Les questions que soulèvent le pari fait sur l’agriculture saharienne

lundi 1er juin 2020
par  Alger republicain

Par Omar Bessaoud

Sous l’impératif de sécurité alimentaire, le gouvernement a eu dès son installation pour orientation majeure de donner une priorité au secteur agricole. Il a ainsi mis l’accent sur la relance de l’agriculture saharienne et l’encouragement de l’investissement privé en promettant d’octroyer des concessions de terres agricoles à des promoteurs privés, y compris à des partenaires étrangers. Le ministre délégué à l’agriculture saharienne a annoncé lors de son passage sur la chaine 3, en février dernier (invité de Souhila Hachemi) que le BNEDER avait déjà identifié des périmètres irrigués dans 7 wilayas du pays d’une superficie de 260 000 ha, et « qui n’attendaient qu’à être exploités ». Les cultures envisagées sur ces nouvelles terres sont les cultures stratégiques (céréales, fourrages, betterave à sucre, soja, colza, arachides, élevage laitier). L’objectif à terme était selon le ministre délégué de valider 1 million d’hectares à mettre en valeur confié à des concessionnaires. Il précisera lors de ce débat que « l’Etat imposera des règles d’utilisation rationnelle de l’eau au moyen d’un cahier des charges ».
Plus récemment, le gouvernement a décidé de créer une Agence de développement de l’agriculture saharienne et de promouvoir la création d’entreprises agro-industrielles visant à transformer les matières brutes produites (complexes sucriers, huileries, laiteries…).

La première question que je me suis posé est la suivante : mais qui donc conseille le Président Tebboune ou le gouvernement Djerad ? Le temps est venu d’en finir avec des modes de décisions qui viennent dont ne sait d’où et qui, parce qu’elles engagent l’avenir de populations entières, de générations futures, qui nous concernent en tant que citoyens. Le temps est venu pour une gouvernance rationnelle fondée sur la transparence de l’information et des cadres institutionnels impliqués dans les politiques publiques. Les droits doivent être exercés aussi dans ces espaces.

La deuxième question a trait au fait que l’on puisse préconiser cette voie sans aucune évaluation économique, technique, écologique, sociale… Comment peut-on poursuivre dans cette voie qui est celle d’une exploitation intensive des ressources en eau dans le Sud du pays sans évaluation des expériences passées, sans tirer les leçons des expériences de pays qui nous ont aussi précédés dans cette voie ?
Toutes les recherches produites au cours de ces trente ou quarante années (depuis l’Accession à la propriété foncière par la mise en valeur des terres agricoles de 1983) que j’ai pu consulter, toutes les études et notamment celles qui datent du début des années 2000 - je pense à l’article de M. Côte sur le renouveau de l’agriculture saharienne « Des oasis aux zones de mise en valeur : l’étonnant renouveau de l’agriculture saharienne », de D. Dubost sur la production de céréales dans le sud « Le blé du Sahara peut-il contribuer à l’autosuffisance de l’Algérie ? » - le bilan que j’ai moi-même établi en 1990 sur la mise en valeur de la wilaya d’Adrar en exploitant une enquête exhaustive portant sur tous les périmètres et exploitations agricoles et conduite par le CENEAP (résultats dans le document du CENEAP intitulé Plan de développement et d’aménagement de la wilaya d’Adrar ? Rapport diagnostic. Alger. 1990), le bilan établi par les géographes d’Oran (Bilan spatialisé de la mise en valeur agricole au Sahara algérien. Mythes, réalisations et impacts dans le Touat-Gourara-Tidikelt), et plus récemment (en 2017), les travaux de Ali Daoudi et de ses équipes « La gouvernance de l’eau souterraine dans le Sahara algérien : enjeux, cadre légal et pratiques locales », toutes ces recherches sont autant d’enseignements de l’expérience passée ou en cours. Elles fournissent des analyses et des faits pertinents sur la mise en valeur du sud du pays : autant sur ses acquis mais aussi ses limites.

L’Observatoire du Sahara et du Sahel (OSS) mène, depuis plus de 15 ans avec l’Algérie, la Libye et la Tunisie des d’études pour une meilleure connaissance hydraulique et une meilleure gestion des agrosystèmes. Face à la croissance des besoins, le thème de la valorisation de l’eau a été le fil conducteur de sa dernière étude sur le SASS (2009-2015).
Deux études de l’OSS conduites avec les collaborations de l’Agence Nationale des Ressources Hydraulique (ANRH) fournissent des éléments d’évaluation extrêmement importants dont il faut tenir compte avant de définir les nouvelles étapes dans la mise en valeur des terres du sud du pays.

