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Texte d’introduction de Mohamed Khadda pour "L’Arbitraire" de Bachir Hadj Ali
vendredi 28 mai 2010, par
Ce petit livre a paru il y a 23 ans. Interdit sur le territoire national, il fut, sous différentes formes, reproduit et diffusé clandestinement. Il aurait pu rester ? sa place dans nos archives de douloureuse mémoire et, lentement, jaunir, vieillir. Il voisinait avec les poèmes d’Anna Gréki ; « Ils m’ont dit des choses ? rentrer sous terre » écrivait-elle dans des circonstances analogues. Sur les mêmes rayons, il côtoyait « La question », « Le Camp », « Les torturés d’El Harrach » et d’autres pénibles témoignages sur les atrocités des ennemis de l’humanité.
Et voil ? que l’ampleur des crimes et sévices d’octobre 1988 viennent, sinistre répétition, lui faire écho, réveiller les mémoires oublieuses. L’arbitraire dans nos pays est, hélas, encore ? l’ordre du jour. Ce livre nécessitait une réédition.
En réalité, la torture n’a jamais cessé en Algérie et cette immonde pratique, survivance de temps tyranniques, a éclaboussé beaucoup de monde. Les hommes au pouvoir qui l’ont ordonnée, leurs tortionnaires et leurs sbires, cela va sans dire, mais aussi tous ceux qui savaient et qui se sont tus par complicité, par complaisance, par indifférence, par lâcheté ou par peur. Il est vrai que la terreur instaurée et planifiée bâillonnait notre peuple, paralysait chaque individu, obnubilait les esprits, décourageait même les plus conscients.
Voil ? encore quelques pages noires de notre histoire récente qui nous introduisent au cœur de l’enfer où s’activent ? masque humain. Un univers hallucinant où l’imagination sadique des inquisiteurs s’écharne ? broyer l’homme, corps, cœur et esprit.
Mais, contrairement ? Dante qui inscrit au fronton de la Géhenne une formule de la pire désespérance, Bachir Hadj Ali, met ? l’incipit de son ouvrage « une voix merveilleuse de contralto venue des bords du Nil » . Ce dirigeant communiste est, nous le savons, un poète au lyrisme généreux et c’est tout ? l’honneur de son Parti d’avoir promu au faite de son organisation le rêve et l’imaginaire. Aussi, au-del ? du cauchemar, c’est d’espérance que nous entretient l’auteur, c’est la victoire sur les forces destructrices qu’il nous engage ? entrevoir. Au plus profond des ténèbres de l’antre du Chemin Poirson, théâtre des maléfices, cet homme pudique que l’on dénude se drape d’espoir et oppose l’intelligence ? la barbarie, la raison aiguisée ? la meute qui l’assiège.
Il subit les pires sévices et les plus viles injures, mais parce qu’en lui il n’y a place ni ? la soumission ni au fatalisme, il verrouille et obstrue sa mémoire et ses refus sont lucides, dit-il. Puis, méthodiquement, il apprivoise et domine sa peur. Le supplice, dès lors, se transforme en duel, inégal, certes ; car il s’agit bien d’un combat et les enjeux sont parfaitement clairs. Il lui faut déceler chez ces brutes le mensonge et la faille, analyser la moindre faute de l’adversaire, ruser parfois, retenir son souffle lors de l’immersion, rêver si possible pour atténuer la douleur et tolérer les souffrances que le corps endure.
Le poète des mémoires-clairières se cuirasse de ses certitudes, l’amour de sa femme décuple sa résistance physique et amplifie sa foi en l’homme, un lointain appel ? la prière du soir lui rappelle la douceur des crépuscules et l’ancre encore davantage ? la vie. Il lui faut tenir, ne pas livrer les secrets vitaux, sauvegarder la précieuse organisation. Son silence rendra indestructibles ses camarades de matin clair, ces cèdres de la vie droite, ils devront ? sa résistance de pouvoir poursuivre au-dehors le combat.
Et quand se lassent les bourreaux et que s’émousse leur rage, quand il parvient enfin au bout de l’odieux calvaire, le poète des cantiques cristallins et du basilic dira, s’adressant ? Henri Alleg « Comme toi, j’ai vaincu les monstres » .
J’avoue que je trouve ? ce terrible récit un goût d’épopée. On songe ? ces lieux de tourments que content les légendes ou ? cette effroyable Géhenne que les religions promettent aux pêcheurs. On songe ? la faculté des héros ? grandir la condition humaine. On pense aussi ? ces poètes dans leur quête de vérité et ? leurs harassantes épreuves. Ainsi Orphée va-t-il tirer des entrailles de la terre sa compagne Eurydice prisonnière des Limbes. Ainsi Dante traverse-t-il de part en part les neuf cercles infernaux pour rejoindre Béatrice, sa salvatrice. Ainsi Bachir Hadj Ali en onze séances de torture traverse-t-il, lui, un enfer bien réel allumé par ses compatriotes. La voix de Safia, son épouse, lui parvient du fond d’un couloir obscur, mais ce n’est l ? qu’un ignoble leurre de flic.
Que la réalité et la fiction se recoupent, elles nous disent l’éternel combat de l’homme contre les puissances de l’ombre et du mal, fussent-elles d’apparence transcendante. Mais cette volonté de défier les ténèbres, de leur ôter leur proie, cet acharnement ? sortir des abjects souterrains pour faire advenir la clarté du jour n’est plus aujourd’hui un rêve mythique. Elle devient une exigence des hommes, une aspiration des peuples. Dès lors, il ne s’agit plus de tolérer l’enfer, mais de raser les officines de l’arbitraire, de mettre hors la loi la torture, de condamner et de châtier ceux qui la pratiquent et ceux qui l’ordonnent.
Aujourd’hui, 25 ans après qu’il fut écrit et un an après l’horrible tragédie d’octobre 1988, le message de Bachir Hadj Ali prend encore plus d’acuité, acquiert plus d’urgence. C’est qu’ ? cette occasion, la torture s’est généralisée, elle a redoublé de cruauté. C’est que les bourreaux ont osé s’attaquer aux enfants. Et demain, si elle se trouvait aux abois, la bête immonde peut se réveiller et recommencer ses ravages. Chaque citoyen de ce pays est encore en danger.
Ce témoignage qui, nous l’avons dit, s’ouvre par un chant des plaines fertiles est clos par un serment de la plus haute dignité. C’est donc du même mouvement que le poète profère son hymne ? la liberté et que le militant politique proclame le mort d’ordre clair de démocratie. C’est dans un même élan qu’il projette la cité du rêve et travaille ? l’édification de la cité de l’équité. C’est par la force conjuguée de cette double lutte qu’il s’applique ? ancrer ces certitudes élémentaires dans les consciences. Car c’est la seule condition pour que refluent ses pratiques inhumaines.
Mohamed Khadda.
in "L’Arbitraire" de Bachir Hadj Ali
Août 1989