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L’action des C.D.L. avec Henri Maillot

4 avril 1956 Il y a 60 ans

mardi 5 avril 2016, par Alger républicain

Témoignage de Sadek Hadjerès

ALGER républicain Du mois d’avril 2006

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Les faits que j’évoque concernent la capture, il y a cinquante ans, le 4 avril 1956, d’un chargement d’armes et de munitions de l’armée colonialiste française, au profit de la résistance algérienne et de son bras armé l’ALN. A l’occasion d’autres dates anniversaires dans les mois prochains, j’aborderai quelques enseignements et les suites de cette action, notamment les rapports qui se sont instaurés entre le FLN et le PCA, avant et après le Congrès de la Soummam.

Les préparatifs ont concerné, avec Henri Maillot, un noyau de participants directs et indirects d’une quinzaine d’hommes et femmes, militants actifs ou sympathisants. Ils ont duré environ trois mois. C’est en décembre 1955 que se sont nouées les informations et les circonstances qui nous ont décidés à cette opération.
Un membre du Comité Central de notre parti (« Oudaï » pour ses amis), tout juste revenu d’une tâche qui lui avait été confiée en Europe depuis deux ans, était hébergé pour quelques jours à El-Madania (ex-Clos Salembier) chez les parents d’Henri Maillot. Il attendait de rencontrer les dirigeants du PCA, avant de rejoindre sa ville natale, où il assumera la direction clandestine de la région durant toute la guerre. Henri arrive à ce moment en permission chez ses parents. Aoudaï, qu’il connaît depuis longtemps, il fait part de sa situation de rappelé dans l’armée française avec le grade d’aspirant à
Miliana, ainsi que de son ardent désir de faire « quelque chose ».

Cela ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd, et leurs échanges seront rapportés à la rencontre d’Oudaï avec Larbi Bouhali, premier secrétaire du PCA, et de Bachir Hadj Ali. Fallait-il confier à Henri un travail politique et de propagande dans l’armée, comme le faisaient d’autres communistes algériens ou français mobilisés, qui diffusaient clandestinement La Voix du Soldat, organe du réseau anti-guerre coloniale ? C’était trop peu par rapport à ce que souhaitait notre camarade et surtout aux possibilités qui pouvaient s’ouvrir à un moment où, comme nous le disait un militant, tout jeune Algérien rêvait de voir chaque objet traînant dans la rue se transformer en arme.

Sous l’apparence d’un hasard, ce concours de circonstances et la décision qui en a découlé étaient le résultat d’un travail politique remontant à plusieurs années. En fait, le PCA venait de rappeler Oudaï de Budapest (Hongrie), où il animait depuis 1953 l’émission, en arabe classique et populaire, de « Saout al Istiqlal w’ as-Silm » (La Voix de l’Indépendance et de la Paix) en direction des pays du Maghreb. Programme éloquent qui trouva sa pleine mesure dès les premières actions des « fellagas tunisiens » et le déclenchement de l’insurrection algérienne. Cela lui avait valu, en juin 1955, une lettre de remerciements des dirigeants du FLN au Caire, signée Aït Ahmed, qui souhaitait en même temps que la radio diffuse l’appel du 1er Novembre 54. « Nous l’avons déjà fait dès les premiers jours », lui fit répondre Oudaï. Ce qui avait d’ailleurs attiré les protestations du gouvernement français et ses pressions sur la Hongrie pour arrêter ces émissions. Peine perdue, les arguments de Oudaï auprès du PC hongrois furent plus convaincants !

Henri Maillot, quant à lui, était de longue date un des dirigeants de l’UJDA (Union de la jeunesse démocratique algérienne) et travaillait dans l’administration d’Alger républicain. Je l’avais connu à une école élémentaire du parti que j’avais suivie au début des années 1950 [qu’avait suivie aussi Fernand Iveton ; ils étaient avec Claude Duclerc les seuls camarades « européens » de l’école qui en comptait une quinzaine].
Plutôt silencieux et à l’écoute des autres, de tempérament calme et sensible, ayant grandi dans le quartier populaire du Clos, il se sentait algérien, avec des convictions anticolonialistes et de justice sociale d’une grande fermeté. Il comprenait cependant les inquiétudes des travailleurs européens. Il fallait, selon lui, les gagner à l’idée d’une Algérie où leurs frères de classe musulmans recouvriraient enfin leurs droits nationaux.