Quels sont les constats et les évaluations des chercheurs ?

Dès le début des années 1990, les constats des chercheurs et des experts engagés dans les études signalent les premières transformations agricoles issues de la mise en œuvre de l’APFA : émergence de nouvelles exploitations irriguées avec des productions de légumes et fruits frais en hausse et qui approvisionnent les marchés locaux et régionaux, attributaires issus des oasis qui s’investissent (où investissent leurs revenus issus du travail salarié dans les unités industrielles pétrolières), innovent et modernisent dans les techniques de mobilisation de l’eau. Les aménagements des territoires du sud par la densification des réseaux de communication (routes), l’électrification et les réseaux de desserte commerciale et administratif, contribueront au développement de cette agriculture.
Ces recherches et études signalent dans le même temps les limites auxquelles se heurtent notamment les grandes exploitations agricoles installées dans le Sud : investissements lourds (forages, rampes-pivots, matériels de labours ou de récolte, serres…) dont une grande partie provient de fonds publics, remontée des sels et pollution des terres, rampes-pivots oxydées, rongées par le sel et dont les carcasses abîment les paysages locaux, faible rentabilité des cultures stratégiques du fait des coûts excessifs (céréales), absence d’installation des acteurs sur les terres et recours à une main d’œuvre aux conditions de vie précaire (migrants africains) … L’enquête que j’avais menée en 1990 sur les exploitations agricoles de la wilaya d’Adrar avait conclu que la forme la plus robuste qui avait été constatée était une exploitation comprise entre 5 et 20 ha, gérée par des ménages familiaux, résidant sur l’exploitation et ayant reproduit et modernisé (notamment sur les techniques d’irrigation) en partie le système polyculture associé à un petit élevage et à des plantations de palmiers ou d’arbres fruitiers. Cette conclusion convergeait avec celle de Marc Côte qui écrivait que « la dynamique de développement de l’agriculture saharienne était mieux servie par les petites et moyennes exploitations agricoles aux mains des salariés », et non « par l’Etat ou les grands investisseurs ». Les échecs étaient, en effet, patents sur les grandes exploitations (de 1000 à 10 000 ha) équipés de rampes-pivots et cultivant des céréales ou des fourrages (maïs). Les causes de l’échec étaient liées, d’une part, à la remontée des sels faute de drainage et d’un système d’évacuation des eaux sur les grandes parcelles, et d’autre part, au gaspillage de l’eau, les attributaires de forages ayant tendance à maximiser les prélèvements. 
Ces limites sont encore plus visibles lors de la deuxième vague d’attribution accéléré par la loi sur les concessions agricoles (milieu des années 1990) qui sera éclaboussé par le fameux scandale de la Générale des Concessions et ses 40 milliards de DA partis en fumée … Comme le note en 2002 le Pr. Marc Côte, fin connaisseur de l’agriculture algérienne et de la paysannerie, « les investisseurs se contentent d’occuper les terrains concédés…les enclos sont abandonnés et ensablés…presque la moitié des rampes-pivots sont à l’arrêt et les carcasses de ces rampes-pivots ne sont pas rares »… Marc Côte écrit que « sans aménagements, sans brise-vents et sans installation durable des populations… cette agriculture saharienne fondée sur la création de grandes exploitations n’est pas durable » ; il la qualifie d’agriculture itinérante, car les investisseurs changent de parcelles une fois les sols épuisées ou pollués par la remontée de sels. Il signalait dans un autre article publié en 2011 ( L’eau au Sahara, nouvelles potentialités et nouvelles interrogations. In : Bensaâd A, ed. L’eau et ses enjeux au Sahara. Paris : Édition Karthala) que la baisse de niveau des nappes souterraines exploitées au Sahara représentait une menace sérieuse pour la pérennité de la nouvelle agriculture saharienne.

