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L’écrivain et le journaliste de la Rupture : Tahar Djaout
lundi 7 juin 2010, par
L’écrivain et le journaliste de la Rupture : Tahar Djaout.
« En cette date anniversaire de sa mort cet article se veut être un hommage aux intellectuels assassinés, aux journalistes disparus et à l’ensemble de la profession.
A travers ses écrits Tahar Djaout offre une belle représentation de ce métier à tourments, il dit le sacerdoce et livre une fine et extraordinaire représentation de reporter. »
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C’est une problématique de l’intellectuel algérien que je vais tenter de développer à travers Tahar Djaout, écrivain et journaliste dont le texte percute le réel de plein fouet. Écrivain des années 1980, il dit de nouvelles intelligibilités, cherche à vaincre mutisme et aphasies, manifeste des désaccords autour de la dénonciation des centres de pouvoir et de ses détenteurs, des rhéteurs, « des spécialistes en abstraction démagogique ».
Écrivain et journaliste à la sève indocile, on lui a fait payer son insolence intellectuelle, on l’a châtié de sa témérité. Ce texte veut être aussi un hommage à l’écrivain à la conscience éclairée et au journaliste de la Rupture qui avait tourné le dos à un système brouillé avec l’élégance et la beauté servi uniquement par des maquignons, comme il avait osé l’écrire.
Journaliste fondateur de l’hebdomadaire Ruptures, il sera attentif aux secousses telluriques que « les pèlerins de la négation », comme il les appelle lui-même, provoquent en Algérie, dénonçant « le discours religieux médiéval », les mystifications de toutes sortes, indexant les responsables, luttant pour une victoire de l’intelligence et de la raison. Je tenterai de souligner l’état de correspondance entre cette expérience journalistique de combat et la pratique de l’écrivain à travers un roman, Les Vigiles, paru en 1991 (Seuil) et une nouvelle, Le Reporter, parue en 1981 (in les Rets de l’oiseleur, SNED).
En fait, dans la richesse foisonnante de sa production, j’ai privilégié des textes qui parlent de ce premier métier qui lui tenait à cœur, le plus beau métier du monde, comme le disait si bien A. Camus, métier qui le faisait vivre. De cette profession que l’on embrasse, il devint le metteur en scène attentif ; il fait monter le journaliste sur sa scène romanesque, en fait la star en quelque sorte de son journal de bord, devenant le dramaturge de son existence qu’il photographie avec un regard décapant. Autour de cette figure principale se cristallise toute la question des intellectuels.
Avec une ironie qui approche de la satire, il dit la cruauté d’une réalité sociopolitique où la méfiance vis-à-vis des intellectuels –« trublions » ou « professionnels de la subversion » - s’érige en système. Les Vigiles qui s’autoproclament comme premiers défenseurs et fondateurs du pays exercent leur surveillance un jeune professeur qui invente un nouveau métier à tisser. Mais avant d’être reconnu comme « inventeur », il sera victime d’écrasantes tracasseries bureaucratiques et policières. C’est cet étau de l’État policier que l’écrivain décrit, ce sont ses machinations, ses mailles tentaculaires qui donnent au roman son atmosphère kafkaïenne. Il dénonce ainsi l’injustice, l’arbitraire qui laisse le jeune professeur complètement désarmé face à la toute-puissance policière. Il montre à quel point l’homme de savoir est en situation d’exil intérieur, en proie à l’absurde, à l’indifférence, au mépris.
Dans une société où le substrat identitaire et culturel est perçu comme une « malédiction, une calamité, une monstruosité, une honte » selon les mots de journaliste dans Ruptures, notre inventeur étant à « la source d’une vraie machine » : astronef miniature – robot ménager – ordinateur qu’on affiche comme les objets de la modernité ou plutôt du modernisme. C’est ainsi qu’un représentant de l’autorité le remet à sa place en lui rétorquant :
« Finalement, vous avez inventé un métier de vieille femme ».
