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Sous la direction d’Henri Alleg
La Guerre d’Algérie - Les massacres du 8 mai 1945 (Extraits)
vendredi 8 mai 2015
Mise en place pour un massacre
Les glorieux tirailleurs algériens qui, de l’Italie au Rhin, se sont illustrés dans 100 combats, accumulant les faits d’armes et les citations, rentrent maintenant au pays dans l’euphorie de la victoire. Sous une pluie de fleurs, l’héroïque 7ème R.T.A. fait ce matin en Alger une entrée triomphale. Après un émouvant défilé sous le tonnerre des ovations, la cérémonie du souvenir réunit devant le monument aux morts toutes les autorités civiles et militaires de la ville. Ce jeudi 17 mai 1945, l’information fait la "une" des journaux d’Alger.
Deux semaines plus tôt, l’Armée rouge est entrée dans Berlin et, depuis dix jours, Paris, dans une joie délirante, fête la capitulation hitlérienne.
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Peu de place dans tout cela pour ce qui se passe en Algérie. Mais que s’y passe-t-il vraiment ?
Les tirailleurs du 7ème R.T.A. qui débarquent du croiseur Gloire vont réintégrer leur cantonnement, à Sétif, dont un grand nombre sont originaires. Ils ont vaguement entendu dire que, le 8 mai, dans la ville, des heurts ont eu lieu entre Algériens et Européens au cours des manifestations de la Victoire. La censure, toujours en place, veille à ce que les journaux n’en disent pas plus.
On sait quand même qu’il y a eu des morts et des blessés, mais aussi que " l’ordre a été rapidement rétabli ".
Le 9 mai, les titres de tête sont consacrés à la reddition sans conditions la veille, à Berlin, de l’Allemagne nazie. Le Feldmarschall Von Keitel, au nom de l’état-major allemand a signé la capitulation du Reich. Perdu au bas de la page, un communiqué officiel du gouvernement général. Il est intitulé, comme s’il s’agissait d’un fait divers, « Agressions à main armée dans la région de Sétif » et ne comporte que seize lignes qui ne se signalent pas particulièrement à l’attention :
« Alors que l’Algérie participait avec enthousiasme aux cérémonies de l’Armistice, des éléments troubles, d’inspiration et de méthodes hitlériennes, se sont livrés à des agressions à main armée sur les populations qui fêtaient la victoire dans la ville de Sétif et dans les environs. »
Deux jours plus tard, le gouverneur général Châtaigneau, donne lecture aux délégations financières réunies en assemblée plénière d’un télégramme du général de Gaulle :
« Veuillez affirmer publiquement la volonté de la France victorieuse de ne laisser porter aucune atteinte à la souveraineté française sur l’Algérie, Veuillez prendre toutes mesures nécessaires pour réprimer tous agissements antifrançais d’une minorité d’agitateurs. Veuillez affirmer que la France garde sa confiance à la masse des Musulmans d’Algérie. »
Une note du ministère de l’Intérieur du 15 mai met en cause « le Parti populaire algérien » de Messali Hadj et certains éléments du mouvement « Les Amis du Manifeste ».
« On persiste, commente L’Humanité du lendemain, à rejeter sur des Musulmans la responsabilité des troubles qui se sont produits. En revanche, fait très grave, l’Intérieur "oublie" les vrais coupables, les vichystes et les fascistes français. »
Quelques jours plus tôt, une délégation conjointe des partis communistes français et algérien, reçue au gouvernement général, a dénoncé la coalition criminelle des agents hitlériens du P.P.A. et d’autres agents camouflés dans des organisations qui se prétendent démocratiques avec des seigneurs fascistes de la colonisation.