L’une des dernières recherches, celle conduite sous la direction du Pr. Ali Daoudi résume en quelques mots ces limites objectives. Ali Daoudi et ses collègues notent que « Toutes les sources artésiennes de la région d’étude (Biskra), qui faisaient autrefois sa spécificité, sont aujourd’hui taries. L’irrigation se fait exclusivement à partir de forages de plus en plus profonds. Le renouvellement de ces nappes étant limité, le risque d’épuisement, à terme, est donc réel et avec lui les risques d’effondrement de toute l’agriculture, traditionnelle d’abord et nouvelle ensuite, dans cette partie du Sahara. Comme dans d’autres régions d’Algérie où les baisses du niveau des nappes mettent en péril les exploitations, l’émergence d’une action collective portée par les propriétaires de la zone est possible ». Il écrit toujours dans cette publication de 2017 que « les observations de terrain montrent que les autorités chargées de la gestion des nappes souterraines sont loin d’avoir une maîtrise satisfaisante des outils de gestion de ces nappes (cadastre et balance hydrauliques), et l’application des dispositions de la loi [sur l’eau] de 2005 reste très limitée ». Il préconisera le redéploiement d’une « action collective [qui] aurait les moyens de s’appuyer sur des leviers réglementaires existants et sur des règles locales informelles pour limiter les autorisations de forages et espérer réguler les usages ».

Quelles sont les conclusions des 2 études conduites par l’OSS ?

La première étude date de 2008 : elle porte le titre de « Système Aquifère du Sahara Septentrional – gestion concertée d’un bassin transfrontalier ».

Exploitée depuis plus d’un siècle le SASS formé de deux nappes (celles du continental intercalaire et du Complexe terminal d’un potentiel de 30 000 à 35 000 milliards de m3 localisé en Algérie) est à l’origine du développement urbain et des villes du Sud … Les puits et forages profonds dont certains descendent à plus de 1 000 mètres se sont multipliés au cours des trente dernières années. On en compte près de 10 000 ! Chaque année, plus de 2,5 milliards de mètres cubes d’eau sont ainsi ponctionnés - contre seulement 600 millions de mètres cubes en 1970 - pour alimenter les villes et villages en eau et surtout, les périmètres d’irrigation… » (OSS, 2008).
L’attribution de concessions et la création de grandes exploitations entrainent une augmentation des consommations d’eau puisée dans la nappe profonde. Chaque ha attribué au sud s’accompagne d’une affectation/consommation d’eau comprise en moyenne entre 10 000 et 15 000 m3 d’eau par ha et par an. Il y a aujourd’hui surexploitation de ces nappes profondes.

Ainsi, les puits et forages qui se sont multipliés ont eu pour effets des retraits annuels qui sont passés de 0,5 km3 en 1960 à 2,75 km3 en 2010. Ces consommations excessives entraînent un abaissement généralisé du niveau piézométrique, et de nombreux puits artésiens et sources naturelles, autour desquels se sont développées les oasis, se sont d’ores et déjà taris.

Entre 1950 et 2000, l’Office du Sahel et du Sahara (OSS) qui exploite les données fournies par les outils les plus sophistiqués pour suivre et évaluer le niveau des nappes (satellite GRACE) signale que « le niveau moyen du continental intercalaire et du complexe terminal, mesuré dans les puits et les forages, s’est abaissé de 25 à 50 mètres selon les endroits ». Les eaux de ces nappes sont minéralisées : sur le Complexe terminal, elle contient 2 à 5g de sel par litre et sur le continental intercalaire 1 à 4,5 g de sel par litre. Mal drainée l’eau laisse après irrigation un résidu salin qui détériore les sols cultivables. De plus, l’accroissement des prélèvements modifie la nappe et aggrave le phénomène de salinité des eaux. La salinité de la ressource menace la viabilité de l’agriculture qui s’y développe (Rapport OSS, 2008). « L’accroissement des prélèvements modifie les conditions d’écoulement souterrain et, par conséquent, la composition des eaux. « Le pompage crée une baisse locale du niveau des eaux... Des eaux lointaines sont attirées pour combler le vide, certaines plus salées que d’autres. Comme la teneur en sels des eaux est hétérogène, l’exploitation de l’aquifère est à l’origine d’augmentations locales de la salinité… » .

Le potentiel mobilisable de ces nappes est de 7,8 milliards de m3, dont 6,1milliards de m3 pour l’Algérie à l’horizon 2050. Au taux de prélèvement qui a été évalué en 2008, donc bien avant l’explosion des offres de concession, le rabattement est estimé entre 30 et 50 m à l’horizon 2050.

L’étude révèle que Biskra et El Oued sont les régions où la nappe est la plus vulnérable. Avec un doublement de la population entre 2000 et 2030, et en doublant les superficies (de 170 000 ha en 2000 à 340 000 ha en 2050), l’on pourra atteindre 5 milliards de m3 d’eau additionnelle prélevée sur la nappe, ce qui accentuera l’écart entre l’offre d’eau disponible et la demande. Par ailleurs ces rabattements augmentent à la fois le risque de percolation des eaux salées du chott dans la nappe et la salinisation.

