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La rentrée des classes avec le maitre Mouloud Feraoun
mercredi 21 septembre 2016, par
En cette rentrée des classes, hommage et portrait de celui qui lutta pour le droit à l’instruction et au progrès pour l’ensemble de nos masses populaires, à celui qu’on assassina froidement parce qu’acteur d’une politique scolaire mais également d’une politique sociale.
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Dans cet hommage pour rappeler à nos mémoires et faire également connaitre ce militant de la connaissance aux jeunes générations, il doit être dit que l’un des principaux buts de la guerre de libération, l’accès de tous à l’instruction, allait être réalisé dès les premières années de l’indépendance. Ce que le colonialisme n’a pu faire en 132 ans d’occupation, en raison de ses objectifs de domination et d’humiliation du peuple algérien, l’Etat algérien l’a réalisé en quelques années.
Ainsi :
– A l’indépendance, 10% de la population sait lire
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– Aujourd’hui, chiffre officiel : 400 000 enseignants
– 8 millions d’élèves
– 4 millions dans le primaire
– 2,6 millions au collège
– 1,4 millions dans le secondaire
– 1,5 millions dans le supérieur
– Coexiste un secteur privé onéreux : environ 320 établissements avec 150 000 élèves
– En 1959, 586 000 soit à peine 20% des enfants algériens en âge d’être scolarisés l’étaient effectivement.
Dans l’enseignement supérieur le nombre des étudiants algériens ne dépassait pas quelques centaines contre plus de 6 000 pour les Européens qui ne représentaient pourtant que 10% de la population totale de l’Algérie. Les statistiques de l’époque couvraient pudiquement cette réalité.
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– Le but de Jules Ferry partisan acharné du colonialisme n’était pas d’ "apporter la civilisation" aux indigènes, que les colonialistes considéraient comme une race inférieure. La colonisation avait besoin d’intermédiaires parlant français et arabe ou kabyle pour asseoir sa domination sur le peuple algérien.
– Contrairement à la légende, Tocqueville a prôné l’extermination physique des élites algériennes. Il a exposé ses vues à ce sujet dans le livre qu’il a consacré à Algérie. (Alexis de Toqueville Rapport sur l’Algérie - 1847) )]
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Mouloud Feraoun ne vivra pas seulement la solitude de l’instituteur du bled coincé dans son douar (à Taourirt Moussa de 1946 à 1952) ; l’on est étonné de la multiplicité de tâches, de fonctions auxquelles il s’attela et cela en pleine période coloniale (en 1952 il est directeur d’école à Fort National [1]). Celui qui se sentait « déraciné » en pleine guerre de libération au Clos Salembier à Alger, trop loin de sa terre natale, l’exilé de son village fut tour à tour instituteur, directeur (en 1957 il rejoint un poste de directeur en bordure du bidonville de la cité Nador), concepteur de l’école « indigène ». Il fut aussi un intéressant pédagogue créant de surcroît en tant que directeur d’école un manuel pour enseigner « le Français par la lecture et le langage », première collaboration conceptuelle franco-algérienne avec deux collègues « roumi » un autre instituteur et un inspecteur de l’enseignement.
Cette première collaboration est d’une façon évidente porteuse d’un idéal mais ce qui est le plus intéressant dans ce manuel intitulé « L’ami fidèle » est de voir et de constater que pour la première fois, grâce à cette publication Mouloud Feraoun en pionnier arrive à diffuser de larges passages de ses œuvres littéraires extraits de « Jours de Kabylie », « Fils du pauvre », de « La Terre et le Sang ».
