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Et puis mon père est mort
Hommage de Nazim ? son père Ali Boudjenah Prononcé le 1er mars au Théâtre des Cinq Diamants ? Paris
jeudi 17 mars 2011
D’abord j’ai pleuré mon papa, mon tendre papa, que j’embrassais tous les soirs sur le front avant d’aller me coucher ou quand il rentrait du travail le soir toujours ? la même heure : 19h. C’était un homme fidèle. A ses amis, ? ses amours, ? sa famille, ? ses idées. A lui-même. Je me suis rendu compte tardivement qu’il était rare d’être aussi fidèle.
La plupart des gens, au bout d’un certain temps de vie commune, rentrent un peu plus tard du travail, ils ont « encore du travail », il ne faut pas qu’on les attende pour dîner. Ou bien « ils ont besoin d’être un peu seuls pour réfléchir » ou bien « finalement ils n’ont plus trop envie ». Certains vont jusqu’ ? retourner leur veste, en fin de compte, « c’est pas qu’ils regrettent mais bon… » C’est marrant, je m’aperçois aujourd’hui que mon père n’a jamais, jamais, jamais, devant moi, douté, et donc, trahi rien ni personne. Il serait mort pour ses idées. Il est mort avec.
Tous les dimanches, il faisait un couscous, ça lui prenait toute la matinée. Et puis on passait l’après-midi ensemble, il nous accompagnait, mon frère et moi au foot, tous les dimanches, même si on jouait dans des villes très loin de chez nous, genre Rueil-Malmaison, Meaux, Versailles. Les lilas. Les lilas c’était moins loin. Mais souvent contre Les lilas il y avait bagarre. Alors il nous demandait ? mon frère et moi avec l’autorité de celui qui sait de quoi il parle, de ne pas nous battre. Moi, personnellement, ça ne m’a jamais trop attiré la bagarre de toute façon mais ça m’a marqué, ç ? : Mon père qui m’explique posément et fermement qu’il y a quelque chose d’absolument essentiel pour l’humain dans le fait de refuser la violence. Dans le fait de dire non ? la guerre.
D’ailleurs je me souviens qu’ ? la maison il y avait pas mal de journaux, d’autocollants, de badges, d’affiches, avec cette expression : « non ? la guerre ». Parfois le soir des gens venaient ? la maison pour « discuter » de tout ça sans doute. C’est ce que je me disais. Je les admirais beaucoup ces gens qui avaient tant de choses passionnantes et visiblement très importantes pour eux et pour le monde, ? dire. Parfois même l’un deux s’emportait tellement dans sa passion de parler qu’il en arrivait presque ? faire la guerre aux autres. Il criait. Puis ça se calmait. Il était tard, il fallait rentrer. Je les trouvais fascinantes ces réunions. Vous vous rendez compte ? Se réunir pour parler de l’avenir du monde ? Chercher des solutions. Prendre ensemble des décisions. Donner son avis, se révolter. Faire de la politique. Vous imaginez ça aujourd’hui ?
Il n’y a qu’un truc que je n’aimais pas dans ces réunions. Les clopes. Franchement aujourd’hui il faut le reconnaître : ça fumait trop fenêtres fermées. Il y avait trop de cendres sur les tables. Et c’est mauvais pour la santé. Mon père me demandait souvent de ne pas parler de ces réunions, et du fait qu’il appartenait ? un parti clandestin, j’aimais bien, j’avais l’impression d’être le fils d’un agent secret, je doute que mes camarades d’école primaire aient été intéressés trente secondes par le fait que mon père appartenait au parti communiste algérien, et je pensais que mon père exagérait un peu mais quand j’y repense j’avais tort de tourner tout ça en dérision. Sur ce que sont capables de faire les hommes, en terme de violence, il en savait bien plus que moi. Il en avait vu bien plus que moi. Moi mon modèle c’était Robert de Niro. Lui c’était Che Guevara. Un type qui disait des trucs comme ça : « Soyons réalistes, faisons l’impossible » ou « Les personnes peuvent mourir, mais jamais leurs idées » « Peu importe où nous surprendra la mort. Qu’elle soit la bienvenue, pourvu que notre appel soit entendu, qu’une autre main se tende pour empoigner nos armes et que d’autres hommes se lèvent ». Un homme qui parlait ? ses enfants comme ça : « Soyez surtout capables de ressentir, au plus profond de vous-mêmes, toute injustice commise contre quiconque en quelque partie du monde. C’est la plus belle vertu d’un révolutionnaire. A toujours, mes enfants, j’espère vous voir encore. Un grand et fort baiser de papa » « Les honneurs ça m’emmerde ».
