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La dure et sanglante épreuve des 1er et 8 mai 1945 sur le chemin de l’indépendance de l’Algérie
jeudi 8 mai 2014, par
Alors que les peuples du monde entier fêtaient dans la liesse la fin de la seconde guerre mondiale, la défaite militaire et politique de l’Allemagne hitlérienne et de ses alliés fascistes d’Italie et du Japon, le peuple Algérien assoiffé de liberté a été pour sa part privé par les colonialistes français de participer à cette joie légitime auquel pourtant il avait apporté sa contribution en partageant les sacrifices consentis pour l’imposer.
Victime de la haine des seigneurs de la colonisation il connaîtra en ces premiers jours de mai les larmes, les assassinats, les arrestations et les condamnations ? la prison de la justice coloniale. Les estimations concernant les victimes algériennes de la répression coloniale survenues au cours des manifestations du 8 mai et du soulèvement populaire qui a suivi sont très diverses. Selon l’administration coloniale elles s’élèveraient à 7 000 ou 8 000 morts Algériens dont une centaine d’Européen. alors que le Consul américain en poste à Alger à ce moment là retient le chiffre de 40 000 et l’Association des Oulémas celui de 80 à 85 000.
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Mais que s’est-il passé exactement en Algérie ce 8 mai 1945 ? Les autorités officielles et des organisations politiques et syndicales du pays organisèrent des défilés afin de célébrer uniquement la victoire remportée sur le fascisme. Ils rassemblèrent surtout la population d’origine européenne. De leur côté, les Amis du Manifeste et de la liberté, un mouvement unitaire nationaliste qui rassemblait dans ses rangs les partisans de Ferhat Abbas et les membres du parti nationaliste du PPA que présidait Messali Hadj, organisa de son côté des manifestations pour célébrer la défaite du fascisme et réclamer en même temps l’indépendance de l’Algérie et la satisfaction de revendications immédiates à caractère national dont notamment la libération de Messali Hadj, alors en résidence surveillée, et de tous les patriotes algériens détenus dans les prisons coloniales en raison de leur action anticolonialiste. A juste titre ce mouvement revendiquait, au lendemain de la participation de l’Algérie à la défaite du fascisme, la reconnaissance du droit du peuple Algérien à gérer librement ses propres affaires en se débarrassant du système colonial. Les Algériens avaient pris au sérieux les promesses de satisfaire les aspirations des peuples opprimés présentées par des dirigeants des puissances de la coalition anti hitlérienne et anti fasciste, notamment le Président des USA Roosevelt, pour gagner leur participation et leur contribution au combat antifasciste sur les théâtres d’opérations militaires aussi bien en Asie, en Afrique et en Europe. En manifestant le 8 mai 1945, pour leurs revendications nationales, les Algériens mettaient au défi les puissances de la coalition anti hitlérienne de mettre à exécution leurs promesses.
L’administration coloniale française avait été contrainte d’accorder une autorisation officielle au mouvement des Amis du Manifeste et de la liberté (AML) qui permettait le déroulement de ces manifestations dans plusieurs villes d’Algérie. Tout en accordant cette autorisation, l’administration coloniale française, comme à son habitude, ne manqua pas de l’assortir de restrictions à la liberté de manifester et de menaces qui ont été exprimées aux organisateurs. Ces restrictions et ces menaces cachaient mal les intentions provocatrices de cette administration coloniale que les Amis du Manifeste et de la liberté avaient devinées en insistant auprès de leurs militants afin que les défilés conservent un caractère pacifique tout au long de leur déroulement. Prévenu par les déclarations de la colonisation sur l’utilité de « laisser murir l’abcès pour mieux le crever », la direction des AML donna aux participants la consigne de se garder de porter une arme même un simple canif au cours de ces manifestations. Cette consigne avait été appliquée rigoureusement lors de la manifestation célébrant la fête du travail du 1er mai 1945 qui s’était déroulée à Alger à l’appel des militants nationalistes et qui fut durement réprimée et désorganisée par les forces répressives coloniales. Ce qui s’était produit le 1er mai 1945 à Alger laissait prévoir ce qui allait se produire le 8 mai 1945.
