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Nedjma, une femme de soixante ans… L’étoile de Kateb Yacine
samedi 7 mai 2016
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« Pour écrire Nedjma, il m’a fallu sept ans. C’est que l’art, comme le bon vin, exige beaucoup de temps. » (1988)
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« Beaucoup (…) n’ont pas besoin de livres pour vivre. Pauvres idéalistes ! Ils ne savent pas que les livres, à la fin des fins, resteront la dernière propriété de l’homme, propriété rarissime… Les révolutions commenceront plus que jamais dans les bibliothèques. » (1953)
Kateb Yacine
De Kateb, on peut savoir beaucoup ou presque rien… Il suffit pour entrer dans son univers de le lire, bien sûr, des premiers poèmes à la dernière pièce, Le bourgeois sans culotte ou le spectre du parc Monceau. Il est moins aisé de consulter les innombrables pages écrites à propos de son œuvre… Né en 1929, décédé en 1989, Kateb Yacine, c’est 60 ans d’une vie passionnante. Il faut aller sur la toile, consulter le site de LIMAG (Littératures du Maghreb) pour se sentir submergé par tant de matières. Et pourtant : ne pas connaître en partie ou en tout l’œuvre même de Kateb Yacine, c’est se priver ou refuser d’interroger notre monde, c’est se priver de la poésie, de l’insolence, de la provocation, de l’impertinence féconde que son œuvre partage avec les grands textes.
En décembre 1953, la revue Esprit publiait un texte d’un jeune auteur algérien, Kateb Yacine, intitulé « Nedjma ». Ce texte était un fragment d’une œuvre en construction qui devenait en juillet 1956 – il y a donc soixante ans –, un roman, Nedjma, qui n’en finit plus de diffuser ses éclats. D’abord dans l’œuvre même de l’auteur qui a poursuivi dans ce qui est devenu une véritable galaxie, nommée le plus souvent par la critique « le cycle de Nedjma » avec d’autres récits, poèmes, pièces de théâtre ; ensuite dans des prolongements provoqués par ce chef d’œuvre dans des écritures postérieures, en ondes de choc jusqu’à aujourd’hui. Majid El Houssi, Nabile Farès, Nourredine Saadi « Nedjma astre impossible à piller dans sa fulgurante lumière », Rachid Mimouni, Rachid Boudjedra, Yamina Mechakra, Salim Bachi et tant d’autres. Tahar Djaout parlait de « livre totem », d’autres de « livre phare », de « texte-miroir » et Abdelwahab Meddeb de « roman fondateur ».
« Kateb, écrivait Jacqueline Arnaud, est l’homme d’un immense puzzle »… Un des premiers – le premier ? – Jean Sénac célébrait le roman qui venait de paraître, le 13 juillet 1956 dans L’Express, sous un titre précis, « Un chant terrible », il écrivait – « prophétisait »…– :
« Nous n’avons pas fini d’en ressentir les brûlures ni cette intolérable giration où revient à la fois Nedjma, l’amante inaccessible, et la ville traquée. […] Kateb est entré dans notre langue un peu comme un terroriste, mais il s’agit d’un terrorisme de la générosité, l’affirmation d’une indépendance intellectuelle qui risque de choquer le lecteur plus par la forme que par le fond. […] Il lance ce « réalisme déferlant », atrocement quotidien et bien arc-bouté sur le rêve, ce lyrisme à vif, cette exactitude féroce, à la façon d’électrochocs, de flashes, ou de projecteurs ».
Cinquante ans plus tard, dans la même revue que le fragment de Nedjma publié par Kateb, Jean-Pierre Peyroulou affirmait : « L’œuvre de Kateb Yacine s’organise autour de ce fragment publié juste avant la guerre d’Algérie comme une série de cercles concentriques qui tentent de dessiner une appartenance. » Notons, toutefois qu’il avait publié en 1947 un poème-matrice de l’œuvre, « Nedjma ou le poème ou le couteau » et que des « premiers poèmes » (datant de 1944-1945) ont été édités, en 1993, par Charles Bonn dans un collectif dont nous aurions pu adopter le titre, « Actualité de Kateb Yacine ».