Cette condamnation brutale de l’activité du P.P.A. laisse de côté le fait essentiel : la responsabilité première et permanente du système colonial. Quelles qu’aient pu être les provocations, les manipulations, les manœuvres de ceux qui spéculent sur la famine et la misère des fellahs pour les fourvoyer, quels qu’aient pu être les imprudences et les faux calculs de quelques dirigeants nationalistes, ce qui s’est passé à Sétif est avant tout l’expression de la nouvelle maturation de la conscience nationale, du refus plus profond et plus farouche de l’oppression coloniale. André Moine (qui fit partie de ces communistes français déportés en Algérie durant la Deuxième Guerre mondiale) fait à ce propos l’observation suivante :
« Nous étions certes anticolonialistes, mais nous ne percevions l’oppression coloniale que de très loin, de façon insuffisamment concrète, sans liaison assez étroite avec les masses musulmanes pour comprendre que la défense des revendications de caractère national était non seulement une question de justice et de droit pour les Algériens, mais qu’elle aurait aussi pu constituer un point d’appui pour leur mobilisation contre l’hitlérisme. [1] »
François Billoux dans un témoignage donné quelque temps avant sa mort, apporte les précisions suivantes :
" Nous n’avons connu l’ampleur des événements de mai 1945 (et la répression) que bien après, car, au gouvernement ne venait pas l’ensemble des questions. Beaucoup de choses étaient réglées directement par De Gaulle avec les ministres intéressés. Pour ce qui concernait l’Algérie, tout relevait de l’Intérieur, dont le ministre était alors le socialiste Tixier. Nos informations, à ce moment-là, étaient assez contradictoires. Je crois qu’il faut dire très carrément qu’à ce moment-là il y a eu un certain nombre de déclarations du Parti, en tout cas de représentants du Parti communiste français en Algérie, qui méritent d’être critiquées pour ne pas dire condamnées. Le Comité central du Parti, informé par la suite, a corrigé. Mais, en ce qui concerne la participation directe à la répression, aucun des ministres, communistes n’a eu de responsabilités dans cette affaire. On a dit par exemple que Tillon, comme ministre de l’Air, avait eu à décider de l’envoi des avions qui étaient allés là-bas. C’est faux. Tillon n’a eu aucune décision à prendre de ce point de vue … Ce que nous n’avons pas vu tout de suite, c’est qu’il ne s’agissait pas d’une petite chose et que ce qui se passait était une des conséquences du développement du mouvement national" [2].
Le général Weiss, commandant l’aviation à Alger à cette date, démentira, lui aussi, dans une interview donnée au journal Liberté (30 mai 1946) les accusations portées contre les communistes français et contre le ministre de l’Air de l’époque :
« M. Tillon n’a jamais donné cet ordre puisqu’il était à Paris et ignorait le début des événements. A aucun moment, le ministre de l’Air n’est intervenu pour ordonner des opérations ni pour donner des directives tactiques à l’aviation que je commandais. Ce n’était pas, d’ailleurs, le rôle du ministre […]
L’emploi tactique des troupes relève du chef d’état-major général de la Défense nationale. Le ministre de l’Air n’a rien à voir dans cette question. Supposer que M. Tillon a donné des ordres d’emploi comme ministre de l’Air, c’est à la fois une absurdité et une impossibilité. Ceux qui prétendent le contraire ne connaissent rien à la question. »
Mais revenons un peu en arrière pour examiner comment se met en place le dispositif qui va conduire à l’explosion du 8 Mai. Depuis le Congrès des Amis du Manifeste, la revendication nationale, prend chaque jour une force nouvelle. Au plus profond des djebels, on attend avec impatience des mots d’ordre d’action. Mais quels mots d’ordre ?
Au sein de la direction des A.M.L., on n’est pas d’accord sur le contenu qu’il convient de leur donner. Des divergences profondes opposent les proches de Ferhat Abbas, " légalistes" et "modérés", aux activistes du P.P.A. clandestin dont l’influence est dominante.
Les discussions se font vives à propos de l’organisation des manifestations de la victoire. Il s’agira, ce jour-là, par des défilés massifs derrière le drapeau national, d’affirmer la volonté d’indépendance des Algériens. Au moment où se tient la Conférence de San Francisco, ce sera une manière " d’internationaliser " le problème. Le Dr Lamine Debaghine, qui exerce à Saint-Arnaud, non loin de Sétif, et qui apparaît dans la direction du P.P.A. comme le chef de file des " durs ", considère que les manifestations, telles qu’elles sont prévues, manqueront de force et que le moment est venu de passer à une étape supérieure. Brandir des drapeaux et crier des mots d’ordre ne peut suffire à attirer l’attention du monde. Ce qu’il faut, c’est passer à "l’action directe ", c’est-à-dire à l’action armée, Depuis des mois, d’ailleurs, sans même qu’on ait eu besoin d’en donner la directive, ici et là, des fellahs ont, à tout hasard, stocké des armes, achetées aux soldats américains et anglais, ou ramassées sur les champs de bataille de Tunisie puis acheminées vers l’Algérie par les pistes du Sud. Plus simplement encore, certaines ont été « récupérées » dans des casernes et des dépôts. D’autres responsables du P.P.A., tels Omar Oussedik et Hadj Cherchalli, estiment que la proposition du Dr Lamine Debaghine ne correspond pas à la situation réelle du pays. La suivre ouvrirait sur l’aventure.
