Mme Raja Alloula évoque le grand dramaturge Abdelkader Alloula 18 ans après son assassinat

lundi 12 mars 2012

« Sur le chemin de ma vie, j’ai croisé Alloula alors qu’il était déjà célèbre. Il était grand et solide comme un cèdre, c’était un géant au cœur fragile, tendre, à la larme palpitante au coin de l’œil, les poches vides mais la main toujours tendue pleine d’amour et de sollicitude ; ses mains étaient larges et fortes mais il pouvait nouer un cheveu avec l’autre.

La vie avec lui était des ambiances pleines d’affectivité, d’émotions, de surprises, d’amour. Tout était possible puisqu’il m’a fait vivre l’utopie d’un monde meilleur où l’homme serait supérieur à l’animal débarrassé à jamais de sa bestialité, de sa violence, de sa haine envers les autres, envers la vie, envers l’humain »,

dira Mme Raja Alloula. Rien à ajouter après une telle déclaration d’amour, de fidélité et d’admiration de celle qui a partagé la vie du défunt Abdelkader Alloula.

A l’occasion d’un hommage à la mémoire du comédien et dramaturge Abdelkader Alloula victime d’un attentat le 10 mars 1994 et mort quatre jours plus tard, que le club Cogitation Enset a organisé jeudi 8 mars pour célébrer une double symbolique : la Journée internationale de la femme et un devoir de mémoire.

Dix-huit ans après la mort d’Alloula, Mme Raja Alloula a partagé avec une immense sympathie et simplicité ses souvenirs avec celui que l’on surnommait « le Lion d’Oran » (il l’est toujours). « C’est l’être social que Alloula nous invite à visiter et non l’individu isolé dans son univers intérieur. Alloula nous interpelle sur tout ce qui concerne notre vie en société, nos conditions d’existence, les rapports sociaux qui régissent nos relations, et il a porté une attention particulière au statut social de la femme et au rapport le plus élémentaire qui la lie à son alter ego : l’amour. L’amour, non pas en tant que manifestation d’un état psychologique ou physique, mais l’amour en tant que support d’idées, d’objectifs, de combat pour un mieux-être, l’amour en tant que facteur d’espoir et de transformation du réel. »

La femme dans le théâtre d’Alloula

« Au large, ignorants… Le combat est pour le savoir et non contre la femme. »

C’est avec cette phrase empruntée à son mari extraite de sa pièce El Ajouad, que Mme Raja parle de la femme dans le théâtre d’Alloula. C’est dans El Ajouad ( les Généreux) que Djelloul El F’haïmi, par cette phrase, révèle le sens de cette démarche significative du « viol légalisé » dont est victime la femme lors de ses noces. Le public présent manifestait à chaque représentation son accord avec le propos de Djelloul en applaudissant. Citant d’autres pièces où la femme est présente, Mme Raja évoque Lagoual ( les Dires), quand le personnage de Ghachem, mis en retraite anticipée pour maladie professionnelle, raconte à son fils Messaoud toute sa vie de labeur, de peine, de souffrance, de lutte pour sa dignité au travail, par le travail et dans le travail, il parle à son fils d’abord et avant tout de Badra, sa mère : « (…) Je laisse Badra… Mais Badra ne tardera pas après moi… Elle est fatiguée et mon calvaire l’achèvera… Messaoud, je te confie Badra, ta mère ! Quand elle mourra, ouvrez ma tombe et enterrez-la avec moi ; ramassez mes os et mettez-les à ses pieds. Ah mon fils ! Badra ta mère est un océan de patience, de tendresse, de générosité. Elle m’a énormément aidé. Elle a tant souffert, tant connu la faim (…) mais sans jamais une plainte (...) »

Mme Raja explique à l’assistance, composée en grande majorité de jeunes filles universitaires, qu’Alloula n’a pas écrit de pièces théâtrales sur la femme, sa condition, la nécessité de son émancipation, sa libération… Il a, dit-elle,

« distillé dans son œuvre, comme d’ailleurs dans sa vie, une manière d’être, une façon d’entrer en relation avec la femme en tant que compagne des bons et des mauvais jours. Dans la culture populaire algérienne, l’adage de “l’outre qui ne suinte, ni ne s’épanche”, symbolise la femme capable de soutenir son mari, de garder le secret, d’ouvrir des voies de sortie de crise, d’être présente dans les moments difficiles. Et elle est présente dans l’œuvre d’Alloula, une œuvre généreuse qui est un cri d’amour à l’humain ».

