Kateb Yacine harrague

La grande aventure d’Alger républicain
dimanche 6 décembre 2009
par  Alger républicain

« Il y a Kateb Yacine, éthéré et imprévisible, angélique et insupportable. Le bureau qu’il partage avec Paul Galéa, responsable de la « rubrique du travail », est une sorte de cagibi, au fond de la salle de rédaction, à coté de ce que l’on appelle encore le « télétype » ( père ou grand-père des télex d’aujourd’hui). Une lucarne en ogive donne sur l’Hôtel Albert 1er et ses fenêtres qui, dit Kateb, le font rêver quant, la nuit, s’y profilent les ombres dénudées des belles étrangères. Il a tout juste vingt ans mais sa jeunesse ne détonne pas dans une équipe où quelques rares quadragénaires font presque figure de patriarches.

« Il n’avait guère que seize ans, en mai 1945, lorsque la répression s’abat sur sa région du Guergour (Sétif). Méchtas incendiées, fellahs suppliciés et massacrés, femmes violées par la soldatesque ont constitué la toile de fond de son adolescence. Comme des milliers d’autres Algériens, il a été arrêté à cette époque et interné dans un camp de concentration. Expériences suffisantes pour, d’un enfant, faire prématurément un homme mûr, pour toujours le cœur à vif.

Entre deux dépêches, il griffonne un poème ou un texte en prose qui n’en finit pas. Il l’écrit sur de longues bandes de papier, tombées de télétype, qu’il enroule ensuite, ce qui leur donne l’allure d’un manuscrit ancien. Personne ne sait encore que cela s’appellera Nédjma et que le livre à venir fera connaître le nom de Kateb dans le monde entier. Au journal comme la plupart des débutants, il a commencé aux « chiens écrasés » et il était très fier- tout en se moquant un peu de lui-même- du titre qu’il avait donné à son premier article : « l’homme en chemise fuyait rue de Lyon ». Son chef de rubrique avait été un moment A. Larouy, pseudonyme d’un étudiant tunisien très talentueux qui quittera assez vite le journal pour poursuivre de brillantes études. Comme Larouy apprend le russe, Kateb l’a aussitôt surnommé « le tzar ». De la même façon, parce que leur activité les rend complémentaires, «  coco » (Laffont) baptise deux rédacteurs « les amants de Vérole » sans que ceux-ci, d’ailleurs, s’en formalisent, tant la blague et « la mise en boite », antidotes à l’extrême tension et aux longues et exténuantes heures de travail, font partie de la vie quotidienne du journal.

Kateb, toujours prêt pour n’importe quelle aventure, s’embarqua illégalement sur le navire qui, chaque année, transporte les pèlerins vers la Mecque. Un voyage que l’administration coloniale interdit systématiquement aux journalistes d’ « Alger républicain ». En effet, pour participer au « hadj », il ne faut pas seulement payer très cher sa place de bateau- les avions sont encore réservés aux passager de luxe- mais obtenir aussi un laissez-passer spécial délivré par le préfet de chaque département et qu’il n’est pas question d’accorder à un journaliste qui n’a pas la confiance du Gouvernement général.

Les pèlerins vont rencontrer, au cours de leur voyage en Arabie, des musulmans du monde entier. Qui peu dire quel virus de subversion ils risquent de rapporter de leurs contacts. Prudence est mère de sûreté. Aussi, les services de renseignement truffent-ils de mouchards les groupes de partants, pour les surveiller et les mettre en garde contre toute tentation de prendre langue avec des « éléments antifrançais ». C’est pour dénoncer cette constante ingérence policière dans les affaires religieuses, en même temps que l’incroyable exploitation a laquelle sont soumis les « hadjis » de la part des autorités saoudiennes, que la direction du journal a décidé de faire participer un envoyé spécial -obligatoirement clandestin – au pèlerinage.