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Il œuvre ainsi à la découverte et à la connaissance de son terroir natal par un large public d’écoliers composé en majorité d’Européens. Bien sûr on y trouve la scène de la fontaine et des porteuses d’eau, la scène des tisseuses et de nombreux morceaux choisis révèlent à ce public ignorant la dure réalité de l’émigration, des paysans appauvris par l’accaparement des terres vers la Métropole. Il dévoile la souffrance du départ, de la séparation, de la solitude des femmes kabyles, du rôle joué par l’enfant qui, seul sait lire, et qui devient le centre d’intérêt de la famille éclatée quand une lettre arrive à parvenir. Il met ainsi à l’honneur à travers ce père immigré tous les gueux d’Algérie ; c’est Mouloud Feraoun qui en parle en ces termes :
« mon père était un véritable gueux. Il a toujours trimé ».
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Mouloud Feraoun signe même une « Légende kabyle », il devient alors le scribe qui thésaurise et fait découvrir la richesse et les trésors d’une culture ignorée par l’occupant.
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Plus tard il accèdera en avril 1960 à une haute charge, poste à Alger, où il est nommé comme Responsable des Questions Agricoles auprès du chef de service des Centres sociaux éducatifs dont il fut aussi un des pionniers. Se battant pour élargir l’enseignement aux masses algériennes, ils lui définissent déjà un rôle, celui d’une action massive qui nous dit-il « coordonnée et systématique parviendra à toucher où ils se trouvent, les oubliés et les humbles ».
Ce dernier poste forgera un peu plus l’intellectuel humaniste qui au contact de ceux de Tixeraine se battra de longues années pour ouvrir l’enseignement agricole à un plus grand nombre, cherchant à faire sortir nos fils de fellah, nos khemmas de leur sous-condition d’hommes face à un colonat, à une Assemblée qui redouble de férocité. Il est intéressant de voir que Mouloud Feraoun n’échappera jamais tout à fait à la ruralité de sa condition mais que dans ce dernier poste il accède par le cœur et la pensée à une algérianité plus profonde. C’est lui-même qui parle de « l’instituteur rural » qu’il était cherchant toujours à dépasser les bornes qu’on lui imposait.
Il faut le savoir, l’enseignement n’a pas été pensé pour les Algériens, il en avait fait l’expérience dans sa Kabylie, il en sentait l’inadéquation et les limites.
En 1847 déjà Tocqueville à la tête d’une commission d’enquête constate avec beaucoup de lucidité que la présence coloniale à rendu « la société musulmane plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître ». Ayant détruit tout le système d’enseignement traditionnel – médersas, écoles coraniques, zaouias – sentis très vite comme des lieux de fermentation nationaliste, la politique française mettra en place à partir de 1850 des écoles arabes-françaises tout en tolérant encore et en les maintenant sous surveillance administratives et militaire quelques écoles privées musulmanes ; il fallait tout de même pour y exercer obtenir une autorisation administrative et présenter le bon profil. Ce n’est que très lentement que le paysage scolaire va se modifier avec l’apparition de quelques écoles primaires ouvertes seulement pour les garçons par décret du 14 juillet 6 août 1850. Mais attention c’est un enseignement particulier, différent, un double enseignement avec des tolvas le matin et des maîtres français l’après-midi. Un enseignement très réducteur, donc très peu d’écoles réservées aux Algériens ; en fait le colonat refuse de débloquer les fonds pour leur construction. L’évolution de la politique d’enseignement connaîtra une première rupture capitale on pourrait dire même un changement radical dès 1883 car l’administration française va renoncer à cet enseignement mixte en arabe et en français cherchant à bloquer l’accès des Algériens à leur langue natale et va évoluer vers une politique de francisation généralisée.
Cette étape bien qu’encore restrictive est à percevoir comme un progrès car il faut bien avoir à l’esprit et se rappeler que dès sa naissance dans notre pays l’enseignement fut réservé aux seuls Européens même s’ils étaient d’origine sicilienne, maltaise, espagnole (ce melting-pot méditerranéen cher à Albert Camus) .Historiquement donc l’enseignement laïque obligatoire et gratuit le même qu’en Métropole démarra en excluant les Algériens « indigènes de la République ». Avec les lois Jules Ferry l’idéologie républicaine va surtout s’attacher à accumuler l’ensemble des indigènes, l’école devenant l’instrument, le biais par excellence par lequel l’assimilation se fera mais pendant de longues années seuls les Kabyles seront l’objet d’une politique de scolarisation !
