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La Turquie moderne « face à la porte en fer »
mardi 9 août 2016, par
Le grand poète communiste turc Nazim Hikmet a écrit il y a plusieurs décennies un poème intitulé « Face à la porte en fer », relatant la mobilisation du peuple contre les arrestations arbitraires de la police et de la gendarmerie, au service de l’État fasciste turc. Plus que jamais, ce poème est aujourd’hui d’une actualité brûlante (le texte intégral du poème se trouve à la fin de cet article).
La tentative de coup d’État du 15 juillet a accéléré la fascisation du régime en Turquie. Cela, personne ne peut le nier. Derrière leurs « inquiétudes », les puissances occidentales masquent mal leurs difficultés d’adaptation face à cette aggravation des antagonismes intérieurs et extérieurs. Pour la première fois dans l’histoire moderne de la Turquie, un coup d’État mené par un groupe de militaires a échoué.
La défaite des putschistes correspond à une fuite en avant d’éléments de l’armée turque, mis sous pression par le pouvoir de plus en plus autoritaire de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement). Les putschistes ont en réalité tenté de réaliser un coup d’État dans l’armée afin de concurrencer le pouvoir gouvernemental. Leur échec final fait suite à la démonstration de force des militants et partisans islamistes de l’AKP [1] dans la rue, à la frilosité de l’armée et des partis d’opposition parlementaire - CHP, MHP, HDP -CHP [2] face à cet aventurisme.
La situation politique actuelle en Turquie doit être perçue comme un signal d’alarme supplémentaire dans un monde où le capitalisme à l’agonie génère des contradictions qui tôt ou tard doivent être résolues. Par la force si nécessaire. La question du rôle des puissances internationales mérite d’ailleurs d’être posée. L’avenir nous dira vers quel pôle mondial la Turquie se tournera, tant les contradictions sont fortes dans cette région du monde.
La Turquie est en effet un pays-clé pour la compréhension des enjeux internationaux. Située à un carrefour géostratégique entre Orient et Occident, la Turquie a toujours été un pilier de l’OTAN et un point d’appui pour les puissances occidentales [3] La Turquie est membre de l’OTAN depuis presque 65 ans. La gigantesque base militaire d’Incirlik a par exemple profité à de nombreuses reprises à l’impérialisme américain [4].
Depuis son accession au pouvoir, l’AKP (islamiste) a entamé un processus de rupture avec les traditions historiques de la Turquie moderne, centrées sur le kémalisme, l’armée, un nationalisme turc extrêmement exclusif et totalement hostile à la question kurde, la laïcité, une volonté exprimée par la bourgeoisie turque d’être un point d’équilibre entre les différentes puissances régionales et internationales [5]. Erdogan et l’AKP ont voulu développer un impérialisme régional particulièrement agressif. Qualifié de « néo-ottomane », cette orientation se perçoit notamment autour de l’implication importante de la Turquie dans le dispositif anti-Assad et dans la guerre menée indirectement contre les peuples syriens et kurdes au travers de groupes armés de mercenaires (Al Nosra et Daesh notamment).
Les actions impérialistes de ce type finissent toutefois par toujours générer des effets « retour ». Les américains ont par exemple payé le prix du sang avec les attentats du World Trade Center, causés par un groupe armée international construit, financé, armé par l’impérialisme mondial et les théocraties du Golfe, Arabie Saoudite en tête, sous la houlette des USA. Nul ne peut oublier qu’Al Quaida et les Talibans ont été soutenus afin de déstabiliser et renverser le régime démocratique-révolutionnaire d’Afghanistan et générer une insurrection réactionnaire et obscurantiste aux frontières soviétiques.
Quinze ans après l’attaque mondialement connue du 11 septembre 2001, la multiplication des attaques meurtrières en France, en Europe, en Turquie et ailleurs par une nébuleuse construite et financée pour mener une guerre contre la Syrie par procuration démontre que ce genre de pratique n’est pas une « erreur » ou « une bêtise » dont les effets retours auraient été « sous-estimés ».
