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La Loi d’orientation agricole du 3 août 2008*

vendredi 21 mai 2010, par Alger républicain

Un redoutable arsenal juridique de dépossession de la petite paysannerie camouflé sous le vernis de l’objectif de « sécurité alimentaire »

La Loi d’orientation agricole qui vient d’être promulguée n’a fait l’objet d’aucun débat sérieux. Pourtant elle concerne l’avenir de centaines de milliers de paysans et elle engage la sécurité alimentaire du pays. Comme à leur habitude les députés sans légitimité l’ont adoptée en évitant de soulever les questions de fond qui auraient dévoilé les buts véritables de cette loi.

En dehors d’une disposition peu réaliste qui interdit de façon catégorique de toucher aux terres à vocation agricole, la loi se compose de généralités qui exigent l’adoption d’autres lois par l’Assemblée nationale. Il est prévu aussi que d’autres textes de clarification passeront par la voie “réglementaire”, ce qui donnera au gouvernement le moyen de court-circuiter sa propre majorité parlementaire pour empêcher tout dérapage qui pourrait nuire aux buts dissimulés.

Un patrimoine foncier très convoité

Mais ces généralités sont formulées de façon subtile. Elles sont dangereuses pour les petits fellahs et ceux qui n’ont pas d’autres ressources que leur lopin pour vivre. La loi semble avoir été rédigée de façon à permettre sous un semblant de légalité tous les actes arbitraires qui seront perpétrés au profit des spéculateurs et de leurs protecteurs haut placés sous couvert de « modernisation ».
Les terres agricoles appartenant à l’Etat seront mises à la disposition de ceux qui les exploitent sous forme de concessions pour des durées déterminées. Ces terres proviennent des domaines coloniaux nationalisés en 1963 une année après l’indépendance. Elles sont encore exploitées par des dizaines de milliers d’anciens travailleurs des ex-Domaines dits “autogérés” ou par leurs ayants droit. Leurs exploitants sont théoriquement regroupés depuis la “réforme” de 1987 en Exploitations agricoles collectives ou individuelles, ceux du moins qui ont réussi à ne pas s’en faire dépossédés dans les années 90 par les puissants du régime. Elles se composent aussi de terrains domaniaux ou communaux redistribués lors de la Révolution agraire au profit de nombreux travailleurs agricoles ou paysans sans terre. L’ensemble de ces terres couvrait encore dans les années 1980 près de trois millions d’hectares. Quant aux terres “utiles” de la steppe qui suscitent de plus en plus beaucoup de convoitises au sein d’un nouveau type de groupes mafieux, elles s’étendraient sur 20 millions d’hectares.

Comment légaliser la spoliation des travailleurs agricoles ?

Depuis 1987 des superficies importantes, parmi les plus fertiles et les mieux situées sont cependant passées entre les mains de privilégiés assoiffés de rentes. Ces terres sont à ce jour détenues de façon illégale par ces derniers même si les notaires semblent avoir été autorisés durant les années du grand terrorisme par simple circulaire et au mépris de la Loi à entériner les actes de transfert de terres de l’État à d’autres personnes que celles prévues par la réglementation.
Les luttes à mort au sein des divers clans du régime pour l’appropriation des terres de l’État et la légalisation des situations de fait accompli ne semblent pas avoir débouché sur des consensus acceptables par toutes les bandes de rapaces qui se disputent le contrôle des coulisses du pouvoir. La concession, moyennant redevance, semble être le compromis temporairement trouvé pour satisfaire “tout le monde” en attendant que l’évolution espérée du rapport des forces permette de donner en toute propriété les terres agricoles de l’État aux plus riches et aux mieux introduits. Justement cette loi introduit, pour la première fois depuis l’indépendance dans un texte législatif, le principe de la concession des terres de l’État non plus seulement à des personnes physiques mais aussi à des “personnes morales”, c’est-à -dire à des entreprises capitalistes. D’où l’État va-t-il puiser les terres à concéder à des sociétés si ce n’est en les enlevant aux attributaires qui y ont été installés depuis plus de 30 ans ? Pour les en déloger il faut bien commencer par revoir les critères et conditions d’attribution des terres de l’État en annulant les anciens textes marqués par l’esprit « socialiste » favorable aux travailleurs de la terre. Rien ne sera laissé au hasard. Un “texte législatif particulier” va changer les nouvelles “conditions et modalités d’exploitation des terres agricoles” de l’État (article 17 de la Loi). Les anciennes conditions et modalités d’affectation avaient déjà été définies pour des dizaines de milliers d’exploitants en 1987. Ce qui d’ailleurs n’a pas empêché les autorités locales de déchoir arbitrairement de leur titre d’exploitation des milliers de travailleurs qui avaient le malheur de détenir des terres à haute valeur spéculative près des villes, au prétexte qu’ils avaient abandonné le travail de la terre. En réalité de très nombreux exploitants des terres de l’État ont été étranglés par les banques qui leur refusent les crédits sous prétexte … qu’ils ne peuvent constituer une hypothèque sur une terre qui ne leur appartient pas !