Le lecteur d’aujourd’hui ne doit pas perdre de vue que cette instrumentalisation de l’enseignement visant exclusivement les Kabyles s’inscrit dans un cadre plus vaste celui de la politique kabyle liée au mythe kabyle [2] et qui exprime à travers une volonté de francisation régionaliste et ethnique une volonté de division du peuple algérien : « Si nous le voulons dans l’espace de deux générations la Kabylie sera transformée et française ».
Il ne faut donc pas s’imaginer une floraison d’écoles, il faut compter sur la forte résistance des colons à la création d’écoles même en Kabylie. Les griefs des coloniaux sont nombreux, le cherté tout d’abord, pourquoi dépenser pour eux ? Impossible de persévérer dans cette voie les colons réclamaient un modèle de construction moins luxueux « intermédiaire entre le monument et le gourbi » ; il était nécessaire pour eux de se borner aussi à un enseignement très élémentaire, « d’utiliser un personnel indigène peu coûteux et de se contenter des locaux existants » .
On voulait bien les instruire un peu mais à condition qu’ils restent dans leurs gourbis… Ainsi dès le 13 février 1883, le décret qui crée les écoles « indigènes » soulèvera un tollé ; il fut contré avant même son application, ne reçut que peu de soutien des journaux européens et souleva à l’Assemblée une majorité d’opposition effrayée de voir tant d’Arabes instruits et se demandant « ce que l’on fera quand ils seront grands » !
A l’Assemblée comme dans la presse on rapporte avec stupeur et crainte que « huit jeunes Kabyles venaient d’être reçus au Certificat d’études ». C’est ce diplôme justement qui fait sortir Mouloud Feraoun de son douar ; avec une bourse il pourra rejoindre un collège de Fort National dirigé en plus par des missionnaires.
Par ailleurs de nombreux plans d’étude spéciaux virent le jour sur l’enseignement aux Algériens qui tout en se basant sur les programmes européens faisaient la part belle à une formation aux techniques agricoles et aux travaux manuels. Il fallait, tout en les maintenant à leur place dans leurs conditions de fellahs et de fils de fellahs assurer aux colons les rouages de l’exploitation. Le colonat y veillera à travers les institutions qu’il mettra en place. En fait l’enseignement fit un bond en avant seulement lorsque Jules Ferry créa personnellement une quinzaine d’écoles directement rattachées à un ministère, des écoles dites « ministérielles » dont quatre en Kabylie à Taourit Mimoun avec des instituteurs titulaires pleins d’expérience selon les textes officiels mais qu’on initie d’abord aux mœurs aux us et coutumes kabyles pour mieux leur faire jouer leur rôle d’éducateurs mais également celui d’agents de la pacification. Par leur biais on caressait encore le rêve de contrôler la population ; par ces missionnaires d’un nouveau genre, on cherchait à obtenir des informations et d’en faire les premiers rouages d’un système de renseignements. Malgré cette "noble mission "(!), la résistance se renforça et l’opposition à la scolarisation des indigènes connut une victoire certaine quand le colonat va obtenir dès 1887 le passage des écoles ministérielles aux communes, ce qui va avoir des conséquences excessivement importantes dont une très grave qui touche à l’obligation scolaire chère à l’école laïque [3].
Elle n’est plus applicable que dans les communes désignées par un arrêté du Gouverneur Général, pas moins, dépendant ainsi du bon vouloir de l’exécutif ; même les salaires passeront de la compétence du Gouvernement français à celle des délégations financières algériennes, aussi il n’y aura aucune création d’école indigène de 1898 à 1912. Par ce changement, l’intervention métropolitaine plus neutre, plus favorable est complètement écartée et la scolarisation des Algériens va dépendre du bon vouloir de l’administration coloniale qui préfère construire des routes plutôt que des écoles « pour des gueux et des pouilleux ». Les communes de plein exercice se refusent à étendre le nombre d’écoles indigènes dont elles ont hérité et devant l’Assemblée, Jules Ferry dénonce alors : « la secrète malveillance, cette habitude invétérée de scepticisme quand il s’agit de l’école arabe ».
