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Le projet de Loi sur l’information étrangle les derniers acquis de la liberté d’expression
dimanche 4 décembre 2011, par
Comme l’ont fait remarquer à juste raison des commentateurs, ce projet de loi marque une grave régression par rapport à la loi d’avril 1990.
Le principe du dépôt d’une déclaration de création d’un journal auprès du parquet, dépôt attesté par un récépissé que ce dernier était tenu de délivrer sans délai ni condition, est remplacé dans le projet par le régime de l’autorisation préalable auprès d’une autorité de régulation qui détient le pouvoir de la refuser [1]
En fait, le pouvoir veut légaliser les pratiques arbitraires et anticonstitutionnelles qu’il a instaurées et développées à l’ombre du prétexte de la lutte contre le terrorisme, telles que les enquêtes policières sur les responsables des publications avant délivrance du "quitus" pour lancer un journal.
Au motif de "clarifier" des zones d’ombre soi-disant contenues dans la loi de 1990, le pouvoir met en place un système de contrôle méticuleux et tatillon de la presse. Tous les détails de la vie d’un journal, depuis l’intention de le créer jusqu’à sa diffusion sur la voie publique, en passant par les qualités exigées de son directeur, la composition de sa rédaction, son impression, son financement, sa régularité, sont codifiés. Tout est conçu dans le seul but de pouvoir mettre à mort sous les motifs "réglementaires" les plus futiles un journal susceptible de déranger les intérêts et les positions de force établies dans l’État et la société. Ce n’est pas une Loi sur l’information mais un code bureaucratique et policier minutieusement élaboré pour étrangler la liberté d’expression, un code aux antipodes des réformes promises par le chef de l’État en avril dernier.
Le projet institue d’emblée dans son article 2 de multiples restrictions à la publication. Les nouvelles règles de conduite ont été critiquées ou dénoncées sur tel ou tel aspect dans un certain nombre d’articles de presse.
Les restrictions introduites sont en effet dangereuses parce qu’elles vont inévitablement - et à dessein sans doute- alimenter les interprétations les plus arbitraires auprès de tribunaux inquisitifs à la recherche du moindre prétexte justifiant des "chasses aux sorcières" systématiques pour réduire au silence la presse et les citoyens. Le citoyen désirant exprimer son opinion devra parcourir un champ parsemé de pièges et de mines. La presse est formellement libre d’exercer ses activités. Mais "dans le respect", par exemple : "de la Constitution et des Lois de la République, des valeurs culturelles et spirituelles de la Nation … des impératifs de la politique étrangère, des intérêts économiques du pays … des juridictions et des décisions de justice".
Ces conditions n’ont pas lieu d’être posées dans un régime de libre expression. Elles ne l’étaient pas dans la loi de 1990, en tous cas pas dans le même esprit général que celui qui sous-tend le nouveau texte. Et elles sont formulées de façon si vague que rien ne pourra théoriquement mettre un journal à l’abri d’une décision de suspension arbitraire. De quelles garanties juridiques pourra-t-il se prévaloir si un juge considère que le journal commet un délit pour le fait de critiquer le régime présidentiel, militer pour un régime parlementaire et un système électoral fondé sur la proportionnelle intégrale, réclamer l’abrogation de la loi sur les partis et les associations et revendiquer le retour aux lois de 1990, dénoncer les lois sociales anti-ouvrières qui vident le droit de grève de son contenu ?
Le fait de combattre les idées régressives, l’irrationalisme, les pratiques rétrogrades, de développer une vision scientifique de l’Univers, des faits religieux et de leurs pratiques, sera-t-il assimilé à une atteinte aux "valeurs spirituelles" de la Nation ? Qui est habilité à définir ces valeurs et en vertu de quelle autorité morale "immanente" ?
Faudra-t-il s’abstenir "librement" de critiquer l’interdiction d’une grève, la suspension d’un parti ou la condamnation d’un directeur de publication, au motif qu’elles ont été prononcées par une "décision de justice" ? Au nom de quoi des arrêts de ce type, qui reflètent des appréciations de nature fondamentalement politique et touchent au plus haut point les intérêts démocratiques généraux de la société, devront-ils échapper à la critique des citoyens ? Sera-t-on obligé de réfléchir à deux fois avant de critiquer le bradage des ressources du pays au profit de Qatar, de dénoncer les fantoches placés par l’impérialisme à la tête de la Libye, d’exiger la cessation de tout rapport avec l’OTAN, de mener campagne contre l’adhésion à l’OMC et l’annulation de l’accord d’association avec l’Union européenne ?
En un mot les restrictions gravées dans la nouvelle loi vont certainement marquer le passage à une nouvelle phase de dictature contre le peuple et les intérêts fondamentaux de l’Algérie, quelles que soient les intentions de leurs auteurs, à supposer qu’il soit possible de leur accorder le bénéfice du doute.
Ajoutons que les débats à l’APN sont animés par la surenchère des représentants de la "coalition présidentielle" dans l’innovation pour parachever le verrouillage méthodique de la vie politique, telle que cette volonté "originale" et inédite de par le monde de réglementer l’expression par voie d’internet.