Cette situation absurde, créée par les « réformes », les a poussés à s’associer à des spéculateurs bénéficiant de la complicité des responsables des banques et du pouvoir bien que la plupart d’entre eux ne possèdent rien pour garantir le remboursement de leurs emprunts. Le plan de ces derniers était de s’introduire dans les exploitations agricoles issues de la redistribution des anciens Domaines de l’État puis de mettre la main sur leurs terres, en échange de dessous de table consistants, après avoir réussi à « dégoûter » à mort leurs exploitants légaux. La réforme de 1987 avait morcelé les domaines agricoles l’État mais maintenu le principe que ces terres ne pouvaient être attribuées qu’aux travailleurs salariés que ces domaines employaient et de les remplacer, en cas de désistement, par les travailleurs qui ne vivent que du travail de la terre, « directement et personnellement ». Étant donné que la nature du régime avaient fini dans les années 1980 par être dominée par les spéculateurs, accapareurs et profiteurs aspirant à s’ériger en nouvelle classe rentière dominante, ces réformes, qu’ils avaient en partie dictées, avait donné en même temps le signal à la prise de possession de dizaines de milliers d’hectares par les barons du régime.

La réforme de 1987 avaient en effet ouvert une petite brèche en offrant les « terres marginales » aux anciens moudjahidine dépourvus de ressources. Dans la pratique les terres enlevées grâce à cette « ficelle » n’avaient rien de « marginal ». Il s’agissait de beaux morceaux de terre, comme ceux qui ont été soustraits au domaine Bouchaoui à dix kilomètres de la capitale, et gracieusement cédés à quelques « super anciens moudjahidine » nullement dans le besoin. Devant ce scandale, le gouvernement Hamrouche qui voulait discréditer dans la foulée un clan du régime avait rendu publique en 1990 la liste des accapareurs et les avait sommés de restituer les terres qu’ils s’étaient illégalement attribuées. Inutile de préciser que peu de terres l’ont été effectivement. On peut d’ailleurs se demander si ce n’est pas cette initiative qui avait contribué à sceller le sort de Hamrouche plutôt que sa tendance à chercher un compromis avec les islamistes comme beaucoup l’avaient pensé ou le pensent encore.

Déposséder les petits paysans

La nouvelle loi fournira certainement une nouvelle occasion de chasser tous ceux qui n’ont pas les moyens de se défendre contre l’offensive des spéculateurs bien placés dans le pouvoir.
Elle prévoit en effet le lancement d’opérations de remembrement du sol. Il s’agit en fait d’encourager la constitution de grandes propriétés. Autrement dit, le pouvoir n’a pas l’intention d’aider les petits paysans à intensifier l’exploitation du sol - par l’irrigation, les plantations, l’élevage - pour leur permettre de compenser l’exiguïté de leurs petites propriétés et d’en vivre de façon décente tout en contribuant à augmenter la production. Car ce qui fait qu’une exploitation est grande ce n’est pas forcément la superficie mais l’importance des fonds et des capitaux qui y sont investis. Une exploitation de 5 hectares en irrigué vaut des centaines d’hectares de céréales des Hauts Plateaux. Un fellah possédant moins de 5 hectares nus et ingrats que l’absence d’aide de l’État condamne à végéter peut voir ses conditions de vie s’améliorer radicalement si ce même Etat mettait à sa disposition les moyens de les travailler. Les petits fellahs ne doivent malheureusement pas rêver : le pouvoir de la bourgeoisie compradore n’a pas l’intention de se pencher sur leur sort. Se réfugiant derrière l’alibi de contrer l’émiettement des exploitations agricoles il envisage d’ailleurs dans cette loi de favoriser la concentration de la propriété foncière par la définition de superficies minimum. Seront en conséquence juridiquement nulles par exemple les transmissions par héritage de superficies inférieures à ces minimas. Les exploitants qui refuseront de se plier à cette nouvelle règle n’auront accès ni au crédit ni aux aides de l’État. Autrement dit la seule perspective qui les attend est la misère ou l’exode. En fait c’est une véritable machine de guerre contre la petite paysannerie qui est traîtreusement mise en place.

Autre astuce pour enrichir les “amis” : la loi prévoit de verser dans la catégorie de “l’accession à la propriété privée par la mise en valeur” les terres “non affectées” de l’État. De quoi s’agit-il réellement ? Les auteurs de la Loi restent vagues. Mais il y a tout lieu de penser que cette expression servira à légaliser l’accaparement de nombreuses parcelles agricoles vouées à l’abandon par une urbanisation sauvage, de terrains forestiers bien situés pour l’aménagement de complexes hôteliers de luxe, sans compter les terres steppiques qui s’étendent sur des millions d’hectares. La technique est connue. Les dirigeants arroseront d’aides les « enfants, la famille et les amis » pour leur permettre de procéder à un semblant de « mise en valeur » sur les terres sur lesquelles ils auront jeté leur dévolu – il leur suffira d’y planter pour la forme quelques arbres fruitiers – puis de la leur donner en toute propriété avant qu’elles ne finissent par être converties en parcelles à lotir protégées par les lois qui garantissent le droit des propriétaires à la libre disposition de leur patrimoine.

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Kader Badreddine

Alger républicain septembre 2008


* Cet article a été publié dans le numéro hors-série d’Alger républicain de septembre 2008.