Image d’une création réduite à une peau de chagrin. En fait, chez T. Djaout, l’intellectuel apparait comme le gardien de l’héritage ; il est celui qui entretient la mémoire, il est le passeur qui retisse les fils entre le présent et le passé. C’est d’ailleurs la grand-mère qui, en rêve, dicte à notre héros son précieux trésor ; elle est le rhapsode qui transmet l’héritage à faire fructifier :
« Et les gestes majestueux qui faisaient danser les fils de laine, s’étaient mis à le guider, à tracer un sillon de clarté, à lui dicter secrètement des schémas et des équations ».
Mais ces destins d’inventeur, de créateur exclu, marginalisé en proie à un quotidien présenté comme une « damnation », est partagé avec d’autres espèces humaines : journalistes _ cinéastes interdits de tournage, écrivains interdits de publication, professeurs interdits d’enseignement par défaut de langue, tenus au « recyclage linguistique ». Il semble bien que pour T. Djaout, être intellectuel, c’est être d’une intelligentsia et d’une culture. D’ailleurs un personnage, fonctionnaire de son état, fait une entrée forcée dans cette intelligentsia. Il pénètre dans ce conclave, mais « il était d’une certaine culture et retraité d’un prestigieux ministère ».
A travers l’image de ces intellectuels muselés dans leur création, l’auteur pose tout le problème du statut de la culture de la société algérienne :
« Le rêve de culture et d’élévation du pays s’est englué dans une immense bouffe, s’est noyé dans une kermesse stomacale ».
Vision pessimiste « d’un pays en forme de bouche vorace…sans horizon et sans rêve ».
Ais tout en nous donnant l’image d’un « édifice qui s’écroule », il cherche les vraies causes su drame des intellectuels, de leur isolement. C’’est au niveau du religieux qu’il situe la source de leurs problèmes, les raisons de leur marginalisation. Sans notre sainte religion, dit-il, « les mots création et invention son parfois condamnés parce que perçus comme une hérésie, une remise en question de ce qui est déjà, c’est-à-dire de la foi et de l’ordre ambiant ».
Cette foi, cet ordre ambiant, T. Djaout s’attache à les décrire avec minutie. Dans Les Vigiles, le territoire de l’écrivain est d’abord le territoire de la réalité avant d’être celui de l’écriture, l’auteur se faisant l’écho des déchirements de sa société. Pour l’intellectuel, pour « les hommes qui travaillent de la tête au lieu de travailler du ventre » comme ils les appelle avec humour, il annonce des lendemains difficiles face « une nouvelle génération de dévots zélés » qui est la négation de toute joie, le refus de toute opinion différente et qui « rêve de soumettre le monde aux rigueurs d’un dogme inflexible ».
Aux paroles qui proposent l’avènement d’une société « gouvernée par la loi religieuse » cherchant à purifier « l’homme de ses instincts », tentant d’imposer un nouvel ordre moral, l’intellectuel oppose ses propres valeurs, celles que des hommes ont édifiées « au prix du sang et de la sueur » comme la démocratie, l’égalité des sexes, la liberté confessionnelle. Ce sont ces mêmes valeurs que l’auteur défendra dans ses articles de Ruptures, véritables fragments d’un même combat.
Son héros prêche à son tour, mais sentant l’effritement de son monde, sa cassure, la perte de toute cohésion, il traduit avec lyrisme la nostalgie d’un paradis perdu, temps d’accalmie où tous les rêves étaient possibles « Si le paradis existe », nous disait-il, « il doit avoir la forme d’un nid douillet placé sur une branche touffue, hors de portée des prédateurs ; il doit avoir la consistance d’un terrier rembourré où l’on somnole pendant que le monde s’agite au dessus ». Mais ce qui est sûr, selon lui, c’est que « le paradis n’est pas celui que promettent ces prêcheurs fanatiques, irascibles et intolérants, qui n’hésitent pas à appeler la violence, qui prennent le sabre pour emblème, qui excluent au lieu d’accueillir, qui condamnent au lieu d’absoudre ».