Grâce à la complicité d’un marin communiste, muni de faux papiers et non sans quelques vraies sueurs froides, Kateb réussit à monter à bord, à s’y cacher, puis à débarquer dans le flot des pèlerins. Le retour s’effectua les mêmes conditions que l’aller. Après une courte escale à Port-Soudan où le passager clandestin, a eu le temps, un peu par hasard, de rencontrer les dirigeants du PC local interdit, le bateau met le cap sur Alger. Arrivé au port, Kateb en redescend sans encombre encombres. Son reportage sera publié sous un pseudonyme. Bonne précaution. Les services du Gouvernement général n’acceptent pas sans réagir d’être ridiculisés. Ils chercheront longtemps – mais en vain- qui est ce mystérieux Said Lamri – qui signe le reportage – embarqué pour les lieux saints sans en avoir demandé ni reçu l’autorisation. Kateb accompagnera la première délégation nord-africaine qui ait été invitée à visiter les républiques soviétiques d’Asie centrale.

A l’époque, c’est encore une expédition vers le du bout du monde, d’un monde inconnu. Le groupe auquel il s’est joint apparaît comme un échantillonnage de l’Algérie progressiste d’alors : aux côtés du général Paul Tubert, ancien maire d’Alger, Tahar Ghomri, extraordinaire figure du fellah communiste, grand, beau, presque diaphane tant il est maigre, mais rayonnant comme un personnage de vitrail. Semi analphabète et pourtant plein d’un humanisme profond, à la fois très croyant et très tolérant à l’égard de ceux qui ne pratiquent aucune religion. Quelques années plus tard , officier de l’Armée de libération nationale, il tombera au cours d’un accrochage. Avec Kateb encore, Boualem, un docker, responsable du syndicat CGT du port d’Oran. Réda Houhou, un des dirigeants du Mouvement de la paix, membre de l’Association des ulémas et directeur de l’institut Ben Badis de Constantine qui mourra sous les coups des ultras de l’Algérie française.

Kateb reviendra conquis de ces pays de légende, qui lui apparaissaient si proches du Maghreb par la manière de vivre, les racines et la civilisation. Ses articles, montrant comment le socialisme a rendu la liberté et la dignité à des peuples autrefois soumis à l’exploitation et au joug étrangers, comme il les a rassemblés, tout en respectant l’originalité, la culture et la langue de chacun, auront des échos profonds dans cette Algérie d’avant l’indépendance, en quête d’elle-même et de son avenir.

Mais Kateb peut devenir dangereux quand il lâche la bride à sa fantaisie. Au marbre, devant un creux imprévu et sous prétexte de ne pas retarder la prise d’empreinte de la forme et donc, la tombée du journal, il lui arrive d’inventer sur le champ, la nouvelle qui manque pour boucher le trou.

Un incendie, une inondation, un tremblement de terre ou un autre « fait divers » dont on ne trouvera- et pour cause- nulle trace ailleurs. Un soir, il gratifie le journal d’un scoop imprévu : « un village africain dévasté par une troupe d’éléphants sauvages » ; Tel en est le titre. Ce genre de plaisanterie ne va pas très loin. Assez cependant pour rendre fous d’indignation les dirigeants du journal, attachés à la réputation de sérieux d’ « Alger républicain ».

Kateb Yacine au marbre d'Alger républicain

Poète, il a le génie des formules drôles, sonores et belles à entendre, incompréhensibles aussi pour d’autres que ses collègues et que des étrangers pourraient prendre pour des saluts rituels échangés entre membres d’une secte secrète. « Elégance, prestance…vive la France ! » lance-t-il en arrivant dans la salle de rédaction et ou une ou plusieurs voix rigolardes lui renvoient aussitôt, dans un chœur depuis longtemps bien rodé, la réponse attendue : « les arabes ! Silence ! »


(1) – La grande aventure d’Alger Républicain, de Boualem Khalfa, Henri Alleg et Abdelhamid Benzine, éditions Messidor, pp 71-74