Non. L’expérience et les faits interdisent aux gouvernements bourgeois de prétendre qu’ils « ne savaient pas », que ce n’était pas « prévisible ». D’ailleurs, le même constat se doit d’être opéré sur la question des réfugiés/migrants.
En ce qui concerne la Turquie, les médias occidentaux ont tout fait pour dissimuler cinq éléments très importants et sans lesquels on ne peut comprendre la situation actuelle.
1) Depuis un an et demi, face aux avancées électorales municipales et législatives importantes du principal mouvement démocratique bourgeois kurde (le HDP), à l’autonomisation de certaines villes du Kurdistan turc, et surtout face au succès de la résistance kurde du PKK et de ses organisations sœurs contre Daesh dans le Kurdistan syrien (Rojava), l’AKP et le pouvoir ont décidé de régler la question kurde par la force. L’armée turque a été envoyée « pacifier » des villes telles que Cizre, c’est à dire les enfermer et les affamer au travers de véritables sièges militaires. La résistance héroïque et malgré tout efficace des Unités de Protection Civile [6] (YPS) face à la seconde armée de l’OTAN ne peut d’ailleurs être comprise sans être mise en relation avec l’expérience des tactiques de guerre urbaine acquise par les YPG [7] en Syrie face à Daesh, notamment pendant la bataille de Kobané.
2) Depuis les révoltes et les manifestations de masse organisées en juin 2013 sur la place Taksim à Istanbul, on assiste à la reconstruction de la « gauche révolutionnaire » turque au sens large. La recrudescence du mouvement ouvrier en Turquie sur une base de classe se perçoit au travers du renforcement du Parti Communiste, Turquie et à ses démonstrations de force, tant dans les urnes que dans la rue. A noter également une coordination graduelle des différents groupes de guérilla en Turquie et au Kurdistan depuis le lancement de l’opération militaire. Le Mouvement Révolutionnaire Uni des Peuples, le HBDH [8] regroupe en effet plusieurs guérillas expérimentées et parfois rivales, mais unifiées contre le régime d’Erdogan.
3) Depuis un an et demie, les attentats en Turquie sont légions et ont visé quasi exclusivement des manifestations pacifiques de l’opposition révolutionnaire et/ou kurde. Un tel niveau de violence et l’imbrication importante d’éléments du MITH [9], du sytème « AKP » avec l’État Islamique (Daesh) ne pouvaient pas ne pas générer des effets « retour ». Deux exemples frappants : la tentative de putsh afin d’opérer une réorientation, et surtout l’altération et l’islamisation de l’État profond turc [10].
4) La décision d’Erdogan de faire main basse sur l’énorme réseau de la Fraternité Gülen en Turquie laisse présager une accentuation du pouvoir très autoritaire de l’AKP. Depuis quelques années, l’AKP mène une lutte fratricide contre son ancien allié. En effet, au-delà de l’imbrication de cette secte islamiste dans la « société civile » (maillage éducatif et médiatique, présence dans les milieux d’affaires), ce qui est recherché, c’est la destruction d’un contre-pouvoir rival et l’unification des capitalistes turcs autour d’un seul drapeau, celui de l’AKP et d’Erdogan. La Confédération Turque des Entrepreneurs et Industriels (TUKSOM), liée précédemment à la Fraternité Gülen et désormais ralliée à Erdogan, joue et jouera un rôle clé dans la mise en coupe réglée du pays.
5) Le gouvernement turc utilise les millions de réfugiés syriens qui se trouvent en « transit » en Turquie comme d’une arme de chantage envers les pays européens. Pour rappel, Erdogan réclame plusieurs milliards d’euros et menace d’ouvrir les frontières, causant un déferlement d’une vague de réfugiés sans précédent en Europe. Au delà de cette politique particulièrement odieuse, ce qu’il faut bien percevoir c’est qu’il s’agit d’une contradiction supplémentaire venant s’ajouter à une liste déjà longue d’antagonismes.