L’intellectuel comme hérétique montre son inadéquation au monde ; interdit d’espace social, face à une société qui le réfute, il se réfugie dans les lieux clos, intimes, se découpant une territorialité à sa mesure (chambre – café de l’Avenir – restaurant des familles) qui symbolise au mieux son enfermement, son isolement. Le lieu d’élection, c’est le bar – le Scarabée – décrit dans Les Vigiles comme une île, comme un lieu de la rencontre là où les intellectuels réalisent le sens d’une fraternité qui les délivre de la solitude où les maintient « une société castratrice, voire meurtrière ». C’est là qu’ils viennent à l’existence donnant forme à des rêveries créatrices, y développant les analyses auxquelles ils ne peuvent donner forme ni par l’écriture, ni par l’image ni par la parole.
Le romancier devient le sociologue de leur univers :
« Les bars de la capitale (dans certains districts, les bars ont été supprimés) demeurent parmi les rares lieux où l’on puisse entretenir un commerce désintéressé et enrichissant ».
En fait, c’est avec férocité qu’il croque l’univers de cet estaminet. Il sait nous faire sourire quand il décrit avec réalisme un journaliste, « Mal rasé », du quotidien. Le militant incorruptible ; l’auteur à l’évidence fait dans la caricature – à la Daumier – par cette dénomination qui fait perdre l’identité personnalisante au profit d’un attribut. « Mal rasé » dessine le portrait de l’intellectuel grand chic, décontracté, aux lunettes cerclées, qui excelle dans le grand débat politico-esthétique ». Le lecteur assiste en direct à la discussion autour de son article où de grands thèmes sont convoqués mais la « discussion s’enfonce de plus en plus dans les abysses métaphysiques » et tourne à la rixe verbale, pleine de « rugissements ». Avec une vérité désespérante, l’écrivain offre le spectacle clownesque du désordre de la parole, de la déroute du discours-palabre, colloque animé entre guillemets, rires stupides, logorrhées alcoolisées, délires éthyliques – où s’entendent l’infirmité, l’impuissance et la déshumanisation dans un grand désordre gesticulatoire.
Dans ce troquet qui n’est ni le Procope ni le Flore, la causerie littéraire tourne court ; mais dans l’impossibilité d’avoir un chez-soi, autre forme de « dépossession, de spoliation » que dénonce T. Djaout, le troquet d’où semble être exclue l’élégance morale – où un décor de tables branlantes, de globes plastique de mauvais goût concourent à une impression de décrépitude des choses et des êtres – reste pour les intellectuels le lieu où ils se dénudent, un territoire d’exutoire partageant tard dans la nuit une profondeur intime.
Finalement ; à travers ce qui tient lieu de salon littéraire, de club, T. Djaout met en scène un drame plus profond qui encombre le vécu des « intellectuels à lunettes », celui d’un système se méfiant de « la culture et de l’intelligence comme de la peste » dans une conjoncture marquée « d’oppressante dévotion et de prohibitions multiples ».
A travers le personnage d’un autre journaliste, le romancier dessine l’image d’un intellectuel « bouillonnant de révolte et de colère » qui dévoile « l’interdit de voir, de sa société, son envers d’ombre ». Avec beaucoup de réalisme, il amuse, mais témoigne aussi de la situation d’une presse où le journaliste est au service de …, à l’ordre de l’État policier, pantin hésitant « aux contours imprécis ». Il élève sa protestation morale, mettant en place un fondement de son éthique de journaliste du Vigile hebdomadaire au titre prémonitoire qui et sème la parole rebelle :
« Il faudra arriver à ce que les journalistes fassent leur travail et les policiers le leur sans interférence ni confusion ».
