ou plutôt : que ne s’est-il pas passé en nous ?
Parce qu’on le sait bien, objectivement, qu’il y a quelque chose de pourri au royaume du football, que le pognon a corrompu les âmes et les corps.
Pourtant, on reste fidèles au poste, comme des cocus, attachés par les sentiments encore, comme portés par une force d’inertie.
Que s’est-il passé ?
Qu’on se retrouve chez Antoine, pour coordonner ce bouquin, et en pleine schizo, sa télé est allumée sur la chaîne qatarie Bein Sport, retransmet Galatasaray-Juventus, et le débat glisse du « foot miroir du capitalisme » à « Paul Pogba est meilleur que Vieira », on essaie de bosser un peu, le son coupé, mais non,
« Putain ! Y a Galatasaray qui marque, putain ! La juve elle va être éliminée ! Ça fait chier, y a Pirlo ... »
Que la France l’emporte 3-0 sur l’Ukraine, se qualifie sur le fil pour la Coupe du Monde, et ce soir-là, toute la saleté est effacée, oubliée, et excités comme des gamins, on s’envoie des SMS, on se passe des coups de fil, on écoute des heures de commentaires sur Eurosport, presque une nuit d’insomnie.
Passion chevillée au coeur, et qui tient à quoi ?
À l’enfance, aux pères, au peuple, au miracle des maillots pliés ...
Années 1960
La politique d’abord
Les années 60, c’est la préhistoire du foot-business : y a bien de l’argent, évidemment, un peu, mais sans les droits télés, sans les grandes marques. Et c’est plutôt la géopolitique qui mène le jeu.
Le Nord contre les animaux
Santiago, 5 juillet 1966. Niden lconow, correspondant à Londres du journal chilien El Mercurio, entre chez un premier notaire. Puis chez un second. Son journal a refusé de publier son dernier papier.
Aussi le fait-il enregistrer sous un sceau officiel : le journaliste y décrit le plan conçu par le président de la Fifa, l’anglais Stanley Rous, pour favoriser l’Angleterre, pays organisateur de la septième Coupe du Monde, qui s’ouvre la semaine suivante. L’article sera imprimé en septembre, alors que la prophétie s’est réalisée ans le moindre détail. .. C’est qu’avant la compétition, déjà, les Sud-Américains s’apprêtent au cauchemar :
Contre notre équipe, écrit un journaliste de Rio, y aura un complot international principalement européen. Pour arriver au titre, le Brésil devra vaincre non seulement les adversaires, mais aussi la violence, la provocation, les arbitres. Tout. Elle jouera en Angleterre où l’ambiance sera absolument hostile. Les Anglais désirent le championnat pour eux, mais dans le pire des cas, ils désirent que le titre reste en Europe. »
Paranoïa ? Sauf que les promesses seront tenues.
ARBITRAGE SUR MESURE
On assiste, pour de bon, cet été-là, à un affrontement géopolitique entre le Nord et les pays du Sud et de l’Est. Comment ? Dès les qualifications, déjà, les dés semblent pipés : dix places sont réservées aux équipes européennes. Une seule aux continents Afrique-Asie-Océanie. Du coup, les quinze pays africains boycottent l’épreuve. Reste le plus dur : éliminer les meilleurs, les Sud-Américains. Là, durant la Coupe, les arbitres vont jouer à plein. Stanley Rous a sélectionné les plus fidèles, dont sept Britanniques.
Lors du premier match, le bulgare Jetchev matraque impunément Pelé - qui ne pourra pas participer au second match. Lors du troisième, c’est le portugais Morais qui agresse le prodige brésilien - sans recevoir le moindre carton : réduit à dix joueurs valides, le Brésil est sorti de la compétition. Il fallait alors écarter l’Uruguay : l’arbitre anglais Finney s’en charge. Lors du quart de finale Uruguay-Allemagne, il ignore une main flagrante d’un arrière allemand, ne sifflant pas le pénalty et soulevant un tollé parmi les quarante mille spectateurs. Deux Uruguayens protestent : l’homme en noir leur offre des cartons rouges et un retour prématuré aux vestiaires. À onze contre neuf, la tâche devient plus aisée : les Allemands l’emportent sans gloire.
Le même jour, dans le match Angleterre-Argentine, l’arbitre allemand Kreitlin renvoie l’ascenseur aux Britanniques : il expulse le capitaine argentin, coupable de protestations. Le Sud liquidé, il faut abattre l’URSS : en demi-finale, les Soviétiques perdent un joueur sur blessure, un autre sur carton rouge. De quoi affaiblir les équipiers du mythique gardien Yachine ...
Grâce à la collaboration croisée de leurs arbitres, l’Angleterre et l’Allemagne se retrouvent en finale.
Et deux buts ultra litigieux sont alors accordés au pays organisateur.
CONTINUATION DE LA GUERRE
Cette parodie de compétition sera aussitôt célébrée comme la « World Cup des arbitres ». Jamais aussi clairement le football n’est apparu comme la continuation de la guerre par d’autres moyens : alors que la décolonisation s’est achevée, les Européens à l’orgueil blessé ne doivent pas, au moins, perdre cette bataille-là. Fut-elle symbolique, avec un ballon et un peu de métal pour enjeu. Et en pleine Guerre froide, aucun triomphe ne sera laissé au bloc communiste ...
Avec une Fifa aux mains des Anglais, et une Coupe qui se déroule outre-Manche, dans la plus coloniale et la plus anti-rouge des nations, tout est tenu par les maîtres blancs. Jusqu’à la caricature : à l’issue du quart de finale, le directeur technique de l’équipe anglaise, Ramsey, traite les Argentins d’« animals » : il sera bientôt anobli par la reine comme Stanley Rous ...). Quant aux Argentins, qui avaient hurlé, les vilains, contre un arbitrage partial, la Commission de discipline de la Fifa frappe trois joueurs de suspension, délivre une amende et menace l’Argentine d’exclusion pour la prochaine Coupe. Toute l’Amérique du Sud se soude derrière ces champions malheureux : « Nous les animaux ! Eux les voleurs ! », titre la presse.
COMMENT ILS NOUS ONT VOLE LE FOOTBALL
Alors président de la Fifa, le Brésilien Joao Havelange confirmait lui-même, en 2008, que cette Coupe du Monde fut truquée :
« Nous avions la meilleure équipe, championne du monde deux fois avant et une fois après cette édition 1966. Le président de la Fifa était alors sir Stanley Rous, un Anglais. Et la Coupe se déroulait en Angleterre. Trois arbitres et six assistants ont dirigé les matches du Brésil contre le Portugal, la Hongrie et la Bulgarie. Sept d’entre eux étaient anglais, et les deux autres allemands. L’idée était tout simplement d’éliminer le Brésil. L’Allemagne a affronté l’Uruguay, et l’arbitre était anglais. L’Argentine s’est mesurée à l’Angleterre, et l’arbitre était allemand. Comme par hasard, la finale s’est jouée entre l’Angleterre et l’Allemagne. » Avant de rappeler : « L’Angleterre n’a d’ailleurs plus jamais rien gagné depuis ce Mondial. »
Ces humiliations se paieront, bientôt : l’Europe perdra la Fifa. Et le business remplacera la politique ...
In "Comment ils nous ont volé le Football " par Antoine Dumini et François Ruffin de Fakir Editions.
Source :
Coupe du Monde, un miroir du siècle, François Thé baud.
Manuscrit non publié.