Le fascisme est la dictature ouverte du capital. Aujourd’hui, plus rien ne semble pouvoir arrêter Erdogan. En témoignent les purges massives dans l’armée, dans le système judiciaire, les lynchages des militaires putschistes [11] par une foule fanatisée, les menaces dangereuses émises contre les syndicats, contre les partis et associations progressistes et démocratiques, contre les journaux d’opposition. Plus de 55 000 personnes sont entre les mains de bourreau [12]. Déjà, de nombreux journaux et ONG font état de tortures de masses, de viols, d’assassinats politiques. L’État d’urgence décrété au lendemain de la tentative ratée de coup d’État laisse entrevoir un avenir sombre pour les travailleurs et les peuples de Turquie.
Face à ces menaces, le Parti Communiste, Turquie (KP) est à la hauteur des responsabilités qui sont les siennes : ne pas céder à la panique, tenter d’élever le niveau de conscience, construire et renforcer les organisations du peuple, mettre en échec les plans de l’AKP et de ceux qui pourraient s’accommoder d’un AKP au pouvoir mais « sans Erdogan ».
A la question « Comment le Parti Communiste peut agir dans ce contexte, quelle peut être sa ligne politique ? », Kemal Okyan, membre du Comité Central du KP a clairement répondu dans le bulletin international publié en plusieurs langues par le Parti Communiste :
[(« Le Parti Communiste doit accomplir de différentes taches avec un but unique. Premièrement nous devons montrer la réalité au peuple afin de lui éviter de s’éparpiller dans cette période chaotique. Deuxièmement la contradiction des classes doit rester visible tout en luttant contre la menace islamo-fasciste en Turquie. Aucune de ces taches ne sont aujourd’hui l’acteur principal. Il n’y a aucune autre façon d’arrêter l’islamisme sans lutter contre l’hégémonie du capital. C’est notre tache essentielle. La version bourgeoise de la laïcité a amené la lutte sanglante entre deux cliques islamistes. (Erdogan et Gülen). Notre parti est pleinement conscient du danger que représente le pessimisme. Nous ne lui permettrons pas. Apparemment la solidarité internationale est très importante dans cette période chaotique. Nous avons reçu beaucoup de messages de solidarité et de soutien - dont certains nous ont apporté une collaboration nouvelle et concrète - des partis communistes du monde entier. La Turquie a une importance stratégique pour plusieurs régions du monde. Nous ne laisserons pas notre pays être le jouet des rivalités inter-impérialistes, dans ce vaste jeu monopoliste. Il y a une classe ouvrière avec une tradition révolutionnaire. C’est la responsabilité de notre parti de la révéler. » [13])]
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Raphaël Da Silva
09.08.16
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[( FACE A LA PORTE EN FER
(poème de Nazim Hikmet)
Six femmes étaient là, face à la porte en fer.
L’une restait debout, cinq assises par terre.Huit enfants étaient là, face à la porte en fer
Et leur bouche ignorait encore le sourire.Six femmes étaient là, face à la porte en fer
Tristesse aux mains, pieds patients comme des pierres.Huit enfants étaient là, face à la porte en fer
Et des regards de djinns brillaient parmi les langes.Six femmes étaient là, face à la porte en fer
Leurs cheveux avec soin noués comme des secrets.Huit enfants étaient là, face à la porte en fer ;
l’un d’eux gardait croisées les paumes de ses mains.Un gendarme était là, face à la porte en fer ;
Longue est la faction, la chaleur est d’enfer.Un cheval était là, face à la porte en fer
Un pauvre canasson sur le point de pleurerUn vieux chien était là, face à la porte en fer, il avait le poil jaune et le museau très noir.
Il y avait dans les paniers des poivrons verts,
Du charbon dans les sacs, de l’ail dans les besaces.Six femmes étaient là, face à la porte en fer ;
Cinq cents hommes de l’autre côté, nobles gens.Mais si tu n’étais pas l’une de ces six femmes
Moi j’étais à coup sûr l’un parmi les cinq cents.
)]
[1] Les appels des mosquées à se rassembler dans la rue pour contrer la tentative de coup d’État ont joué un rôle clé dans l’échec du putsch.