Pourtant le colonat s’assure d’une réelle influence à travers les appareils scolaires qu’il met en place entre autre la Fondation de l’Ecole Normale d’instituteurs d’Alger dès 1883. Cette création est d’importance car elle va permettre non seulement le recrutement et la formation des maîtres mais aussi leur contrôle. D’ailleurs dès 1889 elle va programmer une formation différenciée sur le maître musulman dit « adjoint indigène » ou « moniteur » ; ce sont eux qui enseigneront à Mouloud Feraoun, qui lui feront la classe ; on le voit bien dans son roman autobiographique « Le fils du peuple » :
« Nous avions deux maîtres kabyles tous les deux… Ils portaient tous deux des costumes français sous un burnous fin et éclatant de blancheur. Cette tenue m’apparut, pendant longtemps, avoir atteint l’extrême limite du goût de l’élégance et du luxe. »
Il restera marqué par leur image. Ils laissent une longue trace en lui, lui servent de modèle et plus tard lorsqu’il deviendra lui-même au prix d’efforts incroyables, d’embûches, « la misère en Kabylie » toujours à ses trousses et qu’il écrira le roman de sa vie, il nous dira :
« qu’ils constituent jusqu’à présent, pour moi, sans que je puisse m’en empêcher la double image sous laquelle je me représente invariablement l’instituteur indigène, le directeur et son adjoint. »
Le roman familial de celui qui va devenir instituteur du bled après un passage par l’Ecole Normale de 1932 à 1935 fourmille de détails sur les conditions scolaires. On aperçoit Fouroulou le double de Mouloud Feraoun, partir sans petit déjeuner le premier jour de la rentrée ; pourtant la seule chose qui l’intéresse c’est de pouvoir car il a faim ; de ce point de vue ce jour est vue comme une « aubaine » : « Donc, ce matin-là je trônais face à la casserole les yeux encore pleins de sommeil mais le ventre parfaitement éveillé ».
Plein d’humour et de vivacité, il raconte la séance de débarbouillage dont il fut l’objet pour débarquer abasourdi dans l’école des « roumis » qu’on dit sévère où la cour est toute « grouillante d’élèves ». Ainsi par le détail on apprend que la Kabylie s’est scolarisée et qu’une cinquantaine de camarades formaient la classe ; bien sûr les filles en sont absentes ; on y apprend également qu’il était allé à l’école « sans arrière-pensée simplement parce que tous les enfants y allaient ». Le texte-documentaire révèle que beaucoup d’enfants sont réduits à être bergers pour aider leurs fellahs de parents et être bon élève est vécu comme une véritable situation qui exige « le consentement de tous mes camarades, les rivalités de clan, de çof, entrant en jeu. » C’est une réprimande du père qui décide de son devenir d’écolier
« n’empêche cette scène décida de mon avenir d’écolier : à partir de ce jour je devins bon élève, presque sans effort. »
On observe le statut grandissant de l’écolier qui seul sait lire les lettres du père émigré chassé de son sol natal par la misère – et qui va devenir l’écrivain public de la tribu. Le lecteur suivra avec intérêt la réussite au Certificat d’études passé à Fort National où il rentre en contact avec un nouveau monde « une vraie ville avec beaucoup de Français, de grands bâtiments, de belles rues, de beaux magasins, des voitures roulant toute seules ». C’est ce premier diplôme qui va lui ouvrir d’autres horizons, d’autres portes ; il accèdera à l’enseignement du collège et connaîtra par ce déplacement forcé loin des siens cet exil intérieur que toute une génération d’élèves algériens même s’ils sont peu nombreux vivra par nécessité. Avec cette réussite, il nage « dans la joie et l’orgueil » mais on constate que le père en rude fellah rêve pour son fils d’un même destin « tu m’accompagneras de temps en temps dans les marchés pour te mettre au courant » mais Fouroulou le suivait avec surprise… « il avait un autre rêve lui. Il s’était toujours imaginé étudiant pauvre mais brillant. Il s’était habitué à l’image de cet étudiant, il avait fini par l’acquérir. »
Il réalisera ce rêve d’étudiant à l’Ecole Normale d’Instituteurs et auprès de ses condisciples prestigieux comme Emmanuel Roblès. Il se sent comme un « intrus » mais très « ébloui » par cette élite auprès de la quelle il se sent « obscur, pitoyable, écrasé ». La difficulté d’être loin des siens le tourmente : « Il fallait s’arracher de nouveau à la montagne » et c’est en fils de paysan qu’il débarque « parmi des condisciples qui hésitaient à le reconnaître tout bruni endurci par les tâches de l’été. » On ne pouvait mieux dire la différence de condition et de classe.
