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Le traitement de la "crise algérienne" dans la décennie 90 par la sphère savante française. Pensée pré notionnelle et registre propagandiste*
mercredi 1er août 2012
Smaïl Hadj Ali, universitaire, analyse les positions de scientifiques français sur la décennie 90.
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La Tribune : De quoi est-il question dans votre travail ?
Smaïl Hadj Ali : Avant de répondre à cette question, permettez-moi quelques précautions d’usage. Ce travail n’a pas pour objet la délégitimation des écrits étudiés et de leurs auteurs. Pas de procès en sorcellerie, ni d’intention. Nous nous en tiendrons à la seule critique argumentée, dénuée de tout jugement de valeur. Nous voulons d’autre part nous démarquer de toute forme de dénonciation, car cela est étranger au champ de la recherche, et de plus fait régresser le débat.
Ceci posé, il faut rappeler que la « crise algérienne », ainsi qualifiée en France, de la décennie 90, ce moment de grande « brutalisation » du pays, de la société, initié par le projet théocratique pour tenter de détruire l’État national, a été abondamment traitée, souvent à chaud, parfois avec un peu de recul. Ce travail s’intéresse à son traitement par une sphère savante française composée de chercheurs, d’universitaires : d’historiens, politologues, sociologues, anthropologues, et autres spécialistes de l’islam, etc.).
Pour engager ce travail, nous nous sommes posés un certain nombre de questions, toutes liées à la construction de l’objet de recherche, en l’occurrence « la crise algérienne » :
Ces écrits ont-t-ils obéi aux critères qui fondent les sciences sociales : problématisation, mise à distance de l’objet, conceptualisation ?
Ont-t-ils cédé, ou privilégié, peu ou prou, jugements de valeur au détriment des jugements sur les faits ?
Ont-il su éviter discours essentialistes, ethnocentristes, déterministes, historiquement réservés aux sociétés dites figées, non "complexes" ?
Ont-ils proposé des connaissances dégagées des manières de juger propres au sens commun ?
En un mot, les objets d’études de ces écrits, ont-ils été constatés dans les faits, conquis contre les préjugés, les idées reçues, les apparences, et construits par la raison, laquelle suppose, mise en ordre des faits, rigueur conceptuelle, etc.
Dernière question, d’ordre plus fondamentale : la crise extrême qui a brutalisé l’Algérie a t-elle été pensée comme un moment de l’histoire universelle, ainsi que l’ont vécu de nombreuses nations, ou en termes culturalistes, essentialistes, expression d’une spécificité réductrice, produite par une vision européocentriste ?
Votre travail s’est intéressé aux écrits d’une dizaine d’auteurs.
Oui. La particularité de ces auteurs est leur statut de chercheurs et d’universitaires, c’est-à-dire de détenteurs de savoirs, mais aussi de producteurs et d’émetteurs de connaissances légitimées. Nous avons travaillé sur une quinzaine de textes -livres à caractère scientifique, articles dans des revues scientifiques, mais aussi sur d’autres supports, presse écrite, revues généralistes, à la seule condition que les écrits fussent signés ès qualité.
Nous avons isolé dans la masse de ces textes un très grand nombre de thèmes, mais aussi des questions d’ordre épistémologique, comme par exemple l’usage douteux de l’histoire pour asseoir ou accréditer une démonstration. Pour la rencontre d’Alger, le temps étant contraint, nous n’en avons abordé que trois, et une question de méthode.
Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Les trois thèmes présentés, de manière abrégée, concernaient la représentation de la société algérienne, les femmes algériennes mobilisées contre le projet théocratique, l’État algérien, ses institutions, avec une focalisation toute particulière pour l’A.N.P.
L’Algérie des années 90, y est décrite comme « une société sans État ». Elle est livrée à elle-même. Les mutations, les changements induits par trente années d’indépendance n’y font rien. Certains chercheurs ont semblé opter pour une sorte de macro psychanalyse, en décrétant que les « Algériens ne s’aiment pas », qu’ils « n’aiment pas leur pays, etc. Pourquoi, comment, à partir de quels travaux dans la durée, de quelles enquêtes psychosociologiques, on ne le saura pas.
Le deuxième point abordé, concerne les femmes algériennes qui se sont opposées courageusement et fermement contre les forces théocratiques et leurs bras armés. Elles sont décrites comme « des femmes occidentalisées », elles sont issues « de la bourgeoisie dorée des quartiers chics », donc non représentatives. Elles sont « des pions », « des femmes alibis » du pouvoir, c’est-à-dire manipulées, donc incapables de décider, de se déterminer, en toute conscience.
