Accueil > Hommages > Hommage aux amis et aux camarades disparus > Henri Alleg > Henri Alleg, un engagement communiste, La Question, un témoignage pour (…)
Henri Alleg, un engagement communiste, La Question, un témoignage pour l’Histoire
dimanche 29 janvier 2017, par
« La guerre, rien que la guerre »
Le 7 janvier 1957, le gouvernement Guy Mollet ayant délégué les pouvoirs de police à l’armée, 10 000 paras défilent dans Alger, une démonstration de force qui marque la mise en action conjuguée de la 10e division parachutiste du général Massu, du 3e régiment de parachutistes coloniaux du colonel Bigeard, du groupe de renseignement et d’exploitation du capitaine Léger, du Dispositif de protection urbaine du colonel Trinquier. Le commandant Aussaresses coordonne l’activité de la police et de la 10e D.P. et le colonel Godard met en application les méthodes de la guerre contre-insurrectionnelle théorisées par le colonel Lacheroy et les futurs généraux Jean Némo et Jacques Hoggard. L’objectif : « terroriser, retourner, pacifier ». Le gouverneur général de l’Algérie, Robert Lacoste, non seulement couvre la répression et les méthodes utilisées, mais déclare « vouer à leur mépris » ceux qui les dénoncent. C’est le commencement de ce que les historiens dénommeront la bataille d’Alger, l’un des moments les plus sombres de la guerre d’Algérie.
Pour éradiquer la lutte du peuple algérien, dans les campagnes, on détruit les villages, on regroupe la population dans des camps, créant ainsi, vidées de leur population, des zones interdites où l’on tire sur tout ce qui bouge ; dans les villes, on va multiplier les rafles et généraliser la torture. Seulement à Alger, on comptera plus de 3 000 disparus ; les familles n’auront jamais connaissance des conditions de leur mort. Parmi eux, Maurice Audin et Omar Djeghri.
Henri Alleg et Alger républicain
Dès septembre 1955, le PCA dissous et Alger républicain interdit, Henri Alleg multiplie les interventions pour la reparution du journal ; en novembre 1956, la répression s’intensifie, de nombreux militants du PCA sont arrêtés ou assignés à résidence, Henri Alleg passe dans la clandestinité. À plusieurs reprises il échappe aux parachutistes et, le 12 juin 1957, voulant prévenir Maurice Audin de l’arrestation de camarades, il sonne à sa porte. Maurice a été arrêté le jour avant, les policiers sont là, il tente de s’échapper, mais la souricière se referme.
Le 13 juin, sans qu’elle sache qu’Henri est arrêté, les paras interrogent Gilberte Alleg ; dès qu’elle est libre de ses mouvements, elle se rend à l’hôtel Aletti où les collectifs d’avocats siègent en permanence pour recevoir les plaintes des familles. C’est là qu’elle apprend l’arrestation d’Henri, elle multiplie les interventions pour savoir où il est détenu et s’il n’est pas, comme Maurice Audin, un « disparu ». Une mesure d’expulsion est prise à son encontre, mais arrivée en France, Gilberte va inlassablement continuer à alerter la presse et l’opinion.
Henri est à El Biar ; supplicié comme des milliers d’autres, il ne cède rien à ses tortionnaires. Ayant « payé le prix le plus élevé pour le simple droit de rester un homme parmi les hommes » [1], il est transféré au centre d’internement de Lodi, où il rédige une plainte auprès du procureur général d’Alger pour fait de torture ; le 30 juillet, L’Humanité et Libération [2] publient sa plainte, les journaux sont saisis, mais le silence est brisé.
L’importance de témoigner
Du camp de Lodi Henri Alleg est transféré à Barberousse pour être « jugé ». Là commence l’histoire d’un livre qui va marquer son siècle, La Question. Léo Matarasso, un des avocats d’Henri Alleg, lui suggère de témoigner sur les sévices subis, sévices qui ne sont pas des bavures, mais un système, « la guerre psychologique », théorisée et enseignée à Paris, à la caserne Lourcine. L’Instruction provisoire sur l’emploi de l’arme psychologique, précise clairement que « L’action et la guerre psychologique ont pour caractéristiques communes d’agir sur le psychisme individuel et collectif. Leurs données et leurs méthodes sont différentes. L’action psychologique concerne le milieu ami et se règle sur le respect de la personnalité de ceux auxquels elle s’adresse. La guerre psychologique est dirigée contre des ennemis et cherche à s’assurer la maîtrise de leurs attitudes et de leurs comportements. »
Henri Alleg répond à Léo Matarasso, nous sommes des milliers de suppliciés à pouvoir témoigner. Oui, tous peuvent témoigner, mais ils sont peu nombreux ceux qui sont en mesure d’écrire leur témoignage. Henri Alleg convaincu, il faut s’organiser pour tromper la vigilance des gardiens. Ses deux compagnons de cellule, mis au courant, acceptent de le couvrir. Commence alors la rédaction, d’une écriture minuscule, sur des pages de cahiers d’écoliers pliées et repliées, dissimulées dans la cellule, avant que les avocats ne les sortent de la prison et que Gilberte ne les déchiffre et tape le manuscrit.