A cette formation, il doit essentiellement une vision éminemment humaniste et idéaliste de son métier ; il devient maître d’école, métier qu’il sent comme étant celui d’un éducateur de base et réussir le concours de l’Ecole Normale c’était nous dit-il « jouer le sort des siens, leur dernière carte. » Au moment où il rentre à l’Ecole Normale, il va vivre un mouvement de transition, on s’éloigne peu à peu de la formation différenciée pour les maîtres musulmans dits « adjoints indigènes » ou « moniteurs » existant à sa création. Même si ce n’est que beaucoup plus tard qu’officiellement et plus exactement le 21 mai 1948, qu’un projet de fusion des enseignements européen et indigène verra le jour au Journal Officiel.
Il sortira en 1935 de cette grande école comme instituteur retournant tout simplement au bled avec un programme cher à son cœur et il a une visée très large de l’enseignement, une visée beaucoup plus émancipatrice, d’emblée il veut y inclure les filles :
« toutes les filles de ce pays, non plus seulement une sur cent ; de les en faire bénéficier tout de suite et de porter en même temps dans les familles aux adultes un peu de science, un peu de progrès, un peu de justice et de bonheur. »
On sent qu’il est complètement habité par l’imaginaire collectif républicain sur l’école. L’aspiration au changement est très forte et c’est dans « Le fils du pauvre » qu’on a aussi une représentation très haute de son métier à ses débuts :
« J’ai su par la suite qu’on peut donner dans les écoles un enseignement attrayant, qu’on peut instruire les enfants en les amusant, qu’il y a des méthodes pour diminuer l’effort de l’élève, pour éveiller son attention. Cela se peut, les grandes personnes disent tant de belles choses. »
Il cherche en profondeur la transformation sociale et il dote les pères d’une autre fonction plus noble, « les pères de famille qui passent leur temps à essayer de satisfaire les petits ventres » sont carrément invités, eux les analphabètes de la colonisation à « s’occuper également des petites cervelles ».
Ces préoccupations pédagogiques ne vont plus le quitter, elles vont s’élargir, devenir un peu plus tard centrales et le propulser sur un autre terrain qu’il connaît bien, devenant créatif et réformateur de la formation agricole.