Nedjma est donc publiée avant la guerre d’Algérie si l’on reprend comme date du commencement le 1er novembre 1954. Toutefois on peut considérer qu’avec l’intuition géniale des poètes et l’expérience faite par le jeune Kateb à Sétif, Nedjma se situe bien au début réel de cette guerre qui, pour de nombreux historiens, est le 8 mai 1945, date autour de laquelle tourne tout le référentiel immédiat du roman. Comme le remarquait Raphaëlle Branche, en 2005 :
« La guerre d’Algérie n’a pas commencé à la même date pour tous. La multiplicité des vécus de la guerre […] ont été à l’origine de mémoires plurielles, constitutives de la société dans laquelle les historiens évoluent » (La guerre d’Algérie : une histoire apaisée ?).
En ce qui concerne la décolonisation violente de l’Algérie, nul doute que la littérature tienne une place de choix dans les prémonitions et représentations et Nedjma, une place centrale, par sa complexité, ses certitudes mais aussi et surtout, ses questionnements. Elle éclaire sur l’époque de la fin de la colonisation et de la décolonisation mais aussi, sur l’époque actuelle.
Beïda Chikhi, pour sa part, insiste sur deux positionnements constants chez l’écrivain : un regard critique sur l’héritage et la transmission : « Toutes ses œuvres se cristallisent autour de la perte, des ruines, de l’effacement des traces et des repères, mais insistent sur la nécessité de retendre les liens ». Nedjma est un roman des origines qui remet en cause les traditions : les ancêtres sont là mais il faut les déboulonner si nécessaire… surtout lorsqu’ils « redoublent de férocité »… titre d’une de ses tragédies en 1959. Rappelons l’épisode du voyage à La Mecque qu’ils n’atteindront pas, où Si Mokhtar dit à Rachid :
« Tu dois songer à la destinée de ce pays d’où nous venons, qui n’est pas une province française, et qui n’a ni bey, ni sultan ; tu penses peut-être à l’Algérie toujours envahie, à son inextricable passé, car nous ne sommes pas une nation, pas encore, sache-le : nous ne sommes que des tribus décimées. » (p. 128)
Dans un entretien dans France Observateur du 31 décembre 1958, Kateb Yacine affirmait la prééminence de la poésie sur toutes les formes d’expression, conviction qui ne l’a jamais quittée :
« Il faut que la poésie rivalise dans toute la mesure de ses forces avec les contraintes des autres verbes, des pouvoirs d’expression qui pèsent sur l’homme et qui viennent des pouvoirs religieux, des terribles persécutions qui remontent à la nuit des temps. La poésie a un pouvoir libérateur, un pouvoir de combat très important ».
Balisant les espaces par des allers et retours de « Constantine à Bône, de Bône à Constantine » et dans tant d’autres lieux qui se diversifieront encore dans Le Polygone étoilée et dans son théâtre d’après l’indépendance, Kateb Yacine est véritablement un « écrivain-géographe » qui choisit comme symbole pour sa polysémie, le polygone. Dans Les Ancêtres redoublent de férocité, le Coryphée (« doctoral » précise la didascalie à propos de son ton) déclare : « tout territoire est un polygone. Tous les pays sont des polygones inscrits dans la sphère terrestre. Il y a des polygones réguliers, des hexagones, comme la France… et il y a les irréguliers… »
Le polygone s’oppose à l’hexagone comme l’Algérie s’oppose à la France. Pour Jacqueline Arnaud, à qui l’on doit tant pour la connaissance de l’œuvre de Kateb, le polygone « est en fait synonyme de territoire national, « régulier » s’il est défini, reconnu et souverain, « irrégulier » s’il est aliéné et en construction ». Juliette Morel, plus récemment, développe cette idée : « C’est un concept géopolitique. L’espace que décrit Kateb dans « le cycle de Nedjma », et qu’ainsi il crée, est le territoire de la nation algérienne, donc « polygone irrégulier », puisque encore très problématique ».