J’ai apprécié ses qualités lorsque, étant moi-même plusieurs années élu à différentes responsabilités dans l’AEMAN (Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord), nous organisions les journées anticolonialistes mondiales ou d’autres manifestations avec l’UJDA, les SMA (Scouts musulmans algériens) et les jeunes des organisations syndicales. Les responsables de l’UJDA comme lui, Hamou Kraba, Noureddine Rebbah,
Mustapha Saadoun, les deux frères Aouissi, Marie Lyse Benhaïm (future Myriam Ben) et d’autres œuvraient avec passion et constance à faire avancer l’idée d’union pour l’indépendance, en dépit des pesanteurs réformistes résiduelles qui subsistaient dans différents cercles nationalistes ou communistes. Il vécut au mois d’août 1955 un événement qui l’a bouleversé et a durci sa haine de l’oppression coloniale. En tournée pour le service des ventes du journal, il fut témoin impuissant des massacres perpétrés par les colonialistes militaires et civils, en représailles contre les populations musulmanes innocentes, dans le Constantinois. Ceux qui l’ont approché à son retour de ces visions tragiques ont senti qu’il ne désirait plus vivre que pour en finir par tous les moyens avec un système aussi barbare. C’est dans cet état d’esprit que l’a trouvé Oudaï.

Acquis d’emblée à la lutte armée, par prudence il n’avait pas voulu jusque-là confier ses possibilités à n’importe qui. Le parti, de son côté, qui avait affirmé sans réticence la légitimité et les raisons des premières actions armées du FLN, n’avait pas réussi encore à le contacter directement et sans intermédiaire depuis son départ à l’armée comme rappelé, car nous faisions preuve de prudence dans la prospection des cadres pour ne pas brûler ceux qu’il était souhaitable de verser dans les Combattants de la libération (CDL).

Cette organisation avait été créée en février 1955. C’est à ce moment-là que Bachir Hadj Ali, membre du secrétariat du parti et désigné pour cette tâche, m’avait contacté pour me communiquer la décision de principe. Il m’avait confirmé ce que je savais par ma propre expérience ; en dépit des contacts formels ou informels pris avec le FLN à la base et à des niveaux intermédiaires (ce que j’avais fait moi-même à Larbâa, à El-Harrach et à Alger), qu’il n’y avait pas de répondant de la part de leurs plus hauts dirigeants alors que nous leur faisions savoir par différents canaux possibles notre souhait de discuter les formes que pourraient prendre la participation et le soutien de notre parti. Il était arrivé que certains d’entre nous soient hébergés chez des amis communs en même temps que des dirigeants FLN ou ALN, séparés d’eux par une simple cloison, sans que cette proximité n’ait permis ne serait-ce que des échanges exploratoires.

La création des CDL fut ainsi une mesure urgente en attendant que les choses se clarifient avec le FLN. Il n’était pas question que nombre de nos camarades aptes et volontaires au combat restent les bras croisés ou attendent passivement d’être arrêtés pour leurs opinions.

Donc trois mois après le début de l’insurrection, je commençai les premières activités de prospection et de mise en place d’une formation armée autonome. Je le fis en veillant à garder une couverture par mes activités politiques (campagnes d’agitation et de solidarité pour l’indépendance) et professionnelles (médecin dans le cabinet de groupe du Dr Zemirli à El-Harrach et chercheur au laboratoire de bactériologie de la faculté de médecine). Avec Bachir et sous sa responsabilité, nous avions constitué le groupe de direction des CDL dans lequel j’ai été chargé de la responsabilité organique tandis que Jacques Salort, (parallèlement à sa fonction d’administrateur d’Alger républicain) assumait la responsabilité des tâches techniques.