A Sétif, ce jour là vers 9 heures du matin, le cortège des participants au défilé dont le nombre est estimé entre 8 000 et 15 000 personnes démarra de la Mosquée Abou Dher El Ghiffari. Le défilé devait prendre fin au Monument aux morts où une gerbe de fleurs devait être déposée. Au départ, les scouts musulmans qui ouvraient la marche étaient suivis par les porteurs des drapeaux des pays de la coalition anti hitlérienne : français, anglais, américain, soviétique. Tout se passait bien écrit Boucif Mekhaled dans son ouvrage « Chroniques d’un massacre » [1].
Mais ensuite, à hauteur de l’avenue principale Georges Clemenceau lit-on dans cette chronique :
« subitement, les pancartes, les banderoles et les drapeaux furent déployés. Le drapeau algérien était déployé par le jeune scout Saal Bouzid … Les pancartes et les banderoles portaient les inscriptions suivantes : « Libérez Messali », « Vive l’Algérie libre et indépendante », « Vive la charte de l’Atlantique », « Nous voulons être vos égaux », « A bas le colonialisme », « Vivent les Nations Unies ».
Le commissaire de police coloniale Oliveri qui se trouvait sur les lieux voulut s’emparer du drapeau et des banderoles. Les manifestants refusèrent de céder le drapeau. Une bagarre aux poings opposant manifestants et policiers suivit. Puis des coups de feu éclatèrent en provenance des rangs des policiers. Touché mortellement le jeune scout porteur du drapeau s’écroula à terre. Il serait long de décrire le déroulement des massacres qui suivirent. L’ouvrage de Boucif Mekhaled raconte avec beaucoup d’objectivité et force détails les massacres qui ont été commis. Le même scénario s’est produit également à Guelma où le défilé s’est déroulé dans l’après-midi du 8 mai et s’est achevé dans le sang quand les policiers pour s’emparer des banderoles et du drapeau algérien eurent recours à leurs armes. Les tirs de leurs balles firent un mort et de nombreux blessés. La situation tournera au drame dès le lendemain dans toute la région quand les populations algériennes apprennent la férocité de la répression colonialiste dont ont été victimes les manifestants de Sétif et Guelma.
Le même phénomène se produisit dans la région de Kherata. Les Algériens de ces deux régions se soulèvent pour exprimer leur solidarité avec leurs frères réprimés à Sétif et pour afficher leur haine du système colonial. De leur côté, l’armée, la police et des milices, composées de civils européens armés mises en place par l’administration coloniale avant le 8 mai, s’engagent dans une répression féroce des Algériens.
Dans son ouvrage « La révolution nationale Algérienne » [2], Jacques Jurquet estime qu’elle a revêtu le caractère d’un génocide. L’armée, l’aviation, la marine française sont mises à contribution pour réprimer les soulèvements qui se déclarent dans plusieurs secteurs de la région de Constantine. La population des douars de la région de Kherata est pilonnée par les croiseurs de la marine Dugay- Trouin et le Triomphant. L’aviation entre en action. Elle bombarde et mitraille les douars de toute cette région. Les armes lourdes, les auto mitrailleuses ont été utilisées par les forces répressives pour ramener « le calme en Algérie pendant dix années » suivant les déclaration du général Duval commandant les forces de l’armée coloniale de la région de Constantine. Mais ce calme ne pouvait en aucun cas éteindre la flamme patriotique du peuple algérien ni étouffer sa voix ni sa volonté de poursuivre le combat, en tirant les leçons de cet échec, afin d’aboutir dix sept ans plus tard à sa libération.
