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William Sportisse : un destin de combattant
mercredi 5 mars 2014
Algérien, juif, communiste né dans une famille judéo-arabe de Constantine, William Sportisse est un homme, à plus d’un titre, exceptionnel.
Né en 1923, il porte ses 90 ans avec charme et santé et ceci est d’autant remarquable quand on sait les épreuves, les combats, la répression, les diverses périodes de clandestinité, la torture, les prisons qui ont marqué — et continuent — sa vie militante depuis son engagement au Parti communiste algérien à l’âge de 16 ans. Et même bien auparavant. Initié dès son enfance par l’exemple de ses deux frères communistes et autant révolté par la répression coloniale qui s’abattait en permanence sur sa famille comme sur toute la société colonisée, William est né ainsi dans le communisme en famille comme d’autres, ses futurs adversaires, grandissent avec la cuillère d’argent dans la bouche.
Son frère aîné, Lucien, instituteur communiste, chassé de la fonction publique pour ses activités politiques et syndicales, se fait ouvrier maçon et continue son combat à Constantine et Alger, devenant — selon les rapports de police — « la bête noire » de l’administration française. Expulsé en France par le régime de Vichy, Lucien rejoint la Résistance et est assassiné à Lyon, en mars 1944, par la Gestapo française.
Bernard, dirigeant des Jeunesses communistes dans les années 1930 à Constantine puis à Alger et à Oran, emprisonné pour son action clandestine communiste sous Vichy, poursuivit ses activités après 1945. Expulsé de Constantine pendant la guerre de libération, il continua le combat en clandestinité à Alger. Ses deux sœurs, des beaux-frères, des cousins seront également engagés dans le Parti communiste et la lutte pour l’indépendance.
C’est donc dans un climat familial militant que William Sportisse prend conscience, dès son jeune âge, que les combats contre le racisme, le fascisme, le capitalisme et le colonialisme ne font qu’un. Il est donc très tôt, et le plus naturellement, internationaliste et patriote algérien, liant indissociablement son engagement communiste à la lutte pour l’indépendance et la justice sociale. Ce qu’il retrace dans un livre, particulièrement très riche, d’entretiens avec l’historien Pierre-Jean Le Foll-Luciani intitulé Le camp des Oliviers , en référence à un quartier de sa jeunesse à Constantine.
C’est un ouvrage remarquable à plusieurs égards. D’abord parce que, par le parcours d’un militant depuis les années 1930, il restitue toute une fresque historique sur la période coloniale et l’Algérie indépendante. Si le propos est centré, évidemment, sur William Sportisse et les combats communistes, il va au-delà, relatant les luttes anticolonialistes multiformes aussi bien des courants nationalistes radicaux ou, plus modérés, des Oulamas, des organisations syndicales ou associatives. Il offre ainsi un regard rétrospectif vivant et fort illustré sur des pans entiers, parfois méconnus ou occultés, de l’histoire de l’Algérie.
C’est ensuite, et c’est ce qui fait son grand intérêt, à la fois un livre de témoignage et un travail sur l’histoire, basé sur une véritable recherche de documents, d’archives de police, administratives ou militantes et soumettent ainsi constamment les souvenirs de William Sportisse à ce que permet le savoir historique sur les faits, les événements.
La conduite des entretiens par Pierre-Jean Le Foll-Luciani, grâce à sa méthodologie d’historien et sa connaissance du terrain (pour y avoir consacré une thèse universitaire), a permis, de façon très subtile et opérative, la confrontation, souvent nécessaire, entre la mémoire et l’Histoire. Cela donne à l’ouvrage une vérité alliant la subjectivité du témoin à l’objectivité de l’historien. Enfin, et ce n’est point le moindre intérêt de ce livre, il retrace une vie exceptionnelle que ne sauraient que résumer ces quelques étapes. Une enfance constantinoise, dans un milieu juif traditionnel en « francisation » : sa langue maternelle est l’arabe, on parle également le français à la maison mais l’on fréquente peu les « Européens » tout en vivant harmonieusement avec les voisins « musulmans » (selon les appellations identitaires de l’époque).
L’enfant William se souvient du climat antisémite de la part des Européens et de la montée de l’extrême droite, y compris dans son lycée (d’où il fut exclu, plus tard, en 1941, par les Lois anti-juives du régime de Vichy). Il garde également un regard lucide sur les heurts entre juifs et musulmans, souvent manipulés par les officines coloniales, comme lors des événements du 5 août 1934, et dresse un tableau très riche et vivant des relations Juifs-Arabes, si particulières dans l’histoire de Constantine.
C’est dans le bouillonnement des luttes intenses de l’époque, de l’avènement du Front populaire et de la montée du fascisme, qu’il se jette dans le combat politique. Il rencontre dans son action des militants du mouvement national, allant du PPA à l’UDMA aux élus de Ben Djelloul ou des Oulémas, et se lie à nombre d’entre eux, notamment à Réda Houhou. Surtout, il découvre les milieux populaires, les syndicats et la paysannerie, en parcourant, lors de meetings et réunions, les douars et les campagnes de l’Est algérien. C’est une véritable fresque sociologique de l’époque que nous restitue le témoin, aidé d’ailleurs par une mémoire particulièrement vive tant il nous fait vivre détails et anecdotes. Au-delà des faits, il nous rapporte également les débats, les controverses, les conflits et les actions communes, les alliances entre les différents courants politiques ou les évolutions doctrinales du PCA sur la question nationale, n’hésitant pas au regard critique qu’il porte rétrospectivement sur l’histoire.