Un premier bilan a été fait par Bachir vers le début du mois de mai 1955 devant le bureau politique, dont je venais de devenir membre. Le BP adopta la poursuite de l’initiative des CDL et la confirma aussitôt aux directions régionales, parallèlement aux contacts directs pris avec les camarades que nous avions sollicités individuellement sans passer par leurs structures. J’eus moi-même à me déplacer à la mi-mai dans le Constantinois, à la fois pour la Région et pour certains contacts individuels.

Le mois suivant, le comité central, encore théoriquement légal mais travaillant dans des conditions de semi-clandestinité, entérina les orientations pour les assumer dans leurs différentes dimensions politiques et organiques. Les structurations, affectations individuelles et les premières activités armées autonomes (non revendiquées publiquement) se sont poursuivies. Elles ont pris une intensité nouvelle et une liberté d’action totale après l’interdiction du PCA et d’Alger républicain en septembre.

Sous couverture de ma participation à un congrès médical, je suis sorti deux semaines à l’étranger pour demander à des camarades volontaires de venir nous rejoindre (parmi eux Ahmed Inal et Anna Greki) et m’informer des expériences de la résistance au nazisme durant la Deuxième Guerre mondiale. A mon retour, je dus, deux mois plus tard, dans la deuxième quinzaine de décembre, entrer définitivement dans la vie clandestine. La presse coloniale venait d’annoncer en gros titres la présence et la mort (vraie ou supposée) de notre camarade Laïd Lamrani, membre du CC du PCA et bâtonnier de l’Ordre des avocats de Batna, dans le maquis des Aurès qu’il avait rejoint au milieu de l’été. Il devenait trop risqué de poursuivre mes activités en vivant au grand jour, malgré les précautions prises. Tandis que les activités courantes se poursuivaient aux différents échelons, la préparation de « l’opération Maillot » fut prise en mains directement par la direction des CDL.

Il n’était pas indiqué, en effet, d’exposer cette entreprise aux lenteurs inévitables des échelons intermédiaires. Son importance et sa complexité technique nécessitaient un secret rigoureux et beaucoup de rapidité et de souplesse dans la coordination. Faute de réponse du FLN à nos relances de coopération, nous avions dû renoncer à une variante relativement plus simple, qui s’était présentée assez rapidement et aurait pu rapporter un armement neuf et plus moderne. Cela aurait nécessité une opération sur le trajet du convoi d’Alger vers Miliana, avec des moyens militaires que seuls les groupes de l’ALN pouvaient à ce moment-là mettre en œuvre. Il nous fallut opter pour une autre variante : récupérer à Alger le matériel ancien provenant de Miliana et dont se débarrassaient les unités françaises. C’était plus à la portée de nos moyens humains et matériels dans la capitale. Mais cela nécessitait, aussi, un plan et une mise en œuvre plus mobiles, comportant des risques d’échec plus grands, à cause de ses imprévus.

Quant au matériel ancien qui sera pris, comme les mitraillettes Sten par exemple, il était connu pour avoir des défaillances : quelques mois plus tard, l’une d’elles s’enrayera alors qu’un général était à portée de tir des fedayin sur son passage, ce qui valut aux auteurs de cette action d’être capturés et à notre camarade Yahia Briki la condamnation à mort, qui heureusement ne sera pas exécutée.

Comment seront poursuivies la préparation et la réalisation du coup de main ?

Dans le plan finalement adopté, l’essentiel de l’opération reposait sur le sang-froid, l’esprit d’à-propos et d’initiative d’Henri, face aux changements imprévus qui pouvaient survenir. Mais il avait besoin dans chacune de ses démarches d’un appui approprié, avec des dispositifs interchangeables, à mettre en place dans les délais les plus courts, car l’occasion unique pouvait se présenter d’un moment à l’autre. Le contact permanent était nécessaire avec Maillot, à Miliana ou lors de ses venues imprévues sur Alger. Nous aurions été heureux si les téléphones portables avaient existé à cette époque. Les points de liaisons fixes et permanents ont été assurés à Alger par une famille de cheminots habitant non loin de la caserne (à l’emplacement de l’actuelle Maison de la Presse) et à Miliana par un couple de postiers envoyés là-bas en « vacances ». De plus, comme les autorités militaires tardaient à réaliser le transfert d’armes, Henri a dû prendre une lourde décision, celle de « rempiler », c’est-à-dire demander de prolonger son service dans l’armée, avec le risque de faire ouvrir une enquête sur lui et découvrir ses antécédents politiques.