La compréhension des événements du 8 mai 1945 est liée à la connaissance du rapport des forces politiques dans le monde et en Algérie qui s’était dessinée au cours et au lendemain de la seconde guerre mondiale. Il est marqué par un affaiblissement de certains grands pays impérialistes dont la France et l’Angleterre au bénéfice des Etats-Unis. Cet affaiblissement intervient au moment où les peuples qui sont opprimés et exploités par ces deux puissances ont pris conscience de la possibilité qui s’offrait à eux de se libérer. En Algérie, cette prise de conscience se traduit en 1943 par la naissance du mouvement unitaire les « Amis du manifeste » qui réussit à rassembler dans ses rangs des patriotes algériens influencés par des courants idéologiques différents (nationalistes ou progressistes). Les rangs de ce mouvement sont ouverts à tous les courants idéologiques de la mouvance patriotique du pays. Le peuple algérien voit dans ce mouvement un instrument qui peut contribuer à le conduire vers sa libération. Dans les faits, le 8 mai 1945 est à la fois un phénomène de conjoncture internationale et nationale. Internationale parce que les combats antifascistes de la seconde guerre mondiale réveilleront non seulement les Algériens mais de nombreux peuples colonisés du monde. La proclamation de l’indépendance de l’Indonésie, des Philippines, du Vietnam en mars 1945, les événements qui se déroulent au même moment en Syrie et au Liban montrent que les peuples opprimés par les puissances impérialistes d’Europe prennent conscience qu’il peut être mis un terme à l’ère du colonialisme.
Sur le plan interne, les larges couches populaires algériennes des villes et des campagnes ne peuvent plus supporter les conditions politiques, économiques et sociales du système colonial. Ces conditions se sont aggravées avec toutes les restrictions alimentaires qui leur ont été imposées au cours de la seconde guerre mondiale surtout durant l’occupation de la France quand une part non négligeable de la production agricole était destinée à l’armée allemande. Les stocks de sécurité en céréales n’existaient plus. De plus, la politique agricole de la grosse colonisation basée sur le profit donnait la préférence aux plantes fourragères destinée à nourrir son bétail ou à la production de la vigne pour l’exportation du vin, alors que la population algérienne avait plus besoin de céréales pour se nourrir.
Dans les campagnes algériennes la misère et la famine règne. Près d’un million cinq cent mille habitants ruraux sont sans terre et souvent sans emploi. Pour calmer leur faim, nombreux sont les Algériens des campagnes qui se nourrissant de racines dont la « Talrouda ». Dans leur propre pays les Algériens sont considérés par le système colonial comme des hommes inférieurs. Ils n’ont pas les mêmes droits politiques économiques et sociaux que la minorité européenne. Alors que la population d’origine européenne est évaluée à un million et que celle autochtone est de près de 7 millions, la représentation de ces derniers dans les assemblées élues est minoritaire. En outre, les dirigeants et les militants des partis nationalistes sont sans cesse l’objet de mesures répressives. Certes les gouvernants français de Paris tentent d’apporter des « réformes » destinées à atténuer sans les guérir les souffrances du peuple algérien, comme celles envisagées par le général De Gaulle en 1945.
La bourgeoisie capitaliste française veut à tout prix conserver l’Algérie et accepte de faire de minces concessions qui ne correspondent pas aux légitimes aspirations du peuple algérien avec l’espoir de calmer sa colère justifiée. Mais la grosse colonisation terrienne, spéculant sur la peur et le racisme de fractions importantes de la minorité européenne refuse la moindre réformette. Elle est épaulée par une administration coloniale à son service qui est plus encline à écouter ses instructions que celles en provenance de Paris. Administration coloniale et grosse colonisation terrienne européenne d’Algérie sont à l’origine de tous les complots fomentés contre le peuple algérien pour écraser et noyer dans le sang toute tentative de sa part de mettre en cause « l’ordre colonial ». Ceci explique qu’à la veille des manifestations pacifiques prévues pour le 8 mai, des dirigeants de l’administration ont pris les dispositions pour mettre en échec les réformettes du gouvernement français et en même temps pour écraser toute velléité de soulèvement populaire contre le système colonial. Le préfet de Constantine Lestrade Carbonnel , au mois d’avril 1945 déclarait au docteur Saadane, dirigeant des Amis du manifeste et de la liberté (AML), alors Conseiller général : « Des troubles vont se produire et un grand parti va être dissous ».