La femme était également présente dans El Lithem avec le personnage de Cherifa, ou encore dans Homk Salim, une adaptation libre du Journal d’un fou de Gogol, où Salim, cet employé minable, tombe passionnément amoureux de la fille de son directeur. Egalement Aïcha dans El Khobza ( le Pain). « Etre une femme » n’implique pas dans le théâtre d’Alloula un état spécifique, une négation du combat social, politique et idéologique auquel elle participe, oriente et guide en étant la combattante, la compagne, la camarade, dira Mme Alloula. Et d’ajouter :

« La conception de la femme chez Alloula surmonte les formes aliénantes de domination et d’assujettissement, de possession et de subordination. Le rapport amoureux se transforme en une relation de solidarité, de soutien, de communication, de transformation du réel vécu. »

Alloula avait deux grandes passions : Bida, sa mère, et le théâtre

Lorsque Mme Raja parle de celle qui a mis au monde le grand dramaturge, ses yeux brillent et ses mots sont attendrissants et pleins d’amour. « Bida, du diminutif mignon de Zoubida, la mama généreuse, hospitalière, toujours là présente avec son amour pour lui et pour tout ce qui le touche. A la fin des années 50, alors qu’il était jeune amateur et que pour jouer, il fallait avoir de l’argent pour louer une salle de spectacles, la troupe n’en avait pas. Mise au courant de la situation, Bida trouve une solution : elle met ses bijoux au mont de piété et donne la somme nécessaire à son fils pour la location de la salle. Tout était possible avec lui et pour lui. Notre couple gravitait autour de Bida. Bida est décédée le 29 avril 2008. C’était une grande dame. Que Dieu ait son âme et l’accueille en Son Vaste Paradis. »

Comment vivait Alloula en dehors du théâtre ?

Mme Raja reconnaît qu’à ce jour, il lui est difficile de faire un bilan détaillé de la vie d’Alloula.

« Tout ce que je peux dire, c’est qu’il avait une imagination et l’intelligence d’impliquer directement ou indirectement chacune des personnes qui lui était proche dans tout ce qu’il faisait : prendre un avis, partager les décisions qu’il prenait pour une cause ou une autre. Mais il gardait fermé son jardin secret. »

La marche de ses funérailles a été faite par des femmes

Il y a des jours et des instants de la vie qu’un être ne peut oublier, c’est le cas de Mme Raja lorsqu’elle évoque le jour des funérailles de son mari. « La marche de ses funérailles a été faite par des femmes et non pas par des intellectuelles ou des personnalités, des femmes qui ont quitté leurs fourneaux pour l’accompagner tout au long du cortège funéraire. Des femmes sont venues le pleurer et raconter leur relation avec lui. » Poursuivant son partage de souvenirs avec feu Alloula, Mme Raja raconte à son jeune auditoire de l’Enset l’un des moments personnels de sa vie commune avec Alloula, un souvenir touchant et émouvant. « Il m’avait demandé de ne pas sortir, après la rupture du jeûne, en ce mois sanglant de Ramadan 1994, alors que lui se rendait tous les soirs au théâtre, au Palais de la culture, au Conservatoire, faisait le tour d’Oran comme pour narguer ses assassins parce qu’il savait qu’ils étaient tapis dans l’ombre à le guetter. Il nous faisait croire qu’il prenait des précautions et avait même rangé soigneusement l’aérosol de “self défense” qu’un ami lui avait remis, jugeant ainsi qu’il n’en avait pas besoin. »

Abdelkader Alloula, un mythe ?

Non. Telle est la réponse de Mme Raja. « C’est un homme de culture et un humaniste dont le combat pour préserver les valeurs morales de l’humain constitue une réalité historique dans l’Algérie d’aujourd’hui. C’est surtout un être social totalement impliqué, observateur attentif de la moindre pulsion de la vie des “humbles”, des “petites gens”, des “anonymes” avec lesquels il vivait, qu’il côtoyait, qu’il aidait. Il a versé dans son œuvre toutes les préoccupations qu’il portait au quotidien à sa société. »

Mme Raja, fidèle à son homme, elle lui laisse la parole pour clore ces moments de souvenirs impérissables.

« (…) En fait, j’écris et je travaille pour ceux qui travaillent et qui créent manuellement et intellectuellement dans ce pays ; pour ceux qui, souvent de façon anonyme, construisent, édifient, inventent dans la perspective d’une société libre (…) Mes héros sont des gens de tous les jours, des gens du commun, ceux qui, en fait, font et défont la vie de tous les jours (…) »

(Alloula in interview avec M’hamed Djellid).