A ces affirmations non étayées, s’ajoutent des descriptions vestimentaires censées donner d’elles appartenance de classe et identité socioculturelle : « bourgeoises s’habillant à l’occidentale », « femmes habillées à l’européenne », « dames distinguées incarnant la supériorité du carré Hermès, sur le voile islamique ». Toutes ces données relèvent de ce que nous nommons en sciences sociales les apparences, des évidences qui s’avèrent être de fausses évidences. De telles descriptions péjorent et essentialisent ces femmes plurielles, politiquement et socialement, et unies dans un combat collectif et national, sans que l’on saisisse les raisons de ce qui ressemble à un parti pris, pour ne pas dire plus.
Autre thème, l’État algérien. L’État national, est une « coupole mafieuse », terme utilisé par un chercheur, qui « n’a jamais pu se construire depuis l’indépendance ». Un sociologue, de réputation internationale, spécialiste des mouvements sociaux, déclare quant à lui, que l’Algérie « n’ a jamais existé, « n’existe pas », et « n’a jamais été un État ».
Un autre affirme que l’État algérien est organisé sur le modèle des « taïfas » (sic), il voulait dire tawaïf, ces micros royaumes dirigés par des seigneurs de guerre, guerroyant ad æternam, en Andalousie, entre le début du 11ème et celui du 12ème , suite au processus de décadence de l’entité omeyyade. Il faut le faire !!!
Le même chercheur a été tenté également de transposer le modèle féodal beylical pour décrire l’État algérien.
L’armée algérienne a été particulièrement traitée par ces écrits.
L’armée algérienne a été, durant ces années de « brutalisation » de la société, l’institution qui en a le plus pris, pardonnez l’expression, pour son grade.
Tel historien, très médiatique, la qualifie « de caste militaire qui tient sans partage les rênes du pouvoir depuis l’indépendance ». Elle est aussi « une classe sociale fermée » (sic). C’est là une affirmation qui révolutionne, bouleverse la théorie des classes sociales. Elle est aussi clan, junte, mafia… Caste, taïfa, mafia clan, junte. Toutes ces catégorisations reposent sur des affirmations non étayées, non construites épistémologiquement. Il en est ainsi pour le terme clan, qui est une unité sociologique conceptualisée par la sociologie et l’anthropologie, et dont la pertinence dans la description de l’institution militaire n’est jamais démontrée..
Durant la période coloniale, l’Algérie en tant qu’« entité arabe » était située dans l’échelle de civilisation européenne au « stade barbare ». Or ce stade correspond, selon cette taxinomie, aux formes d’organisation clanique de la société et de ses institutions. Implicitement, le choix de ces catégories, clans, castes, signifient que trente années après l’indépendance, la société algérienne en était encore au « stade barbare » généreusement accordé par les savants de la colonisation, et repris par certains de ces écrits de cette sphère savante .
Vous avez aussi parlé de l’usage de l’histoire. Qu’en est-il ?
Au-delà de l’usage des tawaïf et du beylicat, qui révèle surtout une méconnaissance, une ignorance de ces moments historiques, nombre de ces auteurs ont usé et abusé d’un moment fondateur de l’histoire de France, l’occupation allemande et la résistance durant la seconde guerre mondiale. En effet, pour décrire les acteurs de cette crise dans sa phase d’affrontements armés, entre les groupes terroristes du projet théocratique et les citoyens armés par l’État pour défendre les localités et leurs habitants, et plus largement la patrie, contre les groupes terroristes, ces écrits on repris une terminologie située et datée..
Ainsi les groupes terroristes salafistes, sont définis comme « maquisards ». Ce terme, créé par les résistants français en 1942, matérialise la résistance des patriotes français, chantée par le poète Louis Aragon, (communistes et gaullistes, pour l’essentiel) contre l’occupation nazie. Fortement inscrit dans l’imaginaire collectif français, il renvoie aussi à la forfaiture de l’État français sous Pétain, à la collaboration avec Hitler, à une trahison nationale en somme.
A ces « maquisards », de la théocratie et de la régression sociétale, s’opposent des « miliciens ». C’est ainsi que les résistants aux tueurs de l’islam politique, ceux que l’on désigne en Algérie sous le vocable de patriotes, ce qu’ils ont vraiment été, sont qualifiés par ces chercheurs et universitaires. Le dictionnaire nous dit que le « milicien » fait partie d’un corps paramilitaire de volontaires créé par le gouvernement de Vichy pour soutenir les nazis contre les résistants de 1943 à 1944, et pour déporter les Juifs dans les camps de la mort.