Ali aussi, Il y avait oh, pas mal de choses qu’il n’aimait pas. Les honneurs, donc. Les capitalistes. Les racistes. Les colons, enfin, non, ce qu’il appelait « les colonialistes ». L’armée française. Et ceux qui traitaient les arabes ? l’époque comme des esclaves, ou des chiens, des sous-hommes, quoi, des indigènes, comme l’administration les appelait. Mon père n’aimait pas la religion. Catholique, musulmane, juive, bouddhiste, tout ce qui est religieux. Pour les mêmes raisons , parce qu’il voyait bien qu’il y en avait certains, des religieux, qui profitaient un peu beaucoup des honneurs et des privilèges que leur position leur donnait pour taper sur le pauvre hère qui n’avait pas leur chance. Et puis de toute façon Dieu il s’en foutait. « S’il me veut il n’a qu’ ? me prendre ! » il avait toujours l’air de dire ça ! La mort il s’en foutait aussi. Pendant les longues semaines où la maladie l’a peu ? peu ravagé, pas une fois je ne l’ai vu évoquer la mort, même si je sais qu’il y pensait, dire : « je vais mourir. »
Parfois nous nous serrions dans les bras et nous savions l’un et l’autre que c’était les dernières fois. Nous le sentions dans nos veines. Nous le voyions dans nos yeux. Papa tu n’avais pas besoin de me dire « je t’aime » ? ce moment l ? . Je le sentais tellement fort. Je sentais tellement fort que tu m’aimais tellement. Je crois en Dieu. Et en la vie « après la mort », comme on dit. Oh, pas pour me rassurer ou me consoler : rien ne me rassure ni ne me console en cette heure. Mon père non. Il aurait pu se mettre ? y croire ? l’approche de la fin. Il aurait pu avoir peur, se poser des questions. Ou se rassurer. Il s’en foutait. Ironie de l’histoire, lui qui a été élevé dans la religion musulmane la plus pure, lui qui connaissait le coran par cœur ? l’âge de 7 ans, il ne croyait pas. Et moi qui ai eu l’éducation inverse, je crois. Et je crois qu’il est l ? , avec nous.
Et je crois et je sens qu’il sera toujours l ? avec ceux qui le souhaitent pour continuer ? mener ? bien son combat de toujours : La lutte pour l’égalité entre les hommes. La défense des humiliés contre les oppresseurs. La lutte contre le racisme. Pour l’alphabétisation des masses. La culture pour tous. Le confort pour tous. La paix dans le monde. La paix dans la ville. Le partage des richesses. La lutte contre l’obscurantisme religieux. La lutte contre l’exploitation de l’homme par l’homme. Dussions-nous pour cela vivre ? Paris, sous la pluie, dans le froid, la grisaille et les soucis. La révolution. Quand mon père est mort et qu’il est parti, comme ça, j‘ai ressenti beaucoup de respect pour lui, en plus de la peine et de l’amour, j’ai ressenti beaucoup de respect. Ce que l’on ressent devant quelqu’un de très courageux et de très sage, qui est en train de nous apprendre quelque chose. A partir peut-être. Pas seulement ? mourir. Ce n’est pas la première fois de son existence qu’il est le premier de la famille ? partir. (Dans notre famille, il y a eu, comme expérience de la mort, le père de ma mère, mais c’était avant que je naisse, et Yasmine avait 1 an ? peine.) La première fois, c’est quand il était parti d’Algérie. Contraint et forcé par la police du FLN qui le recherchait pour le mettre en prison parce qu’il était communiste.
Je ne sais pas ce que tu m’as appris, Papa, quand tu es mort jeudi dernier. Mais je sens que c’est essentiel et dynamique, et que cela me fait progresser dans le savoir humain. Tu m’as appris qui tu es, qui tu étais. Toi, quand tu as perdu ton père, tu avais huit ans et lui trente. Tu n’as pas su me dire de quoi est mort ton propre père. Tu ne le savais pas. Je mesure aujourd’hui ce que tu as dû ressentir ? l’aune de ce que je ressens aujourd’hui de ta perte, moi qui ai toute de même 38 ans. Trente ans d’un côté, huit ans d’un autre. Et moi je sais de quoi tu es mort et je m’y suis préparé, et j’ai pu t’accompagner. Je vois mieux aujourd’hui qui j’avais en face.
Je vois ce petit garçon de huit ans ? la si prodigieuse mémoire devenir trop tôt, bien trop tôt l’homme de la famille. Entrer ? l’école française. Seul indigène admis ? pénétrer le sanctuaire de l’école coloniale, pour y trier consciemment ses exotismes. Seul arabe dans une classe de français. 1944. 45, 46 … les années passent et tu gagnes tes galons d’instituteur, tu commences ? gagner ta vie, mais surtout pour ta petite sœur et pour ta mère. Avec elle tu arrives ? Oran dans les années 50 et tu deviens directeur de l’école.