Mais Kateb ne s’en tient pas à ce territoire : nombre de ces textes élargissent l’espace au Maghreb et à l’Afrique et le théâtre entraîne le spectateur vers le Vietnam, l’Afrique du Sud, la France de la révolution…
Kateb revendique une certaine opacité de son œuvre. Il veut un lecteur en éveil, un lecteur actif qui entre dans le labyrinthe de l’écriture pour en ressortir toujours enrichi, transformé, inquiet. Cette hantise de faire adhérer au jeu de son écriture est explicite, dès juin 1953, dans la fin d’un texte, « Un rêve dans un rêve », publié en Algérie, dans la revue Terrasses :
« Alors, lecteur, tu marches dans la combine ! Tu me laisses brouiller la piste ! Comme si les vrais personnages de ce roman étaient morts ! C’est là, lecteur, que nous nous faisons tout petits devant le vide… Choisis : ou bien je te servirai une bonne tranche de vie, saignante comme le recommandent les critiques, ou bien tu te contenteras du repas imaginaire des pays arriérés. Préfères-tu une soupe au lait surréaliste ? Cette esquisse d’un univers rabougri, faut-il la réchauffer ? Ne veux-tu pas quelque crème philosophique bien fouettée ? Quoiqu’il en soit, ainsi que disent les orateurs, poursuivons. Ne changeons jamais de vitesse. Soyons un bombardier désorienté… »
Son souci a toujours été d’éveiller, de bousculer, de secouer les consciences et les savoirs qu’on croit acquis.
Kateb Yacine en Auvergne © Paule Giraud
Les 6 et 7 janvier 2003, Kateb entrait à La Comédie-Française : entrée ironique dans l’institution théâtrale prestigieuse pour ce pourfendeur des sacralités et pas seulement des sacralités religieuses ; mais, en même temps, juste reconnaissance pour le grand homme de théâtre qu’il a été, dans des registres tellement divers, de la création personnelle aux créations collectives. C’est ce Kateb-là dont se souvient Patrick Chamoiseau dans un entretien avec Anne Douaire-Banny, en mai 2011. Il se souvient des pièces jouées par la troupe haïtienne de Syto Cavé :
« Du vrai théâtre, avec une force, une justesse, qui correspondait à ce que nous vivions de l’anti-colonialisme. Pour moi, c’est ça Kateb. Plus que Nedjma. Il arrivait à montrer la violence coloniale, au cœur d’un système colonial, avec une majesté qui n’était pas celle de Césaire ».
En 2008, l’Algérie imprimait un timbre postal à son effigie. Kateb, l’homme de Nedjma, n’en déplaise à P. Chamoiseau, l’homme du Polygone étoilé, l’homme des théâtres, des entretiens, des reportages, des chroniques. Il y a tant à lire…
En cette année des soixante ans de Nedjma, de nombreux collectifs sont publiés qui enrichissent la découverte de cette œuvre multiforme, entre autres : Kateb Yacine, au cœur d’une histoire polygonale aux PUR (Beïda Chikhi, dir.), D’ici et d’ailleurs. L’héritage de Kateb Yacine, chez Peter Lang (Catherine Milkovitch-Rioux et Isabella von Treskow, dir.).
Un colloque a été tenu à l’université de Grenoble-Alpes ce mois d’avril 2016 (Ridha Boulaâbi, Daniel Lançon et Pascla Roux, coord.). Tous ces critiques nous aident à entrer et à voyager dans cette œuvre étonnante. Pour les plus impatients, une étude critique de Ridha Boulaâbi a paru aux éditions Champion, « Entre les lignes » en 2015 qui, avec simplicité et efficacité, nous aide à « lire » Nedjma !
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Comment mieux conclure qu’avec les mots de Jacqueline Arnaud ?
« Alors que nous nous accrochons aux pans de notre identité française, européenne, refusant de reconnaître que l’autre, depuis des siècles, est déjà en nous (romain, punique, franc, wisigoth, juif, arabe, etc., recouvrant le vieux mythe celtique, poussière d’Empire africain ou asiatique et j’en passe), Kateb nous force à nous décentrer, à entrer par mimétisme dans son jeu et son monde – l’inversion des rôles étant la seule vraie façon de comprendre –, à nous distendre entre Baudelaire ou Nerval et le « Mâjnoun Laylâ », les mythes grecs et le mythe maghrébin de l’ogresse, pour que dans le » jardin parmi les flammes », notre cœur devienne « capable de toutes les formes ». »
D’ici et d’ailleurs. L’héritage de Kateb Yacine, Catherine Milkovitch-Rioux et Isabella von Treskow éd., Berlin, Peter Lang, 2016.
Kateb Yacine, au cœur d’une histoire polygonale, Beïda Chikhi, dir., Presses Universitaires de Rennes, 2014.
Ridha Boulaâbi, Kateb Yacine. Nedjma, Champion « Entre les lignes », 2015.
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Christiane Chaulet Achour
21.04.16
in Diacritik
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