A Sétif, le 5 mai 1945, le sous-préfet avait réuni le capitaine de gendarmerie, le commissaire Oliveri de la police judiciaire afin d’examiner les forces de police disponibles pour le « maintien de l’ordre ». A Guelma, le sous-préfet Achiary qui avait torturé des militants communistes sous Vichy, alors qu’il exerçait dans la police coloniale, organisa des Européens dans des milices civiles qui furent pourvues des armes nécessaires utilisées le 8 mai 1945 et les jours qui suivirent contre les Algériens. Ce sont ces mêmes personnages qui sont intervenus au cours des manifestations pacifiques pour semer le désordre afin de justifier ensuite la répression. Devant la crainte de perdre l’Algérie, la bourgeoisie française et son représentant au pouvoir le général De Gaulle donna à ce moment là tous les moyens à la grande colonisation terrienne et à son administration.
La conjonction des intérêts primordiaux entre la bourgeoisie impérialiste française et de la grosse colonisation terrienne l’emportait ainsi sur leurs divergences bien minces sur la manière de conserver l’Algérie. Malheureusement, comme l’a reconnu plus tard Raymond Aubrac, l’un des dirigeants de la résistance française au fascisme hitlérien, le programme du conseil national de la résistance française n’avait rien prévu pour la libération des colonies du joug colonial. Cette faiblesse a été sans aucun doute mise à profit par les forces colonialistes pour empêcher toute avancée à caractère libératrice et émancipatrice dans les pays colonisés par la France.
A l’époque, les communistes algériens avaient refusé de rejoindre les Amis du manifeste et de la liberté, et avaient édulcoré leurs orientations anticolonialistes. Même s’ils exprimaient toujours leur hostilité au système colonial, aux yeux de la grande majorité des couches populaires algériennes cela demeurait insuffisant. Leur abandon du mot d’ordre de l’indépendance et leur sectarisme envers les dirigeants nationalistes les ont coupé des larges masses populaires et leur absence du mouvement de libération nationale l’a privée d’une force politique qui pouvait lui être nécessaire dans la conduite des manifestations pour faire échec aux manœuvres du colonialisme. Prenant conscience aussitôt de leur profonde erreur, les communistes algériens organisés dans le PCA prirent toutes les mesures pour lancer le grand mouvement d’amnistie qui permettra en 1946 la libération de la plus grande partie des patriotes emprisonnés et condamnés par les tribunaux colonialistes au lendemain du 8 mai 1945. En s’intégrant pleinement ensuite au mouvement de libération nationale, le Parti communiste Algérien, mobilisant dans ses rangs et dans les syndicats les éléments les plus conscients de la classe ouvrière algérienne et de la paysannerie laborieuse, apportera une contribution clairvoyante et précieuse. Même si elle peut paraître modeste, cette contribution du PCA a favorisé l’élimination des insuffisances relevées en 1945, notamment par une meilleure orientation et un encadrement des luttes populaires si nécessaires pour vaincre le colonialisme.
Le mouvement de libération nationale a encore grandi au lendemain du 8 mai 1945. Les souffrances endurées au cours de cette période ont mûri la conscience et la capacité de lute du peuple algérien. Il aboutira ensuite après sept années de guerre de novembre 1954 à juillet 1962 sous la direction du Front de libération Nationale à imposer l’indépendance de l’Algérie.
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William Sportisse
05 juin 2013
[1] Chronique d’un massacre – 8 mai 1945 – Sétif- Guelma- Kherrata de Boucif Mekhaled, Éditions Syros
[2] La Révolution nationale algérienne de Jacques Jurquet, Éditions du centenaire