Ces préoccupations de morale, de déontologie constituent aussi le point nodal de sa pratique de journaliste à Ruptures. Pour lui, le journaliste ne doit pas être le relais du pouvoir, le relais de théologiens au projet irrationnel et totalitaire ; tout en adhérant ? certains idéaux – objectivité, distanciation, sérénité dans l’information – constitutifs de la pratique de son métier, il se pose le problème de la neutralité dans une conjoncture où la presse indépendante va publier des discours, des interviews d’idéologues fanatiques par des journalistes qui s’exerçaient au scoop. « Mais peut-on, écrit-il, du point de vue de l’éthique, considérer comme un homme politique normal un leader qui soutient que son projet est incompatible avec la démocratie, et que son souci, une fois au pouvoir, sera de supprimer les droits constitutionnels des citoyens. Peut-on rester neutre en face d’un tel discours ? »
On voit l’effet de poids et d’intensité des évènements, de la conjoncture sur sa propre pensée, en état de trouble, il tente de trouver ses propres réponses. Il situe bien la presse comme lieu de désir de liberté mais « face à ce gouffre ouvert sous le pays, la presse comme lieu de désir de liberté ; face au no man’s land politique, les journaux, eux aussi, plongés dans un profond désarroi ; ont toutefois été acculés à prendre parti, dévoilant leurs sympathies et leurs réprobations ». C’est un véritable drame existentiel pour le journaliste démocrate qui est mis « au pied du mur » mais il insiste sur le fait que le journaliste « ne baisse pas les bras » et ne renoncera pas à cette notion de liberté de la presse qui reste pour lui un fondement majeur, car « cet air de liberté, cet air du grand large qu’on ne conquiert que de haute lutte, il est difficile d’y renoncer une fois qu’on l’a respiré ».
Dans une période précédente – dix ans d’écart séparent la publication de la nouvelle Le Reporter de la parution de son roman Les Vigiles -, l’écrivain prend des libertés avec l’image classique qu’on a de cette fonction. En fait, dans le roman, T. Djaout apparait comme un observateur distant, ne participant pas à la kermesse de ce capharnaüm, celle du petit troquet ; d’une façon évidente, « il ne fait pas partie de ces gens qui y investissent la totalité de leur bourse et de leur énergie, qui y dissipent leurs éventuelles capacités créatrices », ses exigences intellectuelles, morales, s’inscrivent dans ce texte premier qui est d’une certaine façon son journal intime de journaliste, le « je » offrant au texte son caractère introspectif. C’est aussi dans cette nouvelle que l’on décèle la représentation qu’il se fait d’une pratique propre au journalisme, en l’occurrence le reportage.
La nouvelle s’ouvre sur une phrase-axiome qui assène comme une vérité d’ordre général que « le journaliste pense », phrase inaugurale, incipit qui pose comme principe, le rapport du journaliste à l’activité réflexive et qui éloigne de notre mémoire collective l’image du journaliste comme simple enregistreur de faits, d’évènements. Cette phrase inaugurale est tout un protocole d’une lecture qui pose le rapport du journaliste au Savoir. Tout un métalangage se trouve intégré au texte et se pose ainsi le problème du statut de ces énoncés matafictionnels. T. Djaout montre par là que c’est en théoricien averti qu’il pratique le journalisme.
« Le début d’un reportage est pour moi primordial ; il constitue à lui seul toute une mise en condition du lecteur […]. Le début du reportage, dis-je, est déterminant ».
De tels énoncés réfèrent à la sociocritique, champ théorique qui –en critique littéraire – élabore cette conception des ouvertures, des incipits comme « le lieu stratégique d’une mise en texte conditionnée » (Claude Duchet) définissant un parcours spécifique et engendrant la lecture. Ainsi T. Djaout écrit avec de la théorie et dans le même mouvement théorise sa pratique de journaliste. Il dessine ainsi un auto-portrait de reporter engagé dans un travail de composition. Le journaliste est obsédé par le début de son reportage, placé en position d’auteur manqué : « cela fait douze jours que je suis ici sans avoir pu rien écrire ». Il n’a pas trouvé « le bon début », dévoilant ses propres exigences d’écriture. Il dit l’état d’angoisse, la souffrance de l’acte créateur ; il ne fait pratiquement rien de sa journée, vit un enfermement infernal dans un grand hôtel cosmopolite, en quête de début d’article. Il le rêve en images dans son sommeil, mais l’expérience du réveil le laisse en état de désillusion, abattu. Sorte de loque pour toute la journée, accablé, sans force, oubliant les nourritures terrestres, le ventre vide. On est bien loin de l’image du journaliste torchant son papier. En fait, il voit son début de reportage mais en paysagiste, en visionnaire, en état d’illumination :
« Je voisLes mouettes, déflagration en fuseau azur flamboyantEn frou-frou inaudibleL’inanité d’une mer courbée par les Tropiques […] »
On voit le reporter en train de s’efforcer de sortir du figuratif dans la lignée des surréalistes. Mais cette rêverie poétique, cette imagination dynamique qui tire sa sève de racines profondes, ce flux d’images dérivant, ce Moi d’écrivain fâché avec la syntaxe entre en conflit avec le Moi du journaliste tenu « au bon ordre », tenu à représentation objective de la réalité. Il sue, obligé à ce qui s’apparente bien à un exercice d’écriture conforme aux règles, conforme à la grammaire, véritable variation en trois temps, trois ouvertures pour une même partition musicale. Au fur et à mesure, sous la norme, ce début idéal d’écrivain a perdu sa musicalité, mais tout l’intérêt est aussi dans le fait que T. Djaout fait participer ainsi son lecteur à la production de son papier, exhibant le travail de l’écriture, ses artifices :
« J’ai encore déchiré ce matin les trois feuillets de mon bloc-notes
Sur lesquels était répété le même retour de phrase avec à chaque
Fois un adjectif et deux adverbes déplacés ».