Le plus grave dans cette opération de destruction systématique des derniers espaces d’expression encore épargnés par le régime réside dans les nouvelles conditions imposées pour autoriser la publication d’un journal.
En vertu de l’article 21 du projet de loi un journal ne sera autorisé à paraître que si son directeur "peut justifier d’une qualification ou d’une expérience de cinq années minimum dans le domaine de l’information …Notons qu’un "amendement" de la commission juridique de l’APN a porté cette durée à 10 ans et que des journalistes, par ailleurs si scrupuleux dans la défense du libre exercice de leur profession journalistique, surenchérissent en exigeant qu’elle soit étendue à 15 ans, cédant ainsi à un corporatisme étroit !
L’article 75 pose comme autre condition "l’emploi à plein temps (de) journalistes détenteurs de la carte professionnelle dont le nombre doit être au moins égal au tiers de l’équipe rédactionnelle".
Le caractère foncièrement liberticide de ces nouvelles dispositions est apparemment passé inaperçu dans l’opinion.
De par leur portée pratique, elles constituent une atteinte grave à la liberté d’expression reconnue par la Constitution dans son article 41 : " Les libertés d’expression, d’association et de réunion sont garanties au citoyen", la plus grave depuis les réformes régressives et antidémocratiques adoptées par le CNT en 1996 et 1997. On sait bien que dans les faits cette garantie est piétinée sous divers prétextes. Mais un pas extrêmement dangereux pour les citoyens est franchi dans une démarche de codification menée de façon scélérate sous la bannière trompeuse de la "moralisation" de la profession.
La possibilité d’éditer un journal doit être reconnue à tout citoyen ou groupes de citoyens qui désirent défendre leurs idées, indépendamment de leurs professions et de leur niveau d’instruction, qu’ils aient fait des études de journalisme ou non, qu’ils aient un diplôme universitaire ou non, qu’ils aient "une expérience dans le domaine" ou non ( en dehors de certaines spécialités régies par des règles académiques universellement admises), sans aucune condition "technique" ou politique autre que le respect de la liberté d’expression pour les autres et le rejet des idées prônant le racisme, les discriminations régionales ou nationales, le fanatisme chauvin ou religieux, l’inféodation au colonialisme et à l’impérialisme.
Il est inadmissible d’empêcher un étudiant frais émoulu, un docker, un éboueur, un ouvrier d’usine, un chauffeur de taxi, une femme de ménage ou un concierge d’éditer son journal pour y défendre ses vues politiques, se prononcer sur les grands problèmes nationaux et internationaux de l’heure, politiques ou économiques. Il est inadmissible d’exiger d’une équipe rédactionnelle composée de militants bénévoles de recruter des journalistes détenteurs d’une carte professionnelle. Il n’appartient ni à l’État, ni aux députés de quelque parti que ce soit, ni à aucune autorité de régulation, de décider à la place des lecteurs si le contenu et la forme du journal leur conviennent ou pas.
Il n’est pas surprenant que le projet de loi n’évoque qu’une seule fois "les droits à l’expression des divers courants d’opinion" et de surcroît dans un alinéa qui confie à l’autorité de régulation la tâche de "préciser les modalités de mise en œuvre" de ces droits alors que l’ancienne loi se référait dès ses premiers articles au respect de la liberté d’expression et était globalement bâtie sur ce droit.
La nouvelle loi crée un monopole sur l’expression des idées au profit des détenteurs de diplômes universitaires, d’argent et de pouvoir. Elle véhicule un mépris profond pour les capacités intellectuelles créatrices des classes laborieuses. Comme je l’avais dit le 2 mai 2003 lors du débat organisé par la ministre de la communication de l’époque autour de ce même projet qui vient d’être exhumé 8 ans après, "si les colonialistes avaient eu l’intelligence de penser à poser de telles conditions pour autoriser l’édition d’un journal, les patriotes auraient eu du mal à se doter de journaux et propager leurs appels à la lutte pour l’indépendance nationale." [2]
Au moment où le peuple algérien doit pouvoir se mobiliser massivement pour faire échouer les plans impérialistes de contrôle de notre pays, après leurs interventions militaires en Libye, la destruction de ce pays et leurs ingérences dans les pays arabes, en vue de réaliser le "Grand Moyen-Orient” de Bush-Obama-Cameron-Merkel-Sarkozy, cette nouvelle loi va faire leur jeu. En organisant le musellement complet de l’opinion, le pouvoir facilite les manœuvres de reconquête de l’Algérie par les néo-colonialistes revanchards, de son émiettement, de l’accaparement de ses richesses pétrolières et gazières par les grandes puissances impérialistes.
Il importe pour toutes les forces patriotiques, démocratiques et progressistes du pays de faire entendre leur voix pour que cette loi soit revue dans le respect des libertés d’expression, d’association et de réunion des citoyens.
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Zoheir Bessa
2 décembre 2011
[1] Lire le point de vue de l’avocat Bourayou dans El Watan du 29 novembre 2011.
[2] Allusion à l’hommage qu’elle venait de rendre à notre regretté Abdelhamid Benzine, ancien directeur d’Alger républicain, décédé deux mois avant cette rencontre, en baptisant de son nom une salle du Centre international de la Presse.