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8 Novembre 1971-5 Novembre 1990 : révolution et contre-révolution dans les campagnes

mercredi 8 novembre 2023

Le 8 novembre 1971 est promulguée l’Ordonnance par laquelle la révolution agraire allait être lancée quelques mois après. Le pouvoir de Boumediene tenait par cet acte à mettre en application les promesses faites à la paysannerie dans la Plate-forme du Congrès de la Soummam. Satisfaire les aspirations de la paysannerie pauvre et des travailleurs agricoles à une répartition plus juste des terres, abolir l’exploitation et les rapports féodaux qui subsistaient dans les campagnes, promouvoir un vaste programme de modernisation de l’agriculture et de tous les aspects de la vie des fellah, créer les conditions d’un développement coordonné de l’agriculture et de l’industrie, tels étaient les objectifs assignés au processus de transformation en profondeur du monde rural par cette Ordonnance du 8 Novembre.

Le 5 novembre 1990, les députés issus de l’ancien parti unique exaucent les appétits des nouveaux rapaces enrichis par la spéculation et la corruption. Menés par Belkhadem, sous la dictée de Chadli et les pressions conjuguées des partis islamistes et des « libéraux », les députés annulent les textes de 1971. Coïncidence historique, les signaux de la révolution puis de la contre-révolution agraires retentissent dans les deux cas au début du mois emblématique de Novembre.
A cette occasion nous publions la
« Lettre aux députés » adressée à l’époque par Chabane Mahmoud. Il a tenu à nous en faire parvenir la copie pour marquer la trahison des espoirs de la paysannerie laborieuse et les conséquences qui en ont résulté sur l’espace agraire.

AR

Lettre ouverte a Messieurs les députes

Mahmoud CHABANE - Agronome
Tiaret le, 08 novembre 1990

Le vote par une poignée de députés, de la loi portant « Organisation Foncière Agricole » - titre bien pompeux et prétentieux au regard des objectifs réels qu’elle masque - est tombé comme un couperet sur le secteur public agricole à un moment où le peuple n’a pas besoin d’être divisé, et ce en pleine campagne agricole déjà fortement perturbée - voire compromise par le manque quasi général des conditions nécessaires à son bon déroulement. Cette loi ne manquera pas de semer le doute, la confusion, la discorde,…, dans le terrain d’application pouvant avoir des répercussions fâcheuses sur tous les plans.

Par ce vote du 05/11/1990 - date historique pour beaucoup de bénéficiaires de la Révolution Agraire et de ses partisans, (coïncide par hasard ? avec la célébration de novembre 1954 et de novembre 1971) car elle marquera leur retour vers l’inconnu – (la misère ?), leur dépossession d’une terre qu’ils ont reçue légalement et qu’ils ont mise en valeur durant de longues années, « nos » députés ont par le seul fait de lever machinalement la main pour dire comme toujours, OUI, ou de dédaigner une séance où l’avenir de milliers de pauvres paysans se joue sur un fil de rasoir ?, sectionné le fil conducteur qui liait les deux dates historiques sus rappelées.

Pour ceux qui ne le savent pas, parce qu’ils n’ont pas cherché à le savoir en se rapprochant des paysans visés par le projet de loi, et pour l’histoire et la postérité, je leur dis qu’ils viennent de :
 Condamner les hommes, femmes et enfants auxquels la Révolution Agraire a redonné la dignité, la liberté, un pain propre, le goût à la vie, à une mort lente, au servage-esclavage, à l’exode, à la pauvreté et à l’humiliation.

 Réhabiliter le travail de la terre par téléphone et avec ce mode de gestion dont les méfaits sont connus de tous, ainsi que le lot de pratiques inhumaines qui caractérisent la féodalité et la bourgeoisie agrariennes.

 Effectuer un transfert de richesses du pauvre vers le riche, ce qui est révélateur d’une position politique et du double langage qui semble s’installer confortablement chez les "Fans" le la démocratie et de la Justice Sociale, nouvelle version cela s’entend engendrée par l’INFITAH en vogue depuis le début des années 1980.

 Donner un chèque en blanc à une poignée de revanchards constitués autour d’ex-nationalisés, de leurs alliés objectifs de toujours et des ennemis de la justice sociale, pour déloger sans ménagement aucun, les pauvres khemmas, paysans sans terre … , qui avaient osé accepter de s’installer sur la terres des seigneurs.

- Faire la preuve par neuf que vous êtes de mauvais élèves pour avoir donné encore une fois un chèque en blanc à ceux qui ont appliqué les textes relatifs à la réorganisation des domaines autogérés avec insouciance, incompétence, mépris , inconscience et la complaisance que vous connaissez tous à travers les irrégularités et entorses à la loi 87/19 , relevées partiellement par la presse nationale. La situation explosive créée par ceux-là même qui ont agi au nom de l’Etat, et qui continuent d’engager ce dernier : impunément (un certain nombre d’entre eux sont à la tête des délégations aux réformes agricoles) relève d’une volonté délibérée de généraliser la pratique de l’affairisme et du « sidnaisme », fléaux combattus par notre révolution.

 Accepter encore une fois d’entériner une opération illégale de restitution de terres nationalisées, largement entamée sur le terrain bien avant le vote et la promulgation de la loi, pratique confortant le peuple en général et les familles des bénéficiaires de l’application de la Révolution Agraire en particulier, dans leur conviction que « son » Assemble Nationale n’est plus populaire, mais une chambre d’enregistrement des textes élaborés sans elle .