La recherche d’un éditeur
Le manuscrit, intitulé Interrogatoire sous la torture, est envoyé à des éditeurs susceptibles de publier ce document accusateur. Alors que la qualité de l’écriture est reconnue, que la gravité des faits et l’importance de les dénoncer sont évidentes, que les accusations portées désignant nommément les tortionnaires sont vérifiées, Léo Matarasso et Gilberte Alleg ne rencontrent auprès des éditeurs contactés que réserves, réticences et finalement refus.
Devant la difficulté de trouver un éditeur, il est envisagé de publier le texte d’Henri Alleg comme un Cahier du secours populaire, mais Léo Matarasso défend avec obstination l’importance, pour toucher un public aussi large que possible et susciter des réactions dans la presse, que le récit paraisse sous la forme d’un livre. Ce point de vue se vérifie, Jérôme Lindon publie dans ce moment aux Éditions de Minuit Pour Djamila Bouhired, du nom d’une jeune militante du FLN, arrêtée deux mois avant Henri, torturée et condamnée à mort. L’émotion soulevée par la publication du livre lui a évité d’être exécutée, mais sa parution a aussi ouvert, renforçant le camp « de la contre-propagande française », pour reprendre les mots de Jacques Soustelle, un front éditorial, qui vient s’ajouter aux fronts politique, militaire, diplomatique, judiciaire et de l’insoumission contre cette guerre. Ce front éditorial va jouer un rôle important pour la prise de conscience dans l’opinion française et en particulier dans la génération appelée à faire cette guerre, des abominations qui se commettent.
La Question
Le manuscrit est envoyé par la poste aux éditions de Minuit. Quand Gilberte Alleg prend contact, bien que Jérôme Lindon sache que la publication tombe sous le coup de la loi et qu’il prend le risque, en cas de procès et d’une condamnation, d’une faillite financière des éditions, il accepte, selon Léo Matarasso « avec empressement » de publier le manuscrit. Avec empressement, mais surtout, en conscience : Jérôme Lindon a déjà publié L’Algérie en 1957, de Germaine Tillion et Pour Djamila Bouhired et travaille alors, en étroite collaboration avec Pierre Vidal-Naquet, à la rédaction de L’Affaire Audin, dont les protagonistes sont les mêmes que dans l’affaire Alleg.
Le 18 février 1958 parait La Question. Jérôme Lindon n’a pas retenu le titre proposé, Interrogatoire sous la torture - comme il le précisait souvent, un titre doit être court. La Résistance et le nazisme restent des références prégnantes et, sur la quatrième de couverture, on lit une citation de La culpabilité allemande, de Karl Jaspers : « Celui qui est resté passif sait qu’il s’est rendu coupable chaque fois qu’il a manqué à l’appel, faute d’avoir saisi n’importe quelle occasion d’agir pour protéger ceux qui se trouvaient menacés, pour diminuer l’injustice, pour résister. »
Le livre fait événement, suscitant des articles d’Alain Jacob dans Le Monde, Edgar Morin dans L’Express, André ? Wurmser dans L’Humanité, Maurice Clavel dans Combat ; France Observateur et Libération publient des extraits du livre. À l’Assemblée nationale, les tenants de l’Algérie française demandent des mesures contre « la presse défaitiste et diffamatrice de l’honneur de l’armée ». Il n’est pas donné suite à l’interpellation de Pierre Cout, député progressiste, concernant la torture, ni à celle de Pierre Villon, député communiste, contre les saisies. En quinze jours, trente mille exemplaires de La Question sont vendus, suscitant cette interrogation obligée : « Les bourreaux sont-ils au-dessus des lois ? Non, alors il faut que justice se fasse ! »
La saisie
Le 6 mars, Jean-Paul Sartre publie dans L’Express son texte Une victoire, celle de Henri Alleg sur ses tortionnaires. L’hebdomadaire est saisi. Les Temps modernes impriment Une Victoire, les exemplaires sont saisis chez l’imprimeur et les plombs détruits. Raillant la censure, Le Canard enchaîné publie le texte de Sartre en utilisant des caractères qui nécessitent de le lire avec une loupe.