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Ces discussions, en principe, ont lieu dans le plus grand secret, mais, dans l’organisation largement ouverte des A.M.L. et dans le P.P.A., la police a ses oreilles. Les colons, de leur coté, ne restent pas inactifs devant la montée d’un mouvement qu’ils n’ignorent pas et qui les effraie. Leur objectif sera d’empêcher l’application des réformes projetées et de contraindre Paris et son représentant à Alger, le gouverneur général Châtaigneau, baptisé par dérision " Mohamed Châtaigneau " à dissoudre les Amis du Manifeste.
Des désordres venant à point appelleraient des mesures de force. Un de leurs représentants les plus en vue, Gabriel Abbo, les prédit même comme s’il était dans le secret de certains préparatifs. « Il y aura des événements, annonce-t-il, et le gouvernement sera obligé de revenir sur l’ordonnance du 7 mars [3]. » Le préfet de Constantine, Lestrade-Carbonnel (fils de colon et ancien administrateur de commune mixte), joue lui aussi au prophète. Quinze jours avant les manifestations sanglantes, il dit au Dr Saadane, au cours de la session du conseil général : « Il y aura des troubles et un grand parti sera dissous. »
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Certains envisagent donc de sang-froid de susciter des affrontements afin de justifier ensuite de vastes opérations de répression. Sans doute, la provocation ne sera-t-elle jamais prouvée de façon incontestable, mais elle apparaît, en tout cas, comme tout à fait vraisemblable. C’est aussi le point de vue de Ferhat Abbas et de ses amis politiques. Dans une brochure de l’Union démocratique du Manifeste algérien (U.D.M.A.) intitulée : Du Manifeste à la République algérienne, on lit ceci :
« A Sétif, le 8 mai, des éléments complices de la police, prenant figure d’ultra-nationalistes, à l’insu des dirigeants des A.M.L. et en accord avec l’administration préfectorale du sinistre Lestrade-Carbonnel organisèrent une manifestation tapageuse, un jour de marché. La police, chargée dès la veille de perpétrer le guet-apens, tira sur le cortège … »
On peut penser à de la "politique-fiction". Ce machiavélisme a pourtant des précédents dans l’histoire coloniale, et d’importants fonctionnaires n’hésitent pas à s’en dire ouvertement partisans :
« Yves Chataigneau, qui était alors le gouverneur général libéral de I’Algérie, m’a raconté en ces termes un entretien orageux qu’il a eu à cette époque avec certains hauts fonctionnaires sous ses ordres : " On est venu me dire : les extrémistes des A.M.L. sont en train de s’armer. Il faut les inciter à passer à l’action, ici ou là, de manière à les démasquer, les réprimer, et à créer, en Algérie, un climat qui obligera, à Paris, le ministère de l’Intérieur à interdire ce mouvement séditieux." J’ai pu m’opposer à celle volonté de provocation à l’échelon national de l’Algérie, mais non, hélas, à l’échelon local. [4] »
Depuis le débarquement allié, certains douars, dans le Constantinois particulièrement, vivent dans une sorte d’exaltation fébrile. On pourrait croire "qu’une seule étincelle suffirait à faire flamber toute la prairie". Quand donc l’Algérie secouera-t-elle enfin l’oppression ? : Le vendredi, à la Mosquée, n’importe quel croyant a le droit de demander la parole et de monter en chaire (ce qu’on appelle le "minbar "). C’est comme cela que moi, jeune collégien obligé de rester chez mes parents parce que le collège de Sétif était fermé, j’étais assidu aux prières. Monté au " minbar ", je faisais des discours exaltés, appelant les fellahs à la révolte ... je disais : Maintenant, il faut en profiter ! Il faut déclencher l’insurrection … Il faut chasser les colonialistes. Armez-vous de tout ce que vous pourrez trouver ! Au lendemain d’un de ces discours, je me suis retrouvé avec une quarantaine d’ouvriers agricoles armés de faux, de fourches, ainsi que de haches. Ils sont venus me chercher en me demandant : " Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On attaque la gendarmerie ?" Heureusement, il y avait quelqu’un de plus sage que moi qui était là et qui leur a dit : " Non, ce n’est pas cela. Il faut attendre les directives.
