Surtout pas revenir au vide et à la misère de 1962 !

mardi 29 avril 2014
par  Alger républicain

Surtout pas revenir au vide et à la misère de 1962 !

Est-ce par confort intellectuel, par ignorance ou pour mieux noyer le poisson que certains activistes et hommes politiques, sûrement bien intentionnés, mettent les 50 dernières années de notre histoire dans le même sac d’une dictature honnie, produit d’un système à base de pensée « unique » qu’ils veulent indivisible et invariable ! Le raccourci est tentant. Pourtant, on ne se débarrasse pas d’une époque comme on le ferait d’une chemise sale. D’un trait de plume meurtrier ou par des mots galvaudés, on croit s’octroyer le pouvoir de juger ; mais, au bout, ce n’est qu’un lamentable exercice de style où la généralisation excessive le dispute à la légèreté du propos.

L’Histoire ne s’écrit pas en abrégé. Elle n’est pas une petite histoire que l’on raconte à ses petits-enfants autour du feu. Elle est trop fière pour enlacer le zigzag des phrases sibyllines ; trop juste pour se laisser corrompre par l’oisiveté des plumes légères. L’Histoire est certes un tout, mais mettre sur un pied d’égalité l’époque lumineuse du renouveau algérien, la grande ère du rêve qui a nourri nos espoirs et nos œuvres, et le grand déclin, l’inénarrable déroute politique, sociale et culturelle des années 2000, est un exercice pour le moins mortel. Chaque mot porté à l’honneur des braves est une insulte à la mémoire d’un peuple et de son élite qui ont créé le miracle des années 1970 ! Nous n’avions rien, la voiture était le rêve inaccessible et, souvent, les pénuries étaient notre lot quotidien. Les flics nous tabassaient pour un oui, pour un non et nos jeunes copines en minijupe se faisaient badigeonner les jambes par les agents ! Pourchassés par les hommes en bleu, nous avions galopé dans les rues de 1969, arrachant notre part du rêve de 1968…

Papillons d’un printemps nouveau, nous virevoltions, remplis du bonheur de porter, en notre être profond, les idées de progrès et de justice qui traversaient l’époque comme un grand courant d’air salvateur ! Nous étions heureux ! Comment expliquer à ces jeunes qui nous insultent aujourd’hui, et qui sont devenus des machines matérialistes (la villa – la bagnole - les voyages), que nous étions heureux sans tout cela ! Comment dire aux harraga que, sans avoir les moyens dont ils disposent aujourd’hui, nous n’avions pas besoin d’aller ailleurs pour vivre notre rêve ! Il n’y avait pas encore de visas et le billet d’avion vers Paris coûtait moins de 1 000 DA. Quant à l’autorisation de sortie, il ne faut pas exagérer, non plus. N’importe quel jeune qui pouvait se débrouiller un hébergement envoyé par un émigré, obtenait son autorisation. Nedjma envoyait à l’étranger des milliers de jeunes... Et pourtant, les voyages à l’étranger ne nous disaient rien !

Souvent, de jeunes lecteurs m’écrivent pour me dire qu’ils ne comprennent pas comment des journalistes se permettent de dire que la période de Boumediene était la plus sombre* ! Pourquoi cette réaction ? Parce que, simplement, me disent-ils, leurs parents pensent le contraire. « Mon père et ma mère me racontent qu’ils vivaient bien, mangeaient bien, achetaient revues et livres, disques et albums, sortaient souvent au restaurant, allaient au cinéma, se rendaient au dancing, voyageaient partout en Algérie. Les journalistes écrivent autre chose. Mes parents me disent que l’Algérie était belle et qu’ils étaient les plus heureux ici ! »