La voix de ceux qui refusent le recours à la torture et dénoncent le pouvoir qui la couvre, voix minoritaire mais s’appuyant sur des faits incontestables, ne peut plus être ignorée. Le 25 mars, Jérôme Lindon fait placarder dans Paris de grandes affiches reproduisant en noir et blanc la couverture de La Question, une citation de Sartre et une photo d’Henri Alleg ; chacun est confronté au regard du supplicié, la seule réponse du gouvernement est le recours aux lois d’exception.
Le 27 mars, le livre d’Henri Alleg est saisi « pour participation à une entreprise de démoralisation de l’armée ayant pour objet de nuire à la défense nationale ». Depuis le XIXe siècle, sauf sous le régime de Vichy, il n’y avait pas eu en France de livres saisis pour des raisons politiques. Huit mille exemplaires sont confisqués aux éditions de Minuit, chez le diffuseur et dans des librairies. Le Centre du Landy, créé à l’initiative de Robert Barrat, réédite La Question et Une victoire dans son journal Témoignages et Documents, il est diffusé à plus de quatre-vingt-dix mille exemplaires.
Contre le droit de torturer
Pour répondre à la saisie, Jérôme Lindon rédige une « adresse solennelle au président de la République René Coty », qu’il soumet à trois prix Nobel de littérature : Albert Camus, Roger Martin du Gard et François Mauriac, ainsi qu’à André Malraux et à Jean-Paul Sartre :
« Les soussignés : protestent contre la saisie de l’ouvrage d’Henri Alleg La Question, et contre toutes les saisies et atteintes à la liberté d’opinion et d’expression qui l’ont récemment précédée ;
– demandent que la lumière soit faite, dans des conditions d’impartialité et de publicité absolues, sur les faits rapportés par Henri Alleg ;
– somment les pouvoirs publics, au nom de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, de condamner sans équivoque l’usage de la torture, qui déshonore la cause qu’ils prétendent servir ;
– et appellent tous les Français à se joindre à eux en signant la présente ‘adresse solennelle’ ».
Si les signatures de François Mauriac et de Jean-Paul Sartre sont acquises au vu de leur engagement contre la guerre et la torture, celles de Roger Martin du Gard et d’André Malraux le sont moins. Le premier écrit le 2 avril 1958 à Jérôme Lindon : « Je ne crois guère à l’efficacité des protestations collectives, et je m’abstiens en général de signer des textes dont je n’ai pas choisi les termes... Cependant, l’affaire dont il s’agit est de telle nature et ses suites peuvent avoir de si graves conséquences pour l’avenir que je n’hésite pas à vous donner mon accord. » Le second, rompant son silence sur la question algérienne, accepte aussi de signer.
Albert Camus, dans une lettre à Jérôme Lindon, répond le 7 avril : « J’ai décidé, il y a plus d’un an, après avoir reconnu ce qui me séparait définitivement de la gauche comme de la droite sur la question algérienne, de ne plus m’associer à aucune campagne publique sur ce sujet », précisant : « même lorsque cet objectif est valable, et c’est le cas ».
Ce refus de l’écrivain, dans la logique de sa déclaration de Stockholm lors de la remise du prix Nobel trois mois auparavant, n’en est pas moins révoltant.
La réédition de La Question en Suisse
Je suis évidemment personnellement très attentif à ces événements, en diffusant à La Cité à Lausanne les ouvrages faisant connaître la réalité de la guerre d’Algérie, je participe à dénoncer l’ordre colonial et marque ma solidarité avec le peuple algérien. Dans les jours qui suivent la saisie de La Question, je rencontre Jérôme Lindon ; nous échangeons sur l’aberration de la saisie du livre et sur les dispositions prises, malgré son interdiction, pour sa diffusion. Il me demande si une réédition en Suisse est envisageable. Deux raisons à sa proposition : d’abord, montrer au pouvoir « que la vérité ne peut être tue » et que la saisie ne signifie pas la mort du livre et de la dénonciation qu’il porte, mais aussi qu’il y aurait une forte symbolique à ce que le livre reparaisse en Suisse où, sous l’Occupation, était publiée la littérature clandestine interdite en France [3]
Répondre positivement à la demande de Jérôme Lindon n’a nécessité aucun temps de réflexion mais demandait de résoudre des questions pratiques, en premier lieu celle de l’éditeur. Une position prise lors de l’Occupation allemande ne préjuge pas de celle qui peut être adoptée s’agissant du colonialisme français, un brûlot comme La Question est peu conforme à ce que les éditeurs suisses publient et soumettre le projet, revient à le dévoiler. À mon retour à Lausanne ma décision est prise : La Question reparaîtra sous le logo de La Cité.