Il se transforme, comme il le dit lui-même, en « simple mécanique écrivante », son entourage est ses employeurs s’étant « toujours accommodés de cela ! ». Et dans ce journalisme de commande pour lequel il a très peu de sympathie, en état de divorce moral avec les lecteurs de son journal et avec le journal lui-même. T. Djaout « écrivant » semble perdre son âme d’écrivain :
« J’ai beau pressurer mon corps pour lui donner la consistance
d’un substrat calligraphe, le début de mon reportage demeure
un vide consommé et angoissant ».
En fait, tout son corps, dans une énergie charnelle, regrette cette position « d’écrivant » que Roland Barthes conceptualise comme une attitude face au langage où le journaliste « n’exerce aucune action technique sur la parole », l’information exigeant une « utilisation transitive du langage pour l’expression d’un antécédent quelconque : doctrines-témoignages ».
Au fait des débats théoriques, T Djaout n’accepte pas cette partition de lui-même où « il serait un écrivain qui travaille sur le langage dans un processus de production » lorsqu’il écrit romans et nouvelles et un simple « écrivain » véhiculant des informations lorsqu’il écrit ses reportages, un être divinisé en somme. Il ne se reconnait pas dans ce miroir spéculaire qui décloisonne des fonctions, des pratiques. Il montre en direct la difficulté qu’il a de vivre dans le disfonctionnement. C’est dans le transfert (au sens psychanalytique du terme), à la 3ème personne, à travers la figuration d’un collègue du journal que l’on peut voir à quel point il est travaillé par ce qu’il appelle lui-même, une théorie de l’écriture.
Ce confrère d’infortune aux prises avec un personnage intraitable n’avait pas, dit-il, « d’histoire à raconter : ce n’était qu’un simple écrivain ». Mais T. Djaout, quand il parle de son reportage, quand il reprend son « je », produit le même énoncé qui relève d’une même conception théorique de l’auteur, du créateur et du rapport qu’il entretient à son œuvre :
« En vérité, je n’ai jamais eu d’histoire à raconter ni même de fait
à rapporter, je ne suis qu’une simple mécanique écrivante ».
Il rétablit une équation égalitaire qui rend problématique l’existence du couple conceptuel barthésien écrivant / écrivain, fondant en partant de son expérience son invalidité théorique, prenant position dans et par la théorie. En même temps, c’est toute une prise de position, une remise en cause du journalisme à histoire, du journalisme évènementiel, celui du temps court, récitatif d’une simple conjoncture comme dirait Fernand Braudel. Il élabore une conception de la presse qui ne se réclame pas de sa principale fonction : l’information.
Le journaliste dit d’autres impasses. Envoyé sous les tropiques pour un reportage sur les anthropophages, son double est tellement enthousiasmé par ce grand sujet si dramatique qu’il veut en faire un reportage, une nouvelle et un roman, mais
« le pauvre auteur devint tout à fait incapable de savoir même au prix d’un effort mental considérable –s’il était en train d’écrire son reportage, sa nouvelle ou son roman ».