Est-ce faire mal à la vérité et à l’Histoire que de dire cela, de reconnaître qu’une génération, la mienne, celle qui a été nourrie à la révolution des moudjahidine et aux idées de progrès de notre monde, a cru le rêve possible ici ? Non seulement cru, mais agi, écrit, lutté, pour que, plus jamais, l’Algérie des colons et de l’injustice ne revienne : plus jamais, l’inégalité, l’exploitation, les khammès, l’esclavage ne se reproduisent sous le règne des Algériens indépendants ? En mettant entre parenthèses les inestimables réalisations de ma génération, en les mélangeant aux déchets douteux qui dorment au fond du sac d’embrouille réservé par les élégantes plumes d’aujourd’hui à la « dictature », n’essaye-t-on pas de nous reprogrammer, après un formatage en bonne et due forme qui nous fera oublier ce qui a livré un sens à notre vie, cette part de rêve et d’espoir qui nous a donné envie de rester ici, de bâtir l’avenir de nos enfants et de croire que le paradis terrestre allait avoir pour nom Algérie ?

Souvent, lorsque je rencontre des Algériens de ma génération, je ne manque pas de les écouter et c’est le bonheur qui s’installe dans ma tête, sevrée de plaisirs par le règne actuel de la médiocrité ! Ils me racontent, à leur manière, ce qu’ils ont fait pour le pays ! Tout, pratiquement tout ! Les jeunes plumes qui, d’un trait souvent maladroit, regrettent presque la colonisation, ne savent pas ce qu’est la colonisation ! Ils ne peuvent imaginer la dure réalité vécue par nos parents et nous-mêmes ! Ils ne peuvent pas imaginer la faim, la soif, la souffrance, la maladie, la privation, le dénuement, les pieds nus, les poux, l’arriération, le désespoir, le racisme ! Ils ne peuvent imaginer qu’au lendemain de l’indépendance, les ingénieurs n’existaient pratiquement pas, que l’ensemble des secteurs d’activité était dépourvu de cadres, que tous les services publics étaient abandonnés par les Français et que l’Etat n’avait que quelques milliards en caisse ! Partir de zéro, remettre la machine en branle, assurer la continuité du service public, faire marcher les trains, les stations électriques et tout ce qui est essentiel à la vie ; toutes ces missions impossibles furent menées avec succès par les nouveaux Algériens, ces femmes et ces hommes qui vont étonner le monde par leur capacité à maîtriser le destin de leur pays. Ils bâtiront quelques années plus tard, le « Japon » de l’Afrique, au rythme d’une industrialisation massive et intrépide dont le choix était la meilleure réponse aux sirènes de l’économie de marché. « Faites du tourisme et de l’agriculture » conseillaient les mauvais conseillers. Comme si l’Angleterre, l’Amérique, le Japon ou la Russie avaient bâti leurs économies sur l’agriculture et le tourisme !

Et encore, aux gens qui veulent nier certaines vérités, rappelons que l’Algérie des années 1970, une décade après le départ des colons, exportait, par navires entiers – ceux de l’OFLA – oranges et dattes vers les ports de Hambourg et ceux du nord de l’Europe. C’était l’agriculture socialiste, non ? Et vous, qu’avez-vous fait avec l’agriculture trabendiste et les milliards de dinars bouffés dans des plans qui vont dans les Mazda et le béton, et rarement à la vraie production de cultures essentielles ? La facture alimentaire a été multipliée par dix depuis cette époque, alors que la population n’a fait que doubler ! Mangeons-nous mieux ? À voir l’état piteux de mes semblables, à causer avec eux, à leur rendre visite dans les hôpitaux mouroirs, il ne me semble guère qu’ils soient mieux lotis ! Quant au tourisme, on ne vous dit pas que, malgré les choix stratégiques de Boumediene, l’Algérie avait commencé à se doter d’une infrastructure qui n’avait rien à envier à celle existant, à l’époque, en Tunisie et au Maroc. Faisant appel à des architectes de renom, le secteur public du tourisme a créé des stations de réputation mondiale qui recevaient, grosso modo, le même nombre de touristes que ceux visitant les pays limitrophes ! Hélas, les nouveaux héros de la révolution silencieuse ne veulent pas comprendre cela et parlent de déboulonner un système qui, depuis 1962, n’a pas fait que du mal à ce pays. Alors parlons d’une somme de systèmes et pas d’un seul sinon c’est toute l’indépendance que nous rejetterions !