Durant la Seconde Guerre mondiale, il est mobilisé dans un périple rocambolesque à Casablanca, Dakar, Atar, Nouakchott, apprenant à sa démobilisation l’assassinat de son frère Lucien — un événement qui marque sa vie.
Après la fin du nazisme, il reprend toute sa place dans le combat anticolonial et devient dirigeant national des Jeunesses communistes et principal animateur de l’Union de la jeunesse démocratique algérienne. Permanent du PCA dès 1948, il est ainsi ce qu’on appelle « un révolutionnaire professionnel », se consacrant entièrement à l’action militante, alternant les époques de clandestinité avec d’autres plus « légales » durant cette période de radicalisation anticolonialiste, préparatoire de la guerre de Libération nationale pour diriger une radio en langue arabe, « La voix de l’indépendance et de la paix », encourageant et soutenant la guerre de libération nationale. En raison de pressions du gouvernement français sur les autorités hongroises, les émissions sont supprimées et il regagne en1956 l’Algérie où il rencontre son camarade Henri Maillot, communiste, appelé « sous les drapeaux », qui lui fait part de son projet — dont l’exécution fera grand bruit — de s’emparer d’ un camion d’armes au profit des maquis. Après les accords FLN-PCA, à la suite de la rencontre entre Abane Ramdane et les dirigeants communistes, William Sportisse retourne à Constantine pour diriger l’action clandestine du PCA, en relation avec les maquis de l’ALN, sous le pseudonyme d’Omar. Au cours de cette période,1956-1962, il nous fait revivre les péripéties du travail clandestin, des caches et des planques et surtout de l’atmosphère de la guerre à Constantine. Non sans humour, il rapporte certaines scènes cocasses qui humanisent l’action. Il nous fait part de l’état d’esprit et des contradictions de la population juive, écartelée entre son désir d’algérianité et sa peur de l’indépendance. Il n’hésite pas à aborder des questions épineuses, comme le rapport à Israël, manifestant résolument son anti-sionisme, tout en assumant sa judéité.
A l’indépendance, il est journaliste à Alger Républicain et poursuit diverses tâches à la direction du Parti communiste, dont il jette un regard critique sur certaines décisions, notamment la fusion envisagée du journal avec celui du FLN, Le Peuple. Le coup d’Etat du 19 juin va marquer un nouveau tournant dans sa vie. Arrêté et torturé à la suite de la création de l’ORP, il va connaître une longue période de répression dans diverses prisons jusqu’en 1968, avant de subir une assignation à résidence à Tiaret jusqu’en 1975. Son action militante ne cesse pas pour autant. Il la poursuit, clandestinement et individuellement, auprès des jeunes et des syndicats, rejoignant le PAGS, continuateur du PCA. Il aime à dire qu’il n’y avait plus de communistes à son arrivée à Tiaret, mais ils étaient une centaine à son départ, ajoutant très vite, par sa modestie proverbiale, qu’il ne s’agit pas du résultat de sa seule action, mais de celle de tous ses camarades !
A partir de 1975, de retour à Alger, il exerce plusieurs fonctions de cadre d’entreprise, ayant une bonne formation en comptabilité analytique, et il relate les difficultés quand ce ne sont les sabotages et la gabegie auxquels est confronté le secteur public. Bien qu’il demeure militant du PAGS, ses activités politiques directes deviennent plus restreintes.
Après les émeutes d’octobre 1988, la fin du régime du pari unique et le multipartisme légal constitutionnalisé, William Sportisse contribue à la reparution d’Alger Républicain et est chargé des finances du PAGS. Dans des passages, malheureusement trop succincts, il critique les conditions du passage à la légalité, les divergences entre dirigeants dans la situation complexe de « bouleversements des pays socialistes », donne un aperçu, hélas trop rapide, sur l’émergence de l’intégrisme islamique et la « décennie noire » du terrorisme.
Lui-même, sur les conseils de son ami Hamid Benzine, va quitter l’Algérie en 1995. Il rejoindra, à sa naissance, le PADS (Parti algérien pour la démocratie et le socialisme), qui se définit comme le continuateur du PCA.
Sur un ouvrage important de 345 pages, seules 85 sont consacrées à la période post-indépendance et quelques-unes seulement à ce moment si particulier que fut la fin du PAGS et la mort du camp socialiste » sur lesquelles on aurait tant envie de connaître l’opinion de William Sportisse, tant ce sont des moments controversés et fort importants dans notre Histoire et dans l’évolution du monde.
L’auteur leur consacre quelques ellipses et raccourcis, ce qui est dommage... On souhaiterait vivement que William Sportisse s’y consacre dans un second tome à ce livre si riche et si intéressant.
N. S
in Le Soir d’Algérie
03.03.14