 Tourner le dos aux préoccupations et inquiétudes affichées par des milliers de paysans pauvres esseulés, abandonnés …, qui n’ont aucun moyen en dehors de la terre, pour se procurer quelques subsides pour maintenir en vie leurs enfants - et dont la seule faute serait d’avoir cru qu’un Etat Algérien, dirigé par des Algériens ne peut leur jouer un sale tour visant à les déposséder des terres qu’ils ont défendues, arrosées de leur sueur, remuées avec leurs doigts nus durant de longues années.

 Faire preuve d’une telle cécité, en éludant les véritables problèmes qui font que notre agriculture est depuis 1987 dans un coma profond exigeant en conséquence des moyens adéquats pour la réanimer, et en vous obstinant à adopter une thérapeutique (adoption de lois tous azimuts) inadaptée qui relève de la fuite en avant, et ce, hélas, sans chercher à vous enquérir de l’évolution de la situation sur le terrain et de ses implications et complications qu’elle cause.

 Prononcer l’exécution d’un inculpé, en l’occurrence la Révolution Agraire, sur des bases subjectives, sans chercher à faire la lumière et toute la lumière sur une opération qui a longtemps tenu en haleine tout le pays, franchi nos frontières et, par la même, assassiner les attributaires de la Révolution Agraire, les ouvriers des domaines autogérés, les petits fellahs, les consommateurs et bien sûr l’Etat de droit.

 Conforter le titre de propriété que le colonialisme français avait instauré en Algérie, en application des faneuses lois scélérates (Plan Senatus Consult et Warnier) pour briser, désarticuler, désagréger le modèle ancestral de gestion et d’exploitation de notre patrimoine foncier agricole conforme aux valeurs morales, sociales et spirituelles de notre peuple, et d’annuler un titre de jouissance que la Révolution Agraire, principale revendication de notre paysannerie, et promesse de l’appel de Novembre 1954, a délivré officiellement et légalement à des paysans sans terre, démunis, … Doit-on reconnaître, à titre posthume, un quelconque mérite au colonialiste Warnier pour avoir instauré le titre de propriété sur des terres algériennes, en Algérie, celle-là même qui avait consenti un lourd tribut pour sa décolonisation ? ?

A travers ce qui précède, j’espère que "nos" députés auront l’intelligence de comprendre qu’il ne s’agit pas d’un chapelet de reproches formulés à leur adresse, car loin de moi cette idée, mais d’une modeste contribution pour leur faire toucher du doigt quelques conséquences inéluctables qu’engendrera inévitablement l’application sur le terrain des lois en question.

Quant à moi, je reste persuadé :

1)- Que la Révolution Agraire a, par delà les chiffres manipulés et orientés que ses détracteurs avancent pour l’abattre, la torpiller, … , libéré du joug de la féodalité tous les paysans pauvres, les khemmas, azels, … et leur a permis de recouvrer leur droit à la vie, à l’espoir, à l’éducation, à l’égalité, à l’expression, de dire leur existence.

2)- Que les lois votées depuis 1987 ne sont pas faites, même si certains sont convaincus du contraire, pour redresser l’agriculture et qu’elles ont installé pour longtemps, je le crains, le marasme, la confusion, le doute, la méfiance au niveau de la petite et moyenne paysannerie –véritables artisans de l’économie agricole- à l’égard des pouvoirs publics et de leur administration difficile d’accès à ces humbles.

3)- Que la seule voie pour le redressement de notre agriculture demeure, n’en déplaise à ses détracteurs, une véritable révolution agraire - Révolution Agraire qui signifie Intensification de l’agriculture par l’introduction de techniques culturales éprouvées mises au point par nos chercheurs, prenant en compte les spécificités de notre terroir et la politique d’algérianisation de notre plan de culture, qui passe par :
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 Définition d’une véritable stratégie agricole visant à libérer le pays de sa dépendance alimentaire vis-à-vis des puissances étrangères engageant tout un chacun et tous ensemble.

 Mettre la science au service de l’agriculture et impliquer de manière responsable nos chercheurs, agronomes, scientifiques … , dans l’indispensable modernisation de notre agriculture en vue d’une exploitation rationnelle de nos potentialités.

 Libérer complètement l’agriculteur de toutes les contraintes, morales psychologiques, matérielles, techniques, scientifiques … , liées à l’exploitation de ses terres pour lui permettre de se consacrer à la production. Beaucoup de travail, d’engagement, moins d’embuches, tel devra être le mot d’ordre rassembleur !

 Que la politique agricole mise en œuvre depuis 1987 a causé des dégâts souvent irréparables, l’aggravation de la précarisation de la paysannerie laborieuse d’une part, d’autre part, elle marque le départ d’une agriculture purement spéculative contraire aux intérêts du pays.

 Que je n’oublierai jamais ces visages brûlés par le soleil, ces rides creusées par le poids de la misère, la peur omniprésente de l’avenir qui turlupine nos petits et moyens paysans pauvres, disciplinés, respectueux, généreux, mais imprévisibles.

Pour terminer, je dirais que « nos députés, faute de pouvoir ou de vouloir faire de ce qui est juste le plus fort, ont fait du plus fort le juste. Ils ont fait ce choix ?!