La fusion s’impose à son insu, mais elle est vécue comme un véritable drame, chaque genre phagocytant un autre.
« Après le reportage et la nouvelle que me restera-t-il comme forces et comme idées pour venir à bout de mon œuvre véritable ? »
(qui est bien sûr le roman).
T. Djaout pose le problème de la distinction des genres et affirme la spécificité de l’écriture du reportage considéré généralement comme un genre mineur. C’est en écrivain-journaliste qu’il écrit finalement le reportage sur l’anthropophagie-prenant la place de son double ou reprenant sa vraie place-inscrivant le texte du reportage en abime dans sa nouvelle, incisive, Texte dans le Texte avec des formules heureuses, avec une économie de récit extraordinaire, avec la beauté, signant son reportage idéal de sa griffe d’écrivain, rejoignant Jean Ricardou pour qui tout reportage est un morceau ce littérature dérivée.
Il est vrai que cette fiction journalistique, ce reportage fictionnel s’apparente ? une amorce romanesque à travers laquelle notre auteur fonde la créativité d’une pratique journalistique ; le reportage s’apparenterait à un mini récit romanesque.
Ce qui est intéressant c’est de voir comment dans l’ouverture de la nouvelle, ce lien si stratégique, il transgresse les codes, déconstruit les stéréotypes, les clichés exotiques liés à la fonction de reporter sans frontières : les cocotiers, les palaces aseptisés, les bars cosmopolites ou se rencontrent d’étranges baroudeurs, les filles au corps d’ébène « plus faciles »-thèmes qui sont évoqués dans la nouvelle, qui en sont les matériaux. Il casse ainsi l’ouverture classique du reportage (dans les faux reportages) sur les contrées lointaines, étrange avec leur exotisme de bazar, de pacotille, leur atmosphère imposée du dépaysement qui appâtent le lecteur. Lui, il tente de capturer des lecteurs plus difficiles, sensibles à l’atmosphère d’inquiétante étrangeté qu’il met en place dans le reportage et qui se renforce dans un effet-conclusion inattendu.
Par ailleurs, il produit l’image d’un reporter délirant qui substitue au réel sa propre fantasmagorie, un univers surréaliste ou des lézards monstrueux, provocateurs et interrogateurs le poussent à la claustration, à la relégation dans sa chambre d’hôtel. Là, il goutte à la paix du reporter qui s’abrite du réel, du monde derrière les vitres de sa fenêtre « hermétiquement closes », se protégeant de tout danger d’éraflure. De cette façon, le journaliste peut garder sa distanciation face à la réalité, face aux dangers du monde. Distanciation qu’il perd dès qu’il a résolu ses problèmes théoriques dans l’ouverture du reportage.
Dans la clôture de la nouvelle, autre lien stratégique,
« la vitre protectrice de sa chambre retrouve une transparence par laquelle pénètrent, à une centaine de mètres de l’hôtel, des scènes criantes de misère et d’humanité »,
une réalité plus vraie (celle qu’on trouve dans le reportage fictionnel) qui est l’univers ambiant des reporters, leur enfer quotidien. Au contact de la brutale réalité que lui apportent son expérience de Reporter, le journaliste « qui sillonne tous les malheurs du monde » s’humanise, se laisse envahir par l’émotion, s’ouvre à une interrogation plus universelle qui résonne d’un étrange écho dans l’Histoire d’aujourd’hui :
« Mais qu’est-ce que la nécrophagie à coté des hécatombes de
L’Anahnac, de Sétif, de Madagascar et de Maylai ? »
Il pose la question essentielle :
« Ce qui est horrible, ce n’est pas de manger les hommes morts,
c’est de tuer les vivants ».
C’est dans la conclusion de Reporter qu’il donne la vision la plus tragique de son métier, y superposant une image de supplicié, ce sont ses derniers mots de journaliste, de reporter :
« Le journaliste dit :Je laisse l’émotion refroidir, j’enjambe les cadavreset les rires, et ma ligne tressée d’oripeaux est commeune zébrure indélébile qui dit le corps et le pal »
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Ouahiba Hamouda