Par Par Maâmar Farah

in Le Soir d’Algérie du 24 avril 2014


Défendre la mémoire de la nation et l’espérance des « damnés de la terre »

Maamar Farah a raison de raconter à la nouvelle génération en mots si bien ramassés ce que fut vraiment la période des années 1970. Tous ceux qui partagent l’essentiel de cette opinion ont le devoir de se dresser avec lui contre les falsificateurs de l’histoire.

Cette courte période de l’histoire fut en effet marquée par une mémorable mobilisation pour construire le pays, poser les bases d’un développement solide pour l’amélioration des conditions de vie de tout un peuple et en premier lieu des créateurs de ses richesses. Une période où le peuple avait conscience que pour y arriver il lui fallait tenir tête aux puissances dominatrices, infliger une leçon aux revanchards néocolonialistes constamment à l’affût pour contrarier ses espoirs, barrer la route aux prétendants autochtones à leur succession, ceux pour qui l’indépendance ne devait avoir qu’une signification : remplacer le Borgeaud français par un Borgeaud algérien.

Cette décennie est devenue la cible obsessionnelle d’une faune de plumitifs. Leur acharnement à falsifier l’histoire n’a d’égal que leur mesquin intérêt à servir de porte-plume d’une caste déterminée à s’approprier les richesses du pays. Ce règne présuppose le formatage de la jeunesse afin que celle-ci accepte en « ignorance de cause », pour ainsi dire, de se laisser réduire en esclavage. L’astuce consiste à lui faire croire qu’avec un capitalisme sans entrave elle mettra les pieds dans le nouveau monde du libre épanouissement. L’argent gratuit de l’ANSEJ, de la CNAC, des banques publiques, devrait permettre la concrétisation des rêves matériels les plus fous, « villa, bagnole et voyages » comme le résume Farah.

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Les critiques de Boumediene se taisent sur la décennie noire de Chadli

On remarquera que le slogan de « 50 ans barakat » ne vise surtout, chez nombre de ses inspirateurs, que la décennie de l’industrialisation, de la réforme agraire, de la démocratisation de l’enseignement. En réalité la période attaquée englobe l’histoire du pays de 1962 à 1978. Les réalisations de cette période dans les domaines de l’économie, de l’éducation, de la santé, des relations internationales forment un tout. Sans elles on ne voit pas comment des enfants de facteurs ou de « fatma » seraient devenus psychiatres ou professeurs d’université et des filles de militaires des gynécologues. Les pourfendeurs des années 1970 épargnent bizarrement la décennie noire de Chadli, ne disent rien de ceux qui l’ont installé aux commandes, de leurs desseins. Ils évitent de rattacher la situation actuelle aux conséquences de leur entreprise politique de démolition.

Et pourtant, la décennie Chadli fut celle du début de la descente aux enfers, des répressions de masse, celles de 1980, 1986, 1988, des interdits professionnels, de l’emprisonnement arbitraire de centaines de gestionnaires du secteur public, d’un coup d’arrêt brutal du développement dont la génération nouvelle n’a pas fini de payer les conséquences. On l’appela la « décennie noire » avant d’accoler cet adjectif aux années 1990, années du terrorisme obscurantiste enfanté précisément par les manœuvres de ceux qui étaient à la barre depuis 1980. Qui ne sait que la chasse aux cadres engagée par le régime de Chadli, sans parler de la persécution des syndicalistes et militants progressistes, avait pour seule fin de briser l’élan « développementiste », de baliser le terrain de la grande curée à laquelle on a assisté depuis lors et notamment depuis les libéralisations de 1987 ?

On ne peut oublier que cette chasse avait pour but de faire rentrer dans le rang les milliers de cadres de l’industrie, surgis dans le feu de la bataille de l’édification, de refroidir leur enthousiasme, de leur ôter toute envie de réfléchir aux moyens de faire fructifier les résultats de leur travail héroïque, de laisser les revenus pétroliers passer dans les mains d’une classe de jouisseurs sans état d’âme, de casser la symbiose qui s’était établie de façon féconde entre les patriotes et progressistes de différents bords, entre ouvriers et paysans, cadres et travailleurs, peuple et armée.