Quelques années après alors qu’il occupe un poste de directeur d’école à Alger, au Clos Salembier, un bulletin professionnel nous apprend justement que Mouloud Feraoun est appelé à des fonctions d’ordre pédagogique auprès du Recteur, qu’il va pouvoir donc penser et mettre en pratique la pédagogie. En qualité d’adjoint au chef de service de Centres socio-éducatifs, sa vocation de concepteur est reconnue pour transformer en particulier l’enseignement du Centre de Tixeraine et diriger les stages de formation. Au sein même de cet appareil sa position s’élargit encore plus et va le mettre au contact des populations algériennes – loin de sa Kabylie, loin de son terroir – le Recteur lui confiant principalement une « mission d’inspection sur l’ensemble du territoire algérien » et dès avril 1960 Mouloud Feraoun est nommé Inspecteur de l’enseignement agricole. Il accède donc à une fonction dirigeante, parcours tout à fait inédit dans cette Algérie en guerre, dans un système colonial à l’agonie où quelques libéraux réformateurs « pensent enfin que les conditions sont réunies pour que l’éducation agricole connaisse un second souffle. » Il sera ainsi en plein désastre, dans son pays dévasté, un pionnier de l’enseignement agricole. Avec l’équipe de Château Royal – des centres sociaux, il croit encore aux réformes, rêve à un avenir plein d’espérance et surtout à l’émancipation des siens et partage cette utopie d’une communauté franco-arabe.
A travers d’autres écrits, le lecteur d’aujourd’hui pourra sentir les exigences d’une conscience d’enseignant éclairé. Cet intellectuel anime de sa réflexion et participe à de multiples revues dans Algéria dès 1943 (il a publié entre temps son premier roman en 1952, prix populaire de la ville d’Alger, et prend également une stature d’écrivain) ; d’autre part il alimente de ses écrits le Journal des Instituteurs ; en 1954 dans un article intitulé « L’instituteur du bled » il forge une haute idée de sa mission d’éducateur. Il fait sienne l’image noble de la fonction, celle d’exemplarité ; l’instituteur est pensé comme un « guide éclairé » qui n’a rien de commun avec d’autres fonctionnaires, c’est un « être à part » qui ne peut s’évader de son rôle. Il met l’accent sur « l’utilité sociale » et dit à quel point le métier est prenant aux joies semblables à celles d’un « bon ouvrier ».
D’autres pages écrites dans l’urgence et les difficultés de la guerre – celles du Journal tenu de 1955 à 1962 – apportent certaines vérités et surtout dévoilent à quel point la stature de la considération, du respect, de la fierté, de l’honneur liée à la position sociale d’instituteur va s’effriter sous les coups de butoir de la guerre de libération et de ses nouveaux héros, avant « on me parlait d’une façon officielle tout comme monsieur l’administrateur ».
Le lecteur appréhende le changement à travers ses yeux, Mouloud Feraoun modifie sa posture, quitte le monde du pittoresque, il n’est plus dans le jeu descriptif. Face à une réalité terriblement éclatée, il se transforme en fin observateur et devient le chroniqueur d’un monde qui se décompose et qui le laisse décontenancé. Secoué, il est attentif aux bouleversements qui soulignent déjà l’ampleur du changement ; les évènements opèrent en premier une rupture, un clivage d’abord avec les collègues français « la vie commune reste insupportable » mais aussi avec la population. Il nous apprend entre autres que « les instituteurs d’origine indigène n’ont rien à craindre sauf ceux qui se sont compromis en s’affichant dans les bureaux mixtes » mais « les temps ont changé » constate-t-il et tout un éco-système relationnel se perturbe ; lui se considère comme « un cas particulier » par rapport aux masses kabyles. Mouloud Feraoun reste à son poste « par obligation administrative », pourtant sa position d’instituteur, de fonctionnaire de l’appareil d’état français est ébranlé ; il souligne la déconfiture des instituteurs indigènes car « parfois ceux qui veulent nous montrer qu’ils nous comprennent nous disent que nous sommes entre l’enclume et le marteau. » Il rapporte que le soupçon de double jeu pèse sur sa vie car du côté militaire français, on peut penser que « nous sommes des fellaghas camouflés ». Ce qui est passionnant c’est de voir que sa position d’instituteur le met en situation privilégiée, position stratégique pour que le témoin à qui on confie des faits devienne au fil des évènements chroniqueur cherchant à s’en tenir à la relation objective des faits comme un reporter. Ce glissement permettra le récit de faits guerriers d’un côté comme de l’autre – histoires de ratissage, de répression collective, d’exaction, de torture, d’envahissement militaire, de son omniprésence ; la Kabylie et sa population n’est plus assimilable, il laisse percer son inquiétude face à la montée de la violence qu’il rejette viscéralement.