Il fallait également repérer les lieux où Henri essayerait de faire venir le camion, à la date, à l’heure et selon un programme dont nous ne serions sûrs qu’au dernier moment, en essayant sous un prétexte crédible d’y amener seulement le chauffeur militaire, sans l’unité d’escorte habituelle. Bachir et moi avons fini par opter pour la forêt de Baïnem. Nous l’avions explorée, en choisissant un endroit à la fois précis, accessible et discret pour éviter les rondes des gardes-forestiers et gendarmes. Nous avons ensuite fait visiter le site, séparément, à Maillot et à l’équipe opérationnelle, pour qu’ils s’y retrouvent sans erreur le moment venu. Dans cette forêt où éclatait un extraordinaire printemps, j’avais le cœur à la fois serré et gonflé d’espoir, comme si la nature nous encourageait en célébrant la renaissance du pays au milieu des drames humains.

Nous avons eu, aussi, à composer l’équipe d’intervention et à la doter de moyens matériels pour neutraliser une résistance éventuelle, à transborder le matériel lourd, à assurer et protéger son transport vers un premier refuge assez loin de la zone d’opération. Tout cela dans un délai ne dépassant pas deux heures (c’était notre estimation), après lequel l’alerte pour la disparition de Maillot et son chargement risquait d’être donnée. Il fallait penser au remplacement d’un ou deux des membres de l’équipe en cas d’indisponibilité pour maladie ou répression colonialiste.

Ainsi, Abdelkader Guerroudj, qui devait en faire partie, fut interpellé quelque temps avant par la DST française puis relâché, ce qui l’a empêché de participer à l’opération par crainte qu’il fasse l’objet d’une surveillance serrée. Il participera plus tard, activement, à la répartition et à l’acheminement de l’armement récupéré, entre les groupes de CDLdont il avait la responsabilité à Alger et les unités de l’ALN avec lesquelles les CDL ont fait jonction dans les régions de l’Atlas blidéen et de Chlef (ex-Orléansville), suite aux accords conclus avec le FLN.

Il fallait enfin assurer entre les participants des liaisons mobiles et rapides. Des camarades comme Lucette Larribère à Alger et Myriam Ben vers les régions de Blida,
Chlef et Miliana s’y sont employées. Malgré cela, nombre de déplacements et contacts durent être assumés par nous, directement, pour préserver le maximum de cloisonnement entre les différents acteurs et, aussi, pour donner son poids politique à une opération où chacun des participants pouvait risquer sa tête. Bachir s’est énormément investi dans les contacts, poussés parfois au moindre détail. Cela n’allait pas sans risques du fait que nos points de contacts, nos moyens de transport et d’hébergement étaient exposés à des aléas par les surveillances policières ou les internements qui s’intensifiaient contre des amis sûrs ou sympathisants. Suite à un de ces imprévus, nous nous sommes trouvés un soir tous deux entre Chateauneuf et
Bouzaréah, sans savoir où passer la nuit. Nous avons débarqué au domicile de Lisette Vincent et Yvonne Saillent, qui seront un peu plus tard expulsées en France pour leurs activités politiques et syndicales. Elles nous demandèrent pourquoi le parti était si tiède, selon elles, vis-à-vis de la lutte armée. Sans les convaincre, nous nous sommes contentés de répondre que bien des camarades qui le souhaitaient et qui trouvaient une bonne liaison étaient déjà engagés. Quant au parti, il n’était pas obligé de claironner tout ce qu’il faisait. Nous pourrions leur donner plus tard des précisions.

Ces problèmes d’hébergement clandestin, déjà difficiles et qui deviendront intenables lors de ce qu’on appellera la « Bataille d’Alger » de 1957, me ramènent de fil en aiguille à des épisodes liés à la jonction ultérieure avec le FLN. Je passais certaines nuits chez mon ami Rabah Kerbouche, médecin à la rue Marengo, dans la Casbah, ainsi que chez Mohammed Oucharef, chirurgien-dentiste à la rue Bab Azoun et habitant Saint-Eugène (Bologhine). L’un et l’autre avaient été vice-présidents de l’AEMAN (l’un comme UDMA, l’autre comme MTLD) lorsqu’en 1949-1950 j’en avais été le président. Je les voyais souvent avant qu’ils ne soient arrêtés et internés quelques semaines plus tard.