Derrière les attaques furieuses contre cette décennie, il y a une volonté de discréditer la tentative de construire une société sans exploitation, de frapper de mépris l’œuvre d’édification industrielle accomplie par des milliers de cadres conscients que le secteur privé était incapable de relever les grands défis de l’indépendance.

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L’œuvre de tout un peuple

A ceux qui avaient édifié à partir de rien le complexe de fonte et d’acier d’El Hadjar, l’usine de pompes et vannes de Berroughia, l’électronique de Sidi Bel Abbes, la pétrochimie d’Arzew et de Skikda, les usines de tracteurs, de machines-outils, de pelles et grues, de camions et de bus, à ceux qui avaient su continuer à faire tourner les plate-forme de gaz et de pétrole après leur nationalisation, etc., à tous ces anonymes, victimes de l’amnésie organisée par la valetaille des force de l’argent, on devrait sans hésitation décerner le grade non de « capitaines d’industrie » mais celui de « maréchaux d’industrie », de héros du combat terriblement difficile pour le parachèvement de la libération nationale. Quand on a assisté à cette formidable levée en masse pour maîtriser les processus industriels les plus compliqués et commencer à en recueillir les premiers fruits, combien nous paraît dérisoire ce secteur privé qui n’excelle que dans les activités faciles, très lucratives, à vitesse vertigineuse de rotation du capital, où le marché captif des biens de consommation de masse ne lui fait courir absolument aucun risque. On n’ose même pas tenter la comparaison entre ces grands bâtisseurs du secteur industriel public aujourd’hui condamnés à l’oubli ou aux railleries et tous ces patrons privés objet de louanges dithyrambiques.

La vérité est que les premiers ont créé une base industrielle qui, malgré sa démolition partielle, peut encore constituer le socle d’un nouveau départ. Les seconds ne sont rien d’autre que des embouteilleurs d’huile et d’eau dite « minérale », des ensacheurs et des empaqueteurs de jus, de farine ou de sucre, côtés ou non en bourse, dévoreurs d’argent public non remboursé, négateurs des droits sociaux les plus basiques des travailleurs et grands maîtres de la fraude fiscale, de la surfacturation et de la fuite des capitaux, à l’aide desquelles ils peuvent se permettre de racheter des fabriques de frigos en Espagne, tous soudainement enrichis, héros de faux intellectuels et de faux hommes de presse, dont l’art se résume dans le bricolage de fausses réputations et de renommée usurpée. Des faux « capitaines d’industrie » aux mérites surfaits par des régiments d’écrivaillons à « la plume élégante » et par des journalistes dont la tête est bourrée des fausses connaissances que leur ont « implémentées » les agences de l’ultra-libéralisme encore pour un temps triomphant.

Il ne s’agit absolument pas de mépriser le travail honnête de ceux qui se livrent à ces activités indispensables à la vie de tous les jours. Mais comment ne pas faire éclater son indignation quand on chante des louanges à la gloire d’affairistes de tout crin et que l’on n’a que haussement d’épaules pour ceux qui se lancèrent les mains nues dans la grande aventure de l’industrialisation du pays, sans en attendre aucune gratification matérielle exorbitante, avec la conviction que grâce à leur abnégation les martyrs de la guerre de libération ne se seront pas sacrifiés pour rien ?

C’est à une entreprise de renversement de la morale que l’on assiste. Les hommes dignes de respect et d’admiration ne seraient pas ceux qui ont construit les usines dans un pays auquel le pacte colonial interdisait d’accéder à la révolution industrielle, mais ceux qui amassent de l’argent facile. Ce ne sont pas ceux dont la motivation fut d’apprendre à produire le fer, les machines et les engrais pour réduire nos importations, préparer concrètement l’après-pétrole, donner au pays les moyens d’accumuler le savoir-faire industriel pour un jour construire ses avions, ses locomotives, ses appareils de forage, ses missiles. Non, le modèle de « manager » porté aux nues par cette cohorte d’ignares et de saltimbanques de l’idéologie libérale est celui qui se fait rapidement du fric à partir de rien, ou plus exactement grâce à une débrouillardise bien épaulée en haut lieu. Quitte à tout importer en dilapidant l’argent du pétrole. pour faire par exemple du jus, un jus à forte teneur en sucre - importé cela va sans dire- que les Algériens ont été habitués depuis leur plus tendre enfance à consommer en grosses quantités, les fruits étant inaccessibles. Et qu’importe la santé publique ! C’est cela le nouveau critère de « l’efficience économique », obtenir un « taux interne de rentabilité » maximum et payer un minimum d’impôts et de salaires !