Toutes les fêlures sont là, le Directeur d’école qui se « suicide » car « menacé par les deux clans » Mouloud Feraoun doit faire face à une montée de la défiance de la population envers ces fonctionnaires un peu spéciaux que sont les instituteurs.
Face aux incendies d’école, face à leur fermeture, il bouillonne ; quand la rentrée des classes ne peut se faire normalement en raison « d’un mot d’ordre » qui « allait contraindre les parents à nous refuser leurs gosses » (octobre 1965) il sent que l’école est devenue aussi un champ de bataille, un enjeu, et une immense tristesse l’envahit quand l’ouverture des classes se fait d’une façon forcée – les élèves étant ramenés par camions militaires – lors de la grande grève de 1957.
C’est un homme « accablé » qui avait rejoint Alger croyant naïvement à « un ciel plus clément ». Aux confins des bidonvilles du clos Salembier il se sent « hors du monde » loin de « nos petits villages dont l’écho ne me parvient plus, de la ville musulmane à portée de regard sur laquelle je reste totalement étranger, de la ville européenne où la lassitude est grande ». Il rencontre les membres du Cénacle celui de l’Ecole Nord-Africaine – Emmanuel Roblès, Albert Camus, Jean Peligri, avec lesquels il partage inquiétude, pessimisme sur l’avenir de l’Algérie, et dernière rêverie réformatrice. Pourtant quand il retourne au douar, celui qui vient avec son salaire de fonctionnaire « remonter » sa bicoque démolie, a besoin d’être parmi les siens et il est timidement à la recherche de sa nouvelle place, de nouveau sens à son existence.
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Il assiste à l’insurrection des masses populaires à Alger (1960) suit l’évolution des évènements à la radio relégué à l’intérieur de sa maison pour cause de ratonnade. Mouloud Feraoun cherche toujours à comprendre en quête d’autres horizons. Dans son « Journal » il nous parle rarement de ses lectures mais un tout petit livre lui tombe entre les mains c’est « La question » d’Henri Alleg ; la lecture va être fertile, féconde et il en sort tout bouleversé ! Ce garçon nous dit-il en parlant d’Henri Alleg « il faut lui tirer son chapeau » il découvre d’autres « réactions, celles de quelques autres » intéressantes à connaître. Il tombe en admiration devant ce nouveau « héros » et reçoit une leçon particulière, sa dernière leçon :
« des gars de cette trempe pourront refaire le monde et, auparavant, bâtir une Algérie nouvelle. »
Mouloud Feraoun s’était donné corps et âme à son métier, son champ de bataille sera jusqu’à son dernier souffle l’instruction, lui qui trouvera la mort brutale [4] dans les locaux des centres sociaux assassiné avec d’autres inspecteurs, et qui ne verra pas cette « Algérie nouvelle » que nous avons tant aimée, son dernier rêve.
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Ouahiba Hamouda
22.08.16
[1] Le nom du village de Larba Nath Iraten avait été changé par la colonisation qui lui donna le nom de Fort national pour faire référence au Fort qui fut construit là.
[2] Pour les historiens le mythe kabyle est un ensemble de clichés, de poncifs élaborés à leur égard vulgate manipulée politiquement à différentes périodes de l’histoire de l’Algérie pour dominer et mieux contrôler.
[3] Le lecteur pourra puiser une histoire de l’école plus détaillée dans « L’école en Algérie 1830-1962 de la Régence aux Centres Socio-Educatifs », Serge JOUIN, Marcel LESNE
[4] L’OAS cible et massacre ces élites le 15 mars 1962, six inspecteurs seront abattus.