Au fur et à mesure que les préparatifs de l’opération Maillot progressaient, je pensais qu’à son issue prochaine, ces amis seraient les meilleurs intermédiaires avec le FLN. L’un et l’autre me disaient qu’ils étaient liés à Rebbah Lakhdar, dont j’appris plus tard qu’il était lui-même en contact étroit avec Abbane Ramdane et un des acteurs les plus actifs de la structuration en cours du FLN dans la capitale. Ils me racontaient en détail comment le FLN avait orienté en sous-main la rencontre-débat avec Albert Camus, au Cercle du Progrès musulman, qui avait soulevé la rage des ultracolonialistes. Ils m’interrogeaient sur l’origine des grèves et manifestations de solidarité qui se déroulaient à l’occasion des anniversaires nationaux au cours de la première année de l’action armée.

Visiblement, les cercles dirigeants du FLN étaient intrigués par ces mouvements qu’ils n’avaient pas déclenchés et s’inquiétaient d’une éventuelle origine messaliste. Je leur confirmais, pour qu’ils le rapportent à leurs responsables, qu’il n’y avait là rien de mystérieux. Le PCA et l’UGSA (ex-CGT) avaient lancé les appels, ils avaient impulsé et coordonné ces actions. Il ne fallait pas s’étonner que les dockers, les traminots et autres corporations qui en étaient le fer de lance aient trouvé du répondant dans les populations de jeunes et de commerçants de plus en plus sensibilisés par la nouvelle
conjoncture.

Vint le jour de l’opération tant attendue. Je n’en relaterai pas ici les détails. Elle se déroula pour l’essentiel selon les prévisions, sans accrocs importants et ses résultats dépassaient nos espoirs. Bachir était resté en contact à distance avec les acteurs sur le terrain. Quant à moi, j’attendais le retour d’Henri après l’opération, avant de procéder au changement de sa physionomie, de ses habits et de son allure, dans le refuge des Deux-Moulins (Pointe-Pescade), qu’il connaissait et où Bachir habitait le plus souvent. Il était calme, paraissait à peine un peu ému, me plaisantait sur la lenteur et la maladresse avec laquelle je préparais l’omelette que nous prendrions avant qu’il parte vers le refuge suivant. Bachir nous rejoignit peu avant son départ. J’accompagnai Henri à l’heure convenue avec le motocycliste qui l’a pris en charge.

Ému, je suis resté un moment à regarder s’éloigner les pans noirs d’une soutane de prêtre soulevés par le vent. Je continuai sur le chemin de terre en contrebas de la route de la Corniche pour prendre trois arrêts plus loin le bus vers le centre d’Alger. Je poursuivis mon chemin à pied de Blacet El-Aoud (aujourd’hui Ach-chouhada) pour grimper les ruelles de la Casbah. Déjà, les diverses forces coloniales grouillaient et fouillaient fébrilement les couffins des passants et ménagères. La soirée avec mon ami Rabah et un de ses cousins se passa en échanges sur la situation et plaisanteries habituelles, tandis que mon esprit était ailleurs.

Au matin, encore dans mon sac de couchage, Rabah revenait avec deux journaux coloniaux barrés sur toute la première page de la nouvelle du jour. A la fois grave et souriant, il me dit :

« C’est pour ça que tu es venu ? »

« Oui, lui dis-je, maintenant à toi de nous ramener le contact. »

« D’accord » me dit-il. J’ajoute avant de sortir :

« Je te téléphone dans deux ou trois jours pour une visite médicale, tu me répondras
oui ou non.
 » Je le quittai et tous deux, en nous regardant, nous pensions : évidemment ce sera oui !