Retournez chez vous. Quand on vous le dira, vous viendrez. « Les gendarmes ont appris cette histoire et c’est comme ça que j’ai été arrêté pour la première fois. J’avais quatorze ou quinze ans. [5] »
Durant tout le mois d’avril 1945, la température politique ne cesse de monter. Le 21, Messali Hadj est transféré de Reibell-Chellala à El Goléa, et, de là, à Brazzaville. Pour le 1er Mai, le P.P.A. (sous l’étiquette des Amis du Manifeste et de la Liberté) décide d’organiser des manifestations indépendantes de celles de la C.G.T. A Alger, partant de la place du Gouvernement et de la Basse-Casbah, le cortège des A.M.L., par la rue Mogador et la place Bugeaud, doit rejoindre, devant la Grande Poste, celui de la C.G.T. et du Parti communiste algérien.
Vers 17 h 30, quelque 20 000 manifestants s’engagent dans la rue d’Isly.
Malgré l’interdiction, des banderoles et le drapeau algérien sont déployés. Rue d’Isly, devant la 10ème région militaire, des soldats français ouvrent soudain le feu. Un des responsables de la daira (section) du P.P.A., Mohamed El Haffaf, est tué sur le coup. Trois militants, Abdelkader Ziar, Mohamed Laimèche et Ahmed Bouguemalah, sont eux aussi, mortellement touchés. 7 autres ne survivront que quelques jours à leurs blessures.
Plus légèrement atteints, certains s’abritent dans les couloirs d’immeubles, tandis que la foule reflue un moment, se regroupe et reprend sa marche. Presque au même moment, des fusillades semblables éclatent à Oran, Bougie et Guelma.
Ces sanglants incidents vont faire s’interroger la direction des A.M.L. sur la conduite à tenir lors des manifestations qui se préparent pour la célébration de la victoire. Elle se résout finalement à laisser aux organisations locales le soin de prendre elles-mêmes les initiatives qu’elles jugeront utiles. Il faudra seulement veiller, recommande-t-on, à ce que rassemblements et défilés ne puissent fournir de prétexte à des provocations. La directive est donnée aux militants de n’être en aucun cas armés, " ne serait-ce que d’une aiguille".
À Sétif, ce mardi 8 mai, en accord avec les autorités, le défilé du Manifeste se fera le matin (celui des syndicats et des autres organisations, l’après-midi). Le rassemblement s’effectue donc devant la nouvelle mosquée. Les paysans sont nombreux, car le mardi est jour de marché. Appliquant les directives reçues, le service d’ordre les invite à déposer à la Mosquée leurs cannes et leurs bâtons.
Vers 9 heures, le cortège s’ébranle dans la rue Georges-Clemenceau, l’artère centrale de Sétif, qui conduit vers la route de Constantine. En tête, la troupe des scouts musulmans "Kechafat El Hayat" [6]. Derrière eux, trois militants qui portent des fleurs. Ils doivent les déposer devant le monument aux morts. Viennent ensuite les drapeaux alliés et celui de l’Algérie, tenu par Soual Bouzid, chef scout de vingt-deux ans, et quantité de banderoles où l’on peut lire : " Vive la victoire des Nations unies !", " A bas l’impérialisme ! "Indépendance ! ", "Libérez Messali !" La foule scande les mêmes mots d’ordre, salués par les " youyous " des femmes, De temps à autre s’élèvent les strophes d’un chant nouveau qui, déjà, a fait le tour de l’Algérie :
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De nos montagnes
A jailli la voix des hommes, libres
Qui nous appelle à l’indépendance !
Iounadina lel Istiqlall ! Et des milliers de voix reprennent ce dernier mot "Istiqlal !" "Istiqlal !" "Indépendance !" "Indépendance ! "
La veille, le préfet Lestrade-Carbonnel, en même temps qu’il accordait l’autorisation de manifester aux « Amis du Manifeste », avait donné aux autorités locales un ordre Impératif : « Faites tirer sur ceux qui arboreraient le drapeau algérien. »
A la hauteur du Café de France, le commissaire de police, Lucien Olivier, tente d’arrêter le cortège. II exige que disparaissent banderoles et emblèmes algériens. Ceux qui les tiennent refusent de les lâcher et résistent aux policiers qui sortent leurs armes et tirent. Soual Bouzid, le porte-drapeau scout est tué. D’autres Algériens sont blessés. Le cortège se regroupe cependant et parvient au monument aux morts. Gendarmes, policiers, gardes mobiles ouvrent le feu une nouvelle fois. Des manifestants tombent, la foule s’éparpille sous la fusillade, tandis que divers groupes, armés de couteaux et de haches, se répandent dans la ville et s’attaquent aux Européens. Dans cette confusion, le président de la Délégation spéciale, le socialiste Deluca, un homme estimé de la population algérienne est abattu. C’est, semble-t-il, le même groupe qui s’en prend à Albert Denier, contrôleur des P.T.T. et secrétaire de la section communiste de Sétif. A coups de hache, ses agresseurs lui sectionnent les deux mains. Les policiers [7] diront que « les émeutiers arabes, dans leur sauvagerie, ont attaqué même leurs amis comme Deluca et Denier ». Version des faits, contestée par des témoins algériens qui affirment qu’en réalité Deluca et Denier ont été victimes d’un groupe d’ultras. Furieux d’apprendre que le portrait de Pétain avait été déchiré la veille, au cours d’un bal de cheminots, ils ont saisi l’occasion de se venger en attaquant les deux militants.