L’Algérie ? l’époque, était encore la France. Je suis fatigué. D’avoir pleuré, d’avoir mal de ton départ. Fatigué aussi de n’avoir pas le temps de vivre, de vivre les moments importants de la vie, ? cause de « ce travail difficile », que je fais et que tu avais appris ? connaître, le théâtre, je me souviens, tu me disais souvent qu’il fallait que je me repose, parce que je fais un « travail difficile … » Je me souviens aussi comme tu nous expliquais dans notre enfance les raisons pour lesquelles il fallait faire la révolution. C’était pour ça justement, pour que le travailleur ait le temps de se reposer, pour qu’il sorte de l’exploitation, comme tu disais, tu disais souvent « l’exploitation », les exploités ; ces exploiteurs de capitalistes.
Je voudrais avoir le temps de te dire au revoir et de transformer ton absence en présence. La première fois que je t’ai vu mort, je suis rentré dans ta chambre, je me suis assis près de toi et j’ai pleuré mais ce n’était pas que la peine. Mes larmes semblaient me rapprocher de toi. Évidemment je n’avais jamais pleuré autant en ta présence ! Ton corps abandonné par ce qui l’animait ne semblait pas meurtri, juste amoindri, asséché, et surtout, soulagé. Il y avait quelque chose. Quelque chose qui fait du bien. J’étais dans ton destin. Tu m’avais pour une fois tenu informé. Et je témoignais de toi comme pour la première fois. Je me suis raisonné. Je me suis dit que ce que j’étais en train de vivre et toi de mourir, je l’avais déj ? vu plusieurs fois en songe, et que rien n’était véritablement injuste parce que de la vie que tu as vécue, tu peux dire : « j’ai donné ce que j’avais ? donner, j’ai fait ce que j’avais ? faire, j’ai reçu ce que j’avais ? recevoir. »
Ce n’est pas comme si il t’était arrivé quelque chose d’injuste, c’est plus un truc que tu es un des premiers parmi nous ? faire, un truc qu’on fera tous un jour ou l’autre, et auquel on préfère ne pas penser la plupart du temps parce qu’on préfère je sais pas vraiment pourquoi mais on préfère. Toi tu as toujours aimé faire un peu scandale, ruer dans les brancards, j’avais honte (maintenant je peux bien te le dire) souvent quand tu prenais la parole en public, en vacances, en promenade, et que tu parlais fort parce que tu n’étais pas content de ceci ou de cela, mais tu vois, j’en ai fait mon métier finalement, de parler en public. Voire de faire scandale.
C’est un scandale si je dis que je ne considère pas ta mort comme une fin mais comme un début ? C’est un scandale si je dis que depuis que tu es mort, je ne t’ai jamais senti autant près de moi ? Si ? C’est un scandale si je dis que tu es mort au bon moment ? Tu n’aimais pas te voir en vieux. En fardeau. Un jour tu m’as fait comprendre que tu n’arrêterais jamais d’être jeune. A ta manière. Ton grand sourire et ta conviction profonde. Et le destin dans tes yeux. Je m’en souviens. Tu n’es pas un fardeau. Tu es mon aide précieuse. Combien déj ? quand tu étais vivant tu venais me voir dans les coulisses de mon théâtre, moi tout morfondu de trac et de désespoir, pour me soutenir et me dire que j’ai tort de m’en vouloir comme ça, que je suis un bon garçon, qu’il ne faut pas que je sois trop exigeant, qu’il faut me calmer, me calmer. Faire la paix. Et je rentrais sur scène plein de confiance et content que tu sois venu, et j’étais bon ces fois-l ? .
Maintenant je sais que tu seras toujours l ? , et ce, dans ta présence la plus parfaite, la plus efficace : ta loi, ta parole, ton désir de justice et d’équité, ta ténacité. Tu seras toujours présent en moi. Je serai toujours ? ton écoute Nous irons loin Jusqu’ ? la victoire Jusqu’ ? la fuite des tyrans Jusqu’ ? la paix des braves La paix des travailleurs. Et la seule fin qui compte. La fin de l’histoire. Quand elle aura lieu. Ton bras sera sur mon épaule. Le mien sur celui de mon fils. Ahmed et Snoussi seront l ? eux aussi, bras dessus bras dessous, et toute l’humanité. Il fera chaud et frais. Nous apprécierons notre terre. Nos champs, nos arbres, nos fleurs et les oiseaux, ton âne, et les lions, tous les lions, joueurs ou endormis. L’un d’entre nous dira : « alors ? » Et nous sourirons tous, prêts ? recommencer.
Nazim Boudjenah
07.03.11