L’étude portant sur la gestion des nappes du SASS publiée en 2008 par l’OSS note que, « les risques de l’amplification de toutes ces dégradation sont évidents et très élevés. L’accroissement des productions attendu de l’extension des superficies irriguées n’est pas aisément réalisable compte tenu des défis environnementaux à relever. La situation actuelle de ces zones naturelles est préoccupante, elle a atteint déjà des seuils irréversibles dans certaines situations, et la durabilité du processus de développement lancé depuis une vingtaine d’années n’est pas toujours garantie » (OSS, 2008).

La deuxième date de septembre 2014 et s’intitule « Aspects socio-économiques de l’irrigation dans le bassin du SASS- Une meilleure valorisation de l’eau pour une gestion durable du bassin du SASS ».
Elle se fonde sur une enquête de terrain portant sur des exploitations agricoles de Biskra, Oued Souf, Adrar et Oued Rhir.

Le constat général est sans appel : « En cinq décennies, l’exploitation des eaux du SASS a quadruplé en faisant basculer le système dans un état de surexploitation critique depuis les années 1980 passant de prélèvements de 0,6 milliards de m3/an au début des années 1970 à 2,7 milliards de m3/an alors que la recharge du système est estimé à 1 milliard de m3/an. Cette dynamique de surexploitation est clairement avérée d’un point de vue qualitatif et quantitatif notamment par le tarissement de plusieurs sources, la réduction de l’artésianisme, phénomène naturel de jaillissement d’eau souterraine à la surface du sol, mais aussi par la dégradation de la qualité des eaux par salinisation. Le changement climatique fait partie d’un ensemble de facteurs, qui commandent et aggravent cette situation d’augmentation des volumes d’eau d’irrigation par hectare ». Il y a une surexploitation des ressources en eau qui est observé par des moyens satellitaires.
Je reprends ici textuellement les conclusions relative à l’évaluation économique et technique de l’étude : « les dimensions qui ont un impact significatif et non négligeable sur la productivité économique de l’eau sont : le prix de la ressource ; la salinité ; la taille de l’exploitation ; la main-d’œuvre familiale ; la disponibilité du chef de l’exploitation pour le travail agricole ; l’importance de l’élevage dans le revenu de l’exploitation ».

Toute politique économique, qui vise donc l’amélioration de la qualité de la gestion actuelle de cette ressource précieuse dans un contexte d’une haute fragilité en vue d’assurer sa durabilité, doit intégrer d’une manière explicite toutes ces variables clefs ».
J’ai noté par ailleurs les réponses données à cette question cruciale relative aux formes sociales d’agriculture à promouvoir : l’étude OSS de 2014 conclu sans équivoque qu’il faut « plutôt opter pour des exploitations de taille réduite afin d’occuper le maximum de gens à la campagne » (p135. C’est nous qui soulignons).

L’élasticité de la superficie obtenue grâce à l’échantillon global retenu par l’étude est hautement significative et négative. En effet, si la superficie irriguée d’une exploitation irriguée double, sa production baisse de 15 %...
L’OSS fait les recommandations suivantes, recommandations qui gagneraient à être analysées et prises en compte dans la définition des stratégies futures :
Recommandation 1 : Toute politique économique visant à conserver la ressource et ainsi promouvoir la durabilité de l’aquifère doit intégrer l’instrument prix par une tarification appropriée. Cet instrument doit accompagner et non remplacer les autres instruments de nature technique (lutte contre le gaspillage par un entretien du réseau, recours aux techniques d’irrigation modernes, recours aux eaux usées traitées, etc.).
L’analyse précédente a démontré que lorsque le prix de l’eau augmente, la demande baisse sensiblement. Ce résultat ne pourrait en aucun cas constituer l’objectif principal d’une politique de gestion durable appropriée de la ressource. L’objectif majeur de tout preneur de décisions n’est donc pas uniquement la réduction de la demande en eau pour préserver l’aquifère, mais plutôt le maintien du niveau de bien-être de l’exploitant et même son amélioration par la réalisation d’une meilleure productivité du m3 alloué.

Recommandation 2 : La conception et la promotion d’une politique de lutte efficace contre la salinité sont indispensables afin d’assurer la survie de tout l’édifice déjà fragilise par une surexploitation excessive.
L’importance de la main-d’œuvre familiale dans la valorisation de la ressource.