Pour sa part, Albert Denier se refusera toujours à porter une accusation quelconque contre des Algériens. « Il était dans un état épouvantable, les deux bras coupés, les oreilles sectionnées sur son lit d’hôpital. Les militaires ont fait défiler devant lui un tas de gens, voulant absolument qu’il reconnaisse parmi eux celui qui l’avait agressé et il leur répondait ; "Je ne reconnais aucun de mes agresseurs. Ça ne peut être aucun d’eux, c’est le colonialisme qui a voulu m’assassiner." [8]
Il est certain, écrit un journaliste enquêtant sur place, quatre jours plus tard, que, sans l’intervention de nombreux musulmans de la ville, les victimes européennes auraient atteint un chiffre beaucoup plus élevé. M. Soler du syndicat des produits chimiques a eu la vie sauve ainsi que sa femme, grâce à un musulman qui s’est mis devant les agresseurs en criant : " Ne le touchez pas. C’est un frère pour nous ! " M. Péreu, du Syndicat des cheminots, a été sauvé, lui aussi, par un musulman qui lui a fait enlever son chapeau et l’a conduit chez lui par des chemins détournés [9]".
Très rapidement, la nouvelle se répand dans les douars environnants qu’à Sétif et Guelma (où le sous-préfet, André Achiary, a également fait ouvrir le feu), policiers et soldats, appuyés par les civils européens, se livrent au massacre d’Algériens.
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Le lendemain, 9 mai, et les jours qui suivent, dans un rayon de 60 à 80 km au nord, à l’est et à l’ouest de Sétif, des soulèvements armés éclatent, certains à l’appel de dirigeants locaux du P.P.A. qui croient l’heure venue de passer à "l’action directe ", d’autres de façon presque spontanée. C’est une révolte de paysans, farouche et cruelle. Fermes brûlées, colons et leurs familles abattus, souvent à coups de haches, de faucilles et de pioches. Périgotville, Chevreuil, Les Arnouchas sont occupées par les groupes armés. Un commissaire de police, quatre soldats, deux agents des P.T.T., onze civils européens sont tués. A Saint Arnaud, Oued Zenati, Lafayette, Kerrata, fermes et maisons européennes sont attaquées. Près de Guelma, les quatorze occupants de la " Ferme des Maltais" sont massacrés. Au soir du 9 mai, le préfet de Constantine dresse le bilan des victimes européennes : 103 morts et 110 blessés.
La répression est immédiate, féroce, sans mesure et d’une sauvagerie qui fait revivre les premiers temps de la conquête. Blindés et artillerie, aidés par l’aviation, pilonnent la "zone de dissidence". Depuis la côte de Bougie, les canons du Dugay Trouin écrasent les douars de la région d’Oued Marsa et Timimoun. On tire à vue. " Il was an open season" (c’était la chasse à volonté), écrira un journaliste américain, la chasse ouverte à l’Arabe. A Sétif, la plupart des civils européens sont armés.
« Les musulmans ne peuvent circuler sauf s’ils portent un brassard blanc délivré par l’Autorité sur justification d’un emploi dans un service public … A l’assassinat des 27 Européens ont fait suite des exécutions sommaires, en grand nombre, de musulmans simplement "douteux". L’exécution individuelle est tolérée. En plein centre de la ville, un Européen rencontre un Arabe non porteur de brassard. Il le tue d’un coup de revolver. Nul ne proteste. Dans un jardin, un bambin cueille des fleurs. Un sergent français passe et le tue. Comme on fait un carton dans les fêtes foraines. Les Européens possèdent, en fait, le droit de vie et de mort sur les Musulmans. » [10]
Organisés en milice, ils se guérissent de leur peur en assassinant tous ceux qui ne rampent pas à leurs pieds, et d’abord "les Arabes trop instruits", ceux qui se mêlent de politique, les syndicalistes, les scouts, les oulémas. A Périgotville, ils fusillent tous les Algériens qui savent lire et écrire. A Chevreul, la milice exécute les "suspects" par groupes de vingt. Avant la fusillade, les hommes qui vont mourir sont contraints de creuser les fosses de ceux qui viennent d’être tués.