J’en étais fortement convaincu quand je trouvai partout dans les rues une autre atmosphère : mes compatriotes, les journaux à la main et le visage ouvert, illuminé, comme pour se congratuler, tandis que les autres palabraient autour de leurs journaux la mine sombre. Je me souvins des deux autres circonstances où j’avais baigné dans le même climat contrasté, comme si la confiance et les espoirs en l’avenir venaient de changer spectaculairement de camp. C’était le 11 novembre 1943, pendant et après le premier défilé du groupe de scouts musulmans dans les rues principales de Larbâa et, le 8 mai 1954, dans la ville garnison de la Légion étrangère de Sidi Bel Abbès, au lendemain de Dien Bien Phu.

Un long moment, allant reprendre contact avec Bachir, je laissai à plus tard la froide analyse politique de l’immédiat et le retentissement probable de l’affaire dans les domaines national et international. J’ai pensé à quelque chose de plus profond quoique indissociable de la conjoncture. J’ai pensé à mes camarades qui avaient entrepris cette action. Quel ressort les avait-il poussés à accepter de s’engager comme l’auraient fait beaucoup d’autres comme eux ? Aucun de ceux qui avaient été sollicités n’a exprimé de réticence, ils se sentaient honorés de la confiance. L’un d’entre eux, que je voyais presque chaque matin et qui avait une des tâches les plus exposées, qui était homme de grand courage physique et moral, m’avoua un jour d’intenses préparatifs, les larmes aux yeux, qu’il passait des nuits blanches au chevet de son fils atteint de graves crises d’asthme et la nuit précédente avait été plus grave. Quand je le mis à l’aise pour lui dire qu’on pouvait sans grand problème le remplacer, il se redressa comme si j’avais porté atteinte à son honneur.

 « J’avais seulement besoin de partager ça avec toi ; ma femme comprend bien aussi et elle tient le coup. »

Il m’a fait penser à tout le peuple, qui les mains nues, était tout de même en première ligne… les hommes, les femmes et les enfants innombrables et sans fusil mais sans qui aucun fusil n’aurait pu parler. Les camarades engagés là n’étaient pas des guerriers et l’opération, tout en étant liée à la guerre, était avant tout une bataille politique, comme le fut en définitive la guerre d’indépendance et son issue. A l’exception d’Abdelkader Guerroudj, comme cadre de l’organisation, ils étaient tous d’origine européenne et le choix dans ce cas précis était pour ainsi dire naturel pour plusieurs raisons. La plupart des camarades musulmans de la capitale ayant le profil pour ce genre d’action étaient soit au maquis, soit en préparation pour y aller ou pris dans d’autres activités à ne pas décloisonner. De plus, ces camarades, comme cela se vérifia au cours de l’opération, passaient plus facilement que leurs camarades musulmans à travers les mailles répressives et les contrôles d’identité.

Enfin et surtout, pour quelles raisons écarter des tâches pour lesquelles ils étaient aptes, ces artisans, enseignants, ménagères, retraités, entrepreneurs, militants syndicaux, mères et pères de famille qui avaient montré dans l’action sociale et politique une fermeté, un attachement à toute épreuve à l’esprit de fraternité et de justice sociale dans un pays qu’ils ressentaient le leur ? C’est un critère qui ne trompe pas, j’en ai eu maintes fois l’expérience, tant parmi les Musulmans que les Européens, dans quelque pays que ce soit. Dans le combat national comme dans le combat social, on peut compter sur ce genre d’hommes et de femmes pour les moments et les actes difficiles, bien plus que sur les James Bond vrais ou de façade, sur les chevaliers de passions identitaires ou les agitateurs de ressentiments xénophobes.

Un demi-siècle plus tard, l’action et le souvenir de ces hommes et ces femmes de l’héroïsme ordinaire, le plus répandu et le plus précieux des héroïsmes, paraissent nous avoir donné une leçon pour les déchirements de l’Algérie d’aujourd’hui.
La leçon que beaucoup de nos « zoufria », salariés, intellectuels, gens honnêtes et modestes de toutes conditions sociales comprennent quand ils pensent et disent :

« Le pays et le système que j’aime et qui méritent que je les défende sont ceux où je gagne mon pain et où je peux respirer en toute liberté et dignité. »

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S. H., le 31 mars 2006