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Un dénigrement obsessionnel pour tuer l’espoir en un monde meilleur

L’indignation, contenue, de Maamar Farah contre cette opération de réécriture de l’histoire est mille fois justifiée. Elle mérite d’être relayée par tous ceux qui ont bâti l’Algérie et grâce auxquels il subsiste dans le pays une base économique qui lui a permis de rester debout dans les années 1990. Car il ne s’agit pas seulement de défendre tout ce qu’il y a d’héroïque dans la mémoire du pays, de dire « barakat » à ce flot de mensonges, de contre-vérités, d’appréciations à l’emporte-pièce. Il s’agit surtout d’ouvrir les yeux aux jeunes, de leur montrer que derrière cette entreprise de dénigrement se profile grossièrement une opération dont ils sont le véritable enjeu. Les rejetons frustrés de ceux qui n’avaient pu remplacer les colons en 1962 sont en passe de prendre ou ont déjà pris leur revanche. La cohorte des assoiffés de richesses a l’initiative. Ils trahissent le pays. Ils n’hésiteront pas une seconde à en remettre les clés aux puissances colonialistes d’antan. La grande presse qui va à la mangeoire des multinationales pourvoyeuses de juteuses pages de publicité leur ouvre large ses colonnes. Leur unique rêve est de réduire en esclavage une jeunesse qu’ils auront préalablement reformatée pour lui faire accepter les pires régimes d’exploitation sous l’enseigne de « l’insertion dans les nouvelles réalités mondiales », hors des « utopies » humanistes stigmatisées comme « totalitaires ».

Dénigrer cette décennie, c’est insulter tout un peuple qui s’émerveillait en découvrant qu’il était capable de miracles, qu’il pouvait lui aussi produire des machines ou des biens qui n’avaient rien à envier aux produits d’importation. C’est pour cela que son engagement fut sans limite dans ce combat pour la modernisation de la société, qu’il accepta des sacrifices pour le bien de ses enfants. C’est pour cela aussi qu’il n’hésita pas dans les débats du printemps 1976 à nommer les responsables qui pratiquaient le double jeu. Si la décennie 1970 déclenche tant de rage, c’est parce que la minorité des privilégiés d’aujourd’hui revient de loin. Si à sa seule évocation ils plongent dans l’hystérie, c’est parce qu’ils étaient à deux doigts de se voir fermer les voies de l’enrichissement, de leur constitution en classe dominante.

L’écriture de l’histoire ne doit pas être laissée entre les mains des revanchards, des agents de l’oligarchisation de l’Algérie, des propagandistes d’un ordre mondialisé dont la férocité est dissimulée sous le brillant emballage de concepts abstraits échafaudés ailleurs par des prestidigitateurs de la communication au service du capital. Les leçons doivent être tirées dans de grands débats avec tous ceux qui ont intérêt à bâtir une société sans nouveaux maîtres. L’histoire n’est pas finie. Sa connaissance avec rigueur nous préparera à affronter un avenir qui réserve beaucoup de surprises. La crise profonde du système capitaliste, l’accumulation de foyers de guerre sont les signes annonciateurs de grands bouleversements mais pas dans le sens espéré par les impérialistes « mondialiseurs », celui de l’extension démesurée de leur domination. Et s’il est indispensable de ne pas se taire devant la propagande des « chiens de garde » de la nouvelle bourgeoisie, qui plus est mafieuse, de ne pas admettre sans réagir que l’image de Boumediene soit noircie avec autant de désinvolture pour ne pas dire de hargne, parce que ce n’est pas tant l’image d’un dirigeant controversé qui est en cause que les idéaux qu’il a défendus à la fin de sa courte vie ; si la grande masse du peuple qui a vécu cette période le considère avec beaucoup d’arguments comme le plus grand dirigeant qui ait présidé aux destinées de l’Algérie, il n’en est pas moins nécessaire d’analyser la nature et les racines des erreurs qu’il avait commises, précisément pour éviter de les reproduire et pour aborder avec succès les tâches de l’avenir. Car le mouvement ouvrier et populaire enfante et va nécessairement enfanter les dirigeants qui se battent déjà au milieu de la nouvelle génération et vont se battre avec sacrifices et dévouement pour le bien-être du peuple, pour l’émancipation sociale et politique des travailleurs, manuels ou intellectuels, pour l’abolition des rapports d’exploitation.