A Guelma, tout est entre les mains du sous-préfet, Achiary. Avec lui non plus, pas de demi-mesures. Promu pour avoir participé à un groupe de résistance au moment du débarquement allié, il n’en a pas moins exercé ses talents durant Vichy, en torturant, parmi d’autres antifascistes une jeune prisonnière communiste, Gilberte Chemouilli. Il ordonne, sans s’embarrasser de contrôles inutiles, l’arrestation de centaines d’Algériens. Les colons, à qui il a distribué des armes, lui prêtent main forte. Les prisonniers sont transportés par camions en dehors de la ville, jusqu’au lieu-dit " Kef el Boumba" (le Gouffre de la Bombe), sur la route d’Héliopolis, où on les abat à la chaîne. Le sous-préfet invite personnellement les Européens à participer aux massacres :
« Messieurs les colons ! Vengez-vous ! » leur lance-t-il. Dans le lot sont exécutés tous les joueurs de l’équipe de football l’Espérance sportive guelmoise, car un des dirigeants du club est soupçonné d’appartenir au P.P.A. Les corps, arrosés d’essence, sont brûlés sur la place de l’Église ou dans les fours à chaux d’Héliopolis. Ailleurs, la Légion et les Tabors [11] écrasent sous les roues de leurs chars des groupes entiers de prisonniers enchaînés. Les nouveaux Cavaignac se retrouvent d’instinct dans les pas des conquérants. Ils volent, ils violent, ils torturent et ils tuent : il faut que les Arabes sachent ce qu’il en coûte de se révolter !
« Les soldats sont venus dans mon gourbi et ils ont pris mes deux fils, raconte Cheikha Medjouj, une paysanne de Guelma. Tout le monde savait qu’on tuait à Kef el Boumba. J’ai pensé ; c’est là qu’ils vont les fusiller. La route contourne les terres. J’ai coupé à travers champs et je les ai vus. Debout contre un mur attendant d’être tués. Ils m’ont vue et m’ont saluée des yeux. C’est ainsi que j’étais là quand mes deux fils ont été fauchés à la mitraillette. »
Une autre, bonne chez l’auxiliaire médical Amour Ali, miraculeusement échappée à l’exécution, a vu pire encore : « Les légionnaires prenaient les nourrissons par les pieds, les faisaient tournoyer et les jetaient contre les parois de pierre où leur chair s’éparpillait sur les rochers. [12] »
Dans les gorges de Kerrata, du haut d’une falaise qui surplombe l’Oued, d’un coup de pied les justiciers font basculer au fond du ravin les corps des prisonniers exécutés d’une rafale dans le dos, rangée après rangée.
Hanouz Rabah, adjoint technique de la Santé, membre de la Ligue des droits de l’homme, et trois de ses fils - des " garçons instruits" - Tayeb, vingt-cinq ans, Abdelhafid, vingt-deux ans, Hanafi, dix-huit ans, sont morts ainsi, ensemble, le 11 mai 1945. Un quatrième fils Hanouz, dont le prénom est Lounès, rentre au village en octobre. II porte encore la croix de guerre et la médaille militaire gagnées dans les combats avec l’armée de Lattre de Tassigny. Du parapet qui borde la route des gorges, on lui montre, tout au fond de l’Oued, les ossements de ses parents déjà blanchis par le temps et le travail des charognards. Les légionnaires ont interdit d’enterrer les restes des "rebelles". Il faut qu’au-delà de la mort le châtiment s’éternise encore pour faire trembler les vivants. Quant à la maison familiale, elle a été pillée et détruite comme celles de centaines d’autres démobilisés du 7ème R.T.A. qui, accueillis quelques semaines plus tôt sous une pluie de fleurs, ne retrouvent au village que deuils et ruines, morts sans sépulture, enfants hébétés, encore terrorisés, femmes humiliées qui, parfois, ont perdu la raison.
Plusieurs mois après, Lounès Hanouz, devenu membre du "Comité pour l’amnistie aux détenus politiques musulmans ", est reçu, en compagnie d’autres représentants algériens, par le ministre de l’Intérieur, André Le Troquer [13], venu se renseigner sur place, avant les discussions qui doivent avoir lieu à l’Assemblée . « Les Algériens, dit-il à ses interlocuteurs, seront contents d’être indemnisés pour les dégâts et pour la mort de leurs parents, Ils recevront ainsi une sorte de compensation. » Le mot fait bondir Hanouz : « Monsieur le Ministre, connaissez-vous bien la valeur des mots que vous employez ? Je vous demanderai de continuer, il me reste encore quatre frères … J’aurai quatre indemnités supplémentaires !