On peut s’interroger sur un tel usage. N’a-t-il pas pour objet de façonner la perception de la réalité considérée, en la reconstruisant, en la remaniant, à partir de données historiques, non seulement étrangères à la situation, mais aussi lourdement chargées au plan émotionnel, indépendamment de sa pauvreté au plan heuristique ?
Quelles instructions, quelles leçons retenez-vous de tout cela ?
Très succinctement plusieurs. D’abord ces écrits relèvent de ce que l’épistémologie, nomme « l’illusion du savoir immédiat ». Celle-ci a pour effet de construire un objet d’étude sur des prénotions, qui, comme le notait au 16ème siècle F. Bacon, « sont des idées conçues antérieurement à l’étude entreprise ». De plus ces idées se comportent comme « des sortes de fantômes qui nous défigurent le véritable aspect des choses, et que nous prenons pour les choses elles-mêmes ». Mais déjà Platon, dans son allégorie de la caverne, dans le Livre sept de La République, nous informait de ces vues et bévues.
Cette « illusion du savoir immédiat » se nourrit de la trompeuse et supposée « familiarité avec l’univers social » considéré, en l’occurrence ici l’Algérie. Une telle posture est le piège épistémologique par excellence, en ce sens qu’elle produit à bon compte, « des conceptions ou des systématisations fictives, en même temps que les conditions de leur crédibilité », comme le notait Bourdieu -et alii-. Un regret tout de même que ce grand sociologue, dans ses positions sur l’Algérie, durant cette décennie, ait oublié de prendre en considération ses propres exigences épistémologiques.
Le résultat de ces infirmités épistémologiques, c’est que faute de produire des connaissances, on produit des opinions, car on construit son objet de recherche sur des prénotions. Or l’opinion, au sens de préjugés, d’idées reçues, de lieux communs, dans le champ scientifique « ne pense pas », « pense mal ».
L’opinion ainsi qu’elle est définie ici, est aprioriste, elle traduit des idées reçues en connaissances, et donc en définitive en fausses connaissances.
Comment expliquez-vous cela ?
Je veux d’abord dire que ma démarche ne s’intéresse qu’aux textes en tant que tels, c’est-à-dire estampillés scientifiques. Les intentions des uns et des autres, explicites ou implicites, nous importent peu.
Au final, on constate que ces écrits entretiennent une troublante proximité, tout ou partie, avec le registre propagandiste. Ce dernier est propre au champ religieux et politique, lorsque ce dernier se dogmatise. Le registre propagandiste propose et produit des formes théologiques de la connaissance. C’est une impasse, une aporie, car les sciences sociales et humaines, sont par définition faillible, alors que la croyance par définition ne l’est pas. Elle est certitude indiscutable, dogme, c’est sa caractéristique. Le registre propagandiste est l’antithèse du registre dialogique, qui est constitutif des pratiques scientifiques en sciences sociales et humaines, en ce sens qu’il nous apprend que nous pouvons avoir tort, que toute vérité en ce domaine peut être dépassée, remise en question.
Modifier une position, la renforcer dans le sens des idées reçues, lesquelles n’ont pas besoin d’être reçues, car « elles sont déjà reçues », en ce sens qu’elles n’ont pas besoin d’être encodées et décodées par le récepteur, privilégier l’argument d’autorité, rejeter ou ignorer les points de vue contradictoires, c’est ce qui ressort des textes, à vocation scientifique, que nous avons étudiés. Avec le sentiment d’avoir rencontré des « connaissances » mises au service de lieux de pouvoirs, mais aussi au service des préjugés dont est l’objet l’Algérie, depuis des lustres, au sein de la société française, ce qui contribue à les enraciner, et à les renforcer un peu plus.
C’est cet ensemble de données et d’éléments qui nous a autorisé a qualifier ces écrits de « pensée pré notionnelle », c’est-à-dire « pré scientifique »
Un conseil confraternel, pour ne pas conclure. Il n’y a aucune honte à fréquenter ou « refréquenter » la règle durkheimienne de « l’ignorance méthodique ». Car, comme le notait Bachelard, « la science, la connaissance réalise ses objets sans jamais les trouver tout faits… elle correspond à un monde à construire ». Et il poursuivait : « Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés ».
Avoir conscience de son ignorance devant tout objet de recherche, devant tout objet d’étude, devrait être la règle la mieux partagée dans le champ de la recherche.
* Texte présenté aux Rencontres internationales « Libérer l’histoire » organisées par le CNPRAH à la Bibliothèque Nationale El Hamma (Alger), du 1er au 3 juillet 2012.
Publié par le quotidien algérien La Tribune du 18 juillet 2012