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Les erreurs de Boumediene et les contradictions d’un régime

Ces erreurs ne sont pas là où les courants réactionnaires veulent nous le faire croire. Ce ne fut ni l’industrialisation accélérée, ni la révolution agraire, sabotée, toutes tâches absolument indispensables au décollage économique, à son indépendance, à une juste répartition du revenu national, ni la démocratisation de l’enseignement. Ce furent les conceptions qui ne faisaient confiance ni dans la mobilisation démocratique des masses populaires, ni dans l’alliance sur un pied d’égalité avec les forces révolutionnaires situées hors du régime. Ce furent les conceptions fondées sur la répression de tout ce qui dérogeait au règne du parti unique. Ce furent les hésitations à s’appuyer directement sur le peuple, à se débarrasser des compagnons de la lutte de libération devenus des obstacles au progrès, quand le grand débat populaire du printemps 1976 autour de la Charte Nationale eut révélé l’immense potentiel populaire en cours de maturation dans le feu des combats pour l’édification, quand s’imposa le constat général de l’impérieuse nécessité d’épurer l’Etat de ceux qui entravaient sciemment la marche vers une société sans exploitation ou oppression. Boumediene lui-même n’était plus celui de juin 1965 qui privilégiait la force sur la persuasion.

La complexité des luttes pour une société nouvelle, les clivages qu’elles avaient créés dans la société et les centres de décision étatiques lui avait fait découvrir la possibilité de nouveaux cheminements en appui sur la mobilisation populaire et ses attentes. Il aurait pu prendre appui sur l’exigence populaire de faire le ménage. Ses hésitations à répondre résolument à cet appel, à lever les blocages, avaient sans doute leur origine dans la crainte de casser des consensus réalisés au sein de sphères de l’armée mais devenus un carcan paralysant, à un moment de grandes tensions où le roi du Maroc était incité par les USA et l’ancienne puissance coloniale à comploter contre l’Algérie, où son ministre des Affaires étrangères cultivait les confusions politiques dans ses relations personnelles avec Kissinger.

Boumediene ne sut pas prendre les décisions dont il sentait la nécessité. Il louvoya sans résultats entre les multiples coteries. Ses hésitations furent fatales pour le pays. Il dut faire face durant ces débats de mai 1976 à une levée de boucliers au sein même d’un conseil de la révolution effrayé autant par le contenu de la charte soumise à l’approbation populaire que par la dénonciation unanime au sein du peuple de ceux qui en sabotaient l’application et se remplissaient les poches. Il se heurta à ceux qui déjà désiraient avant tout que le pétrole serve non à financer le développement du pays mais à satisfaire leurs appétits voraces. Leur triomphe sera résumé de façon grotesque par le slogan démagogique « Pour une vie meilleure » qu’ils inscrivirent sur les frontons du régime de Chadli . Meilleure non pour le peuple qui avait commencé grâce à l’indépendance et à sa stratégie de développement à manger à sa faim, à s’instruire, à se vêtir correctement, mais pour les nouvelles couches sociales minoritaires qui se tenaient en embuscade pour lui ravir les fruits de la récupération des richesses nationales. Les opposants de Boumediene au sein du régime avaient orienté les débats de la Charte nationale sur la fausse voie d’une prétendue incompatibilité du socialisme avec l’Islam.