Il faut alors trouver un imprimeur de confiance. L’importance et le mérite des imprimeurs qui, au cours de la guerre d’Algérie, ont produit les livres interdits, des tracts et des journaux sont trop rarement soulignés. Je contacte Jean Ganguin qui appartient à cette tradition d’imprimeurs pour lesquels la liberté d’expression est aux fondements du métier. Publier La Question relève pour lui d’une attitude morale, d’une éthique professionnelle ; cela lui vaudra d’être interrogé par la police, il sera l’objet de pressions, jamais il ne cédera.
Reste à résoudre, sans quoi rien n’est possible, la question financière. Je demande à ma mère de me prêter 5000 francs suisses (environ 8000 euros), ses économies, pour faire un versement initial à Jean Ganguin. C’est ainsi que quatorze jours après sa saisie, le témoignage d’Henri Alleg, augmenté du texte de Jean-Paul Sartre, Une victoire, est en librairie.
Un engagement anticolonialiste et internationaliste
Dans un avant-propos, j’indique simplement : « À ce jour, aucune poursuite n’ayant été engagée, la véracité des faits est donc implicitement reconnue. La seule raison de saisir, c’est de refuser aux Français le droit de savoir ‘ce qui se fait en leur nom’. La démoralisation de l’armée, c’est empêcher certains hommes d’assouvir leur haine des hommes dans la tranquillité. Cette édition n’a pas pour but de calomnier un pays que nous savons aimer, mais la cruauté et la sauvagerie de ce document sont telles qu’il est impossible de se taire. » Rééditer La Question est un acte dérisoire au regard d’Henri Alleg et des Algériens torturés, ne pas le faire eût été « manquer à l’appel ».
Djamila Bouhired, Henri Alleg, Maurice Audin et tant d’autres témoignages accusent, mais la chape de silence est maintenue, l’irréfutable est toujours nié. Le 13 mai 1958, la IVe République sombre, l’« Algérie française » parait triompher ; c’est ne pas avoir entendu la volonté irréductible du peuple algérien à être indépendant. Cette guerre qui dure depuis quatre ans va se poursuivre pendant quatre autres longues années, d’autres témoignages vont jouer un rôle essentiel pour révéler l’engrenage de la violence et aller vers une Algérie indépendante, mais La Question d’Henri Alleg est en France et dans le monde le témoignage qui a le plus participé à dénoncer cette guerre coloniale. Ce livre fut à la guerre d’Algérie ce que fut la photo de Nick Ut lors de la guerre du Vietnam, montrant des enfants brûlés au napalm fuyant sur une route.
Son rôle fut grand non seulement en France, mais dans le monde pour faire connaître, douze ans après la fin du nazisme, la réalité de l’ordre colonial et de la guerre coloniale [4]. La Question a internationalisé la dénonciation du recours à la torture, ce qui a grandement aidé la cause du peuple algérien, mais aussi, Henri Alleg a vaincu la bête humaine et cette victoire, celle de l’homme, celle du communiste, aujourd’hui comme hier, nul ne peut l’effacer.
Henri, l’ami
Henri était alors pour moi un texte et une photo. C’est seulement, en raison de nos parcours et des événements, dans les années 1990, quand je suis venu habiter Paris, que nous nous sommes rencontrés pour la première fois. Je fis d’abord la connaissance de Gilberte, lors de réunions du Comité Rosenberg, au sein duquel elle marquait sa fidélité à sa vie d’engagements militants. Puis, lors d’un débat, trente-cinq ans après la réédition de La Question, ce fut ma rencontre avec Henri, sa simplicité, ses convictions, son humour, la première accolade. Don de persuasion, don de conteur, chacune de nos rencontres fut un moment chaleureux.
Il y eut une dernière, un repas à la maison avec un ami commun, l’avocat Pierre Braun ; engagement fut pris de se retrouver pour un couscous chez Henri, les aléas de la vie ne le permirent pas.
Merci Henri.
Nils Andersson
.
Ces notes puisent dans la mémoire et les ouvrages suivants :
Henri Alleg, Mémoire algérienne : souvenirs de luttes et d’espérances, Éditions Stock, 2005
Nils Andersson, Mémoire éclatée, de la décolonisation au déclin de l’Occident, Éditions d’en-bas, Lausanne, 2016
Alexis Berchadsky, La Question d’Henri Alleg, un livre événement, Éditions Larousse, 1991
Hafid Keramane, La Pacification, livre noir de six années de guerre, Éditions les Petits Matins, 2013, Chihab Éditions, Alger, 2014
Anne Simonin, Le droit à la désobéissance, les Éditions de Minuit en guerre d’Algérie, Les Éditions de Minuit, 2012
[1] Jean-Paul Sartre, Une victoire.
[2] Dirigé par Emmanuel d’Astier de la Vigerie.
[3] Aux éditions Les Portes de France, Les Cahiers du Rhône, Le Cri de la France et par ce passeur de livres interdits que fut Franc ?ois Lachenal
[4] Nombre de traductions