– Non, se ressaisit le ministre, il faut plutôt dire " atténuation des situations". Ce que nous voulons, c’est l’oubli.
– Monsieur le Ministre, nous ne pouvons pas vous promettre cet oubli. Je ne pourrai pas dire à mes enfants, s’ils me demandent comment sont morts leurs parents, que je ne sais pas. Je serai obligé de leur dire qu’ils ont été assassinés dans le bois de Kerrata et que, pendant des mois, il m’a été interdit d’enterrer leurs ossements ... »
Le ministre n’y tient plus : « Dans ce cas, prenez garde" ! » [14]
Officieusement, dans l’entourage du général Duval, on parle de 7 500 victimes algériennes (le communiqué officiel n’a fait état que de 1 150 tués). Le général Tubert qui dirigeait une commission d’enquête dans le Contantinois quelques jours après les événements, avance le chiffre de 15 000 [15]. Le Consulat américain d’Alger retient celui de 40 000 à 45 000. Le P.P.A. (qui a organisé son propre recensement) parvient aussi à cette dernière estimation.
À Alger, les dirigeants du P.P.A. réunis clandestinement dans une arrière salle du cercle du Mouloudia, dans la deuxième semaine de mai, envisagent un soulèvement général pour obliger les autorités à desserrer leur étau autour de Sétif. « On a décidé d’étaler la révolte. On a donné des ordres pour attaquer dans la nuit du 22 au 23 mai, afin de secourir ceux qui se battaient là-bas [16]. »
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Mais c’est déjà une tâche impossible : les forces de répression ont écrasé les seuls noyaux importants d’insurrection. Un contre-ordre est donc donné. Quelques responsables de Kabylie, dont Mohamed Zerouali et Mohand Said Mazouzi, passent outre. [17]
Ils tiendront le maquis jusqu’en septembre-octobre 1945. C’est l’interception d’un courrier secret par la police, ainsi avertie des dispositions prises, qui, selon d’autres sources, aurait fait annuler l’ordre d’insurrection générale. [18]
Après le massacre, les autorités procèdent à des arrestations massives (5 000 à 10 000 suivant les estimations). Les condamnations (dont 99 peines de mort) frappent 1 500 prévenus. La plupart des dirigeants nationalistes sont arrêtés. Ferhat Abbas et le cheikh Ibrahimi qui venaient féliciter Yves Châtaigneau à l’occasion de la victoire sont appréhendés dans les bureaux du gouvernement général. Leurs amis, Ahmed Boumendjel, Kaddour Sator, Aziz Kessous, directeur de l’organe des A.M.L., Égalité, sont arrêtés les jours suivants, ainsi que les responsables du P.P.A. qui ne sont pas parvenus à se mettre à l’abri. Parmi eux des hommes dont on parlera plus tard, Larbi Ben M’Hidi (qui dirigera le F.L.N. durant la bataille d’Alger), Ben Youssef Ben Khedda (qui sera le président du G.P.R.A.), Ahmed Bougara (futur colonel du maquis), Mohamed Khider, qui deviendra l’un des responsables de la Délégation extérieure du F.L.N. au Caire. L’amnistie générale votée par l’Assemblée nationale en mars 1946 - aboutissement d’une intense campagne politique impulsée par les communistes - libérera la plupart des détenus.
Démobilisé de l’armée française, l’adjudant Ahmed Ben Bella (quatre citations et la médaille militaire) rentre à Marnia, sa ville natale, et y prend la direction de la section locale du P.P.A. Le caporal Krim Belkacem, engagé en 1942, se lance dans l’action politique en Kabylie. Militaire, lui aussi, Amar Ouamrane est arrêté à Cherchell où il était en garnison. Il préparait, dira l’accusation, la prise de la caserne. On les retrouvera tous parmi les premiers cadres du F.L.N. Les deux derniers commenceront leur vie de maquisards dès 1948.
Écolier de Guelma, un autre Algérien, nommé Houari Boukharouba (le futur président Houari Boumediene), est, à treize ans, en plein cœur de la tourmente. Évoquant les heures terribles du 8 mai 1945, il dira vingt ans après : « Ce jour-là, j’ai vieilli prématurément. L’adolescent que j’étais est devenu un homme. Ce jour-là, le monde a basculé. [19] »
Le poète Kateb Yacine, lycéen de quinze ans, est à Sétif dans la foule mitraillée. Au soir des fusillades, il sent que sa vie prend désormais un autre cours :
J’ai ressenti la force des idées.