Pendant qu’il était à la recherche d’illusoires compromis en attendant une évolution pacifique dans les arcanes du pouvoir, les autres, les adversaires des options de progrès qu’il incarnait de plus en plus, ne perdaient par de temps. Il en payera personnellement le prix en disparaissant brusquement, victime d’un mystérieux agent infectieux. Le « hasard » venait de les débarrasser de l’emprise d’un leader au sommet de sa popularité. Il leur fallait entreprendre immédiatement la mise au pas de tout un peuple pour changer de cap. Ils le firent en revigorant comme jamais le parti unique. Boumediene s’était employé à le neutraliser en s’ouvrant aux nouvelles structures en cours de gestation dans le puissant mouvement démocratique de masse de cette décennie, des travailleurs, étudiants, femmes, paysans, des cadres de la nation. Bref, il s’était rapproché de tous ceux qui ne se reconnaissaient pas dans le FLN, qui refusaient son « égide ». Les dirigeants des années 1980 firent pratiquement fusionner les appareils du FLN avec le réseau serré des fameux BSP que la sécurité militaire avait mis en place sous le nouveau régime. Ils achevèrent ainsi de réaliser le processus de tétanisation des masses. La voie était devenue libre en 1980 pour leurs manœuvres. Le mouvement populaire ascendant qui les avait tant inquiétés était dompté. Les méthodes autoritaires anti-populaires du parti unique avaient permis à la droite du régime de prendre l’initiative. Boumediene disparu, les forces de progrès hors régime, empêchées depuis l’indépendance de s’organiser librement, ne firent pas le poids face à la coalition voyoucratique. Ces méthodes avaient bridé le mouvement populaire de progrès et préparé de la sorte le terrain à l’hégémonie des franges les plus archaïques et les plus prédatrices du mouvement national représentées depuis l’indépendance dans toutes les sphères de l’Etat.

Toutes les dérives qui s’ensuivirent et les injustices intolérables qui caractérisent la situation actuelle, tout ce qui révolte aujourd’hui la jeunesse n’en sont que la suite pourrie.

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Défendre l’héritage positif pour un nouveau départ

Ce n’est pas une démarche correcte que de mélanger des phases historiques - 1962 à 1978 et 1979 à nos jours - qui se distinguèrent profondément l’une de l’autre sur le plan des choix économique et sociaux, bien que sur le plan formel du régime du parti unique et des méthodes hégémoniques elles paraissent présenter des similitudes. L’amalgame n’a pas seulement pour but d’éloigner de la réflexion l’analyse des grandes conquêtes réalisées à une époque précise du pays, en qualifiant péremptoirement cette œuvre d’ « échec à ne pas recommencer ». Sa finalité est de propager le mot d’ordre cher à tous les réactionnaires, à toutes les forces conservatrices de la planète « il n’y a pas d’autre alternative ». Il vise à frapper d’impuissance le travail intellectuel indispensable à un nouveau départ du combat pour un monde sans exploitation ni oppression, pour de nouvelles espérances.

La profondeur de la crise internationale du système capitaliste, qui continue à s’accentuer à travers ses hauts et ses bas, l’impasse à laquelle ce système a mené l’Algérie, rendent vaines les tentatives d’empêcher les opprimés de réfléchir à l’alternative pour en sortir. L’histoire n’avance pas de façon rectiligne mais elle avance. Suivant les rapports de forces, elle passe par des périodes alternant l’offensive et la défensive, les défaites momentanées et les victoires, en dépit de la résistance acharnée qu’opposent les classes exploiteuses pour sauvegarder leurs privilèges. Toute l’évolution historique des 150 dernières années, depuis la publication du « Manifeste » de Marx et Engels, est un processus qui pousse inexorablement l’humanité à explorer les chemins inédits d’un nouveau grand bond en avant à travers des luttes ininterrompues, violentes ou pacifiques, des succès et des échecs, des avancées épiques et des régressions effroyables, des moments radieux et d’autres qui le sont moins. C’est le bond vers le socialisme, que « la société porte dans ses flancs » selon la belle métaphore de Marx.

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Zoheir Bessa

Alger républicain

29.04.2014