[2] : Parti Républicain du Peuple (kémaliste, nationaliste, social démocrate) MHP : Parti d’Action Nationaliste (extrême droite nationaliste et anticommuniste turque) HDP : Parti Démocratique des Peuples (gauche prokurde, liée au mouvement démocratique kurde, et indirectement au Parti des Travailleurs du Kurdistan)
[3] La Turquie a joué un rôle important dans le dispositif impérialiste contre l’URSS et les pays socialistes. A noter par exemple l’installation de missiles américains orientées vers les principales villes soviétiques.
[4] La base militaire d’Incirlik est régulièrement utilisé comme tête de pont et « porte-avion » terrestre. Deux exemples : l’invasion et l’occupation militaire de l’Irak par les Etats-Unis en 2003 et les bombardements récents en Syrie n’auraient pas été concevables sans l’utilisation de cette base militaire.
[5] La Turquie est un allié traditionnel d’Israël.
[6] YPS : Unités de Protection Civile, milices urbaines kurdes essentiellement constitués de jeunes militants kurdes et présentes dans la plupart des villes du Kurdistan turc.
[7] YPG : Unités de Protection du Peuple, milices urbaines kurdes, bras armé du PYD (Parti de l’Union Démocratique Kurde) le parti-frère du PKK au Kurdistan syrien. Ce sont les YPG qui ont arreté Daesh à Kobané et gagné cette bataille.
[8] HBDH : Mouvement Révolutionnaire Uni des Peuples, alliance politico-militaire d’une dizaine de guérillas, notamment celles du PKK et du TKPML (Parti Communistes de Turquie Marxiste-Léniniste)
[9] MIT : Organisation nationale de renseignement, le gigantesque réseau des services secrets turcs a une influence très importante sur les développements de la Turquie. Le MIT est la colonne vertébrale de l’État profond turc.
[10] « État profond » : L’expression « État profond » va devenir à partir de 1996, le terme consacré pour désigner les personnes et les institutions qui usurpent le pouvoir de l’État, qui usent et abusent éventuellement de la force au-delà des limites de légitimité définies par la loi et la Constitution au prétexte de défendre les intérêts supérieurs de l’État, et qui utilisent leurs réseaux d’influence pour mobiliser l’opinion publique contre les ennemis intérieurs du moment. Les liens étroits entre les mafias, les Loups Gris (mouvements paramilitaires fascistes), le MIT, des politiciens de tout bord ont permis la construction d’un véritable État dans l’État, une arme braquée sur les minorités, les communistes, les progressistes.
[11] Il faut rappeler que certains militaires putschistes ne faisaient qu’obéir à des ordres sans connaître les réelles implications de leurs actions.
[12] Les derniers chiffres de "l’après coup" et de l’état d’urgence :
– 350 morts
– 2.200 blessés
– 8.000 policiers détenus ou limogés
– 7.423 soldats détenus
– 1.600 militaires haut-gradés arrêtés
– 122 généraux et amiraux arrêtés (sur un total de 358 dans l’armée turque)
– 60.000 fonctionnaires démis de leur fonction
– 2.745 juges révoqués
– 1.577 doyens poussés à la démission
– 21.000 enseignants ont vu leur autorisation d’enseigner supprimée
– 15.000 fonctionnaires de l’éducation nationale suspendus
– 396 écoles privées fermées
– 449 résidences universitaires ou dortoirs fermés
– 284 institutions d’éducation privées fermées
– 62 élèves de l’école militaire arrêtés
– 257 fonctionnaires démis du bureau du Premier Ministres
– 100 fonctionnaires des services de renseignement renvoyés
– 47 gouverneurs de district écartés
– 30 gouverneurs de province écartés
– 20 sites Internet d’information bloqués
– 4 furent supprimés en raison de leurs déclarations anti-Erdo ?an dans les médias sociaux
– 14 furent supprimés du fait de leur opposition aux manifestations pro-AKP
– Universitaires et étudiants bénéficiant d’une bourse d’Etat ont interdiction de quitter le pays, et ceux qui sont déjà à l’étranger sont priés de rentrer.
[13] Bulletin international du Parti Communiste, Turquie : https://www.kp.org.tr/en/international-bulletin-no5-fra-bulletin-international-du-parti-communiste-turquie