Je suis parti avec les tracts.
Je les ai enterrés dans la rivière.
J’ai tracé sur le sable un plan,
Un plan de manifestation future.
Qu’on me donne cette rivière et je me battrai. Je me battrai avec du sable et de l’eau
De l’eau fraîche, du sable chaud. Je me battrai. J’étais décidé. Je voyais donc loin. Très loin. [20]
" Le monde basculait " en même temps pour des centaines de milliers de jeunes Algériens. Dans l’horreur des massacres perpétrés sous leurs yeux, ils pressentaient déjà confusément, qu’un jour, pour conquérir la liberté de leur peuple, il leur faudrait à leur tour entrer dans la fournaise.
Trois départements si tranquilles ...
Fidèles à la tradition, les « pacificateurs », leur tâche accomplie, font dire des actions de grâce.
Pas seulement dans les églises, ce qui va de soi, mais aussi dans les mosquées. Le général Duval, commandant de la division de Constantine et, à ce titre, responsable de toutes les opérations de répression, assiste à la cérémonie organisée à la Grande Mosquée de Constantine pour " remercier le Tout-Puissant d’avoir rétabli la paix ". Le Cadi est venu parmi les premiers. Il est payé par l’administration. Ainsi peut-on proclamer que tout est rentré dans l’ordre, puisque " nos" Musulmans eux-mêmes se félicitent de la défaite des " émeutiers " et appellent la bénédiction du Seigneur sur ceux qui leur ont infligé un sévère mais juste châtiment.
Démonstrations à usage public, qui valent pour les tribunes et les rassemblements officiels. En petit comité et dans les lettres confidentielles, il faut être plus sérieux. Le général Duval, lui, a tiré ses propres conclusions :
« Je vous ai donné la paix pour dix ans, écrit-il à ses supérieurs. Mais il ne faut pas se leurrer. Tout doit changer en Algérie. »
Le général ne se trompe pas de beaucoup : neuf ans et demi après Sétif, l’incendie éclatera à nouveau, mais, cette fois, rien ne pourra plus le circonscrire ni l’éteindre. Quand au " changement ", il n’y en aura pas. Durant ces dix années, les gouvernants de la IVe République s’en tiendront à une politique coloniale classique, celle du "gros bâton" ou pour mieux dire celle des mitraillettes et des canons, n’acceptant de modifications que forcés et contraints et toujours trop tard.
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Sous la direction d’Henri Alleg
(Extraits p.256 à p.269)
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in La Guerre d’Algérie sous la direction d’Henri Alleg - Tome 1, Éditions Temps Actuels (1981) (Extraits p.256 à p.269)
[1] Entretien avec André MOINE.
[2] François BILLOUX (1903•1978) à cette époque ministre de La Santé dans le gouvernement du général de Gaulle.
[3] Cité par José ABOULKER : intervention à l’Assembée consultative, le 10 juillet 1945.
[4] Albert-Paul LENTIN : Témoignage.
[5] Entretien avec Abdelhamid BENZINE.
[6] Les Éclaireurs de la vie.
[7] Récit d’Albert-Paul LENTIN.
[8] Entretien avec Andrée DJEMAD
[9] Rapport de Roger ESPLAAS : « Enquête effectuée pour le P.C.A. avec André Couronnet et Djemad Cherif », 15 mai 1945, archives personnelles.
[10] R. ESPLAAS : rapport cité.
[11] Mercenaires marocains.
[12] Entretien avec DJEMAD Chérif
[13] André LE TROQUET, ministre de l’Intérieur socialiste dans le gouvernement Félix Gouin, de janvier à juin 1946.
[14] Entretien avec Lounès HANOUZ (H.J.D.).
[15] Le gouvernement craignant ses révélations, mettra brusquement fin à sa mission.
[16] Entretien avec Mahmoud ABDOUN (H.J.D.).
[17] Mohammed ZEROUALI et Mohand Said MAZOUZI ; dirigeants du P.P.A. e Kabylie. Mazouzi arrêté en mai 1945, ne sortira de prison que dix-sept ans plus tard, au cessez-le-feu. Il deviendra par la suite ministre dans le gouvernement algérien.
[18] Sur ces premiers aspects de la lutte armée, voir dans ce même tome Les Occasions perdues de H. J. DOUZON.
[19] Ania FRANCOS et J.-P. SERENI : Un Algérien nommé Boumediène. Stock. Paris 1976
[20] Kateb YACINE :
Nedjma, Seuil. Paris.