Recommandation 3 : Promouvoir une politique appropriée d’incitation des jeunes à rester dans la région et à opter pour le travail agricole afin de renforcer le rôle de la main d’œuvre familial.
Le vieillissement des chefs d’exploitation a un effet négatif significatif sur la valorisation de l’eau.

Recommandation 4 : Mettre en œuvre une politique de rajeunissement des chefs d’exploitation.

Recommandation 5 : Promouvoir une politique d’intégration de la composante élevage dans les exploitations irriguées. L’introduction de l’élevage dans le système de culture des exploitations irriguées de la zone SASS améliore sensiblement la productivité de la ressource en eau.

Recommandation 6 relative à la taille de l’exploitation : En Algérie et en Libye, l’enquête a montré que la taille moyenne des exploitations le irriguées est relativement élevée, l’élasticité de la taille obtenue est significativement négative. Ce résultat, qui stipule que lorsque la taille de l’exploitation augmente la productivité de la ressource diminue, suggère une réforme agraire au profit des exploitations de taille plus réduite. Cette conclusion est conforme aux spécificités de l’économie politique des exploitations agricoles qui nous enseigne qu’il n’y a pas d’économie d’échelle dans l’agriculture. Les petites exploitations familiales intensives sont aussi performantes que les grandes exploitations ; qu’elles emploient plus et préservent la ressource.

La troisième question posée a trait au coût économique et écologique des cultures installées.
En d’autres termes à quel prix économique (coût des cultures et des productions de sucre..., écologique (pollution des sols et dégradation des eaux), social (emploi) et même politique seront réalisés ces projets d’investissements dans le grand sud algérien ?

Toutes les recherches, de même que les études de l’OSS ont abordé ces questions technico-économiques.
Une remarque de base est à relever : le développement de cette agriculture ne peut se faire sans les interventions et les aides publiques. L’aménagement des périmètres (y compris dans l’installation d’équipements pour produire des énergies renouvelables, les travaux d’aménagements en pistes, brise-vents ou la réalisation de forages), qui sont coûteux, constituent des conditions sine qua non dans l’installation des entreprises agricoles projetées.

L’installation de grandes exploitations agricoles développant des cultures telles que la betterave à sucre ou des oléo protéagineux (soja, colza, tournesol), les productions de maïs ou des fermes laitières de grande taille présentent de grands risques à la fois sur le plan des coûts économiques mais aussi des coûts écologiques (épuisement des sols et des eaux).

Nous savons que ces cultures sont aujourd’hui développées dans les zones septentrionales d’Europe (La Picardie en France pour la betterave sucrière par exemple). Elles ont leurs places dans les zones à climats tempérés, assez humides. La culture de la betterave sucrière est exigeante en eau (dans 100 grammes de betterave sucrière, on retrouve 75% d’eau environ), et nécessite des terres riches en azote, en phosphore et potassium, profondes et fortement fumées et bien préparées. Elle exige aussi une bonne maîtrise dans les techniques de préparation des sols, du semis, d’entretien des sols, de protection des plantes, d’arrachage, de stockage, de déterrage et de transport (il faut faire vite car les betteraves arrachées perdent très vite de leur teneur en sucre). Elle exige des disponibilités en semences (y compris les semences OGM comme c’est le cas des semences de soja utilisés dans le monde), en pesticides pour lutter contre les maladies et les parasites, des engrais chimiques pour améliorer les sols, un matériel lourd pour assurer les différents travaux de culture et de récolte. Toutes ces conditions ne sont pas réunies et l’apprentissage dans la conduite de ces cultures risque d’être peu concluant.

Il faut aussi signaler la mobilisation de l’eau nécessaire aux complexes agro-industriels (de transformation) à installer. Nous savons que l’industrie sucrière est fortement consommatrice d’eau et d’énergie, et que nous sommes loin de maitriser les techniques de recyclage autorisant une économie circulaire dans le développement de ces industries de transformation. L’élevage laitier à grande échelle présente aussi des risques sérieux en termes économiques et écologiques. Outre sa rentabilité dans un contexte de rendements médiocres par vache/an, cette activité est exigeante en eau. Dans les zones humides, la quantité d’eau utilisée pour conduire un élevage intensif avec une alimentation à base de maïs irrigué est d’environ 50.000 litres d’eau/ ha. Selon une étude canadienne, une vache en lactation consomme environ 100 litres d’eau par jour. Les complexes laitiers ne seront pas en reste aussi dans ces consommations d’eau 

Ceci pour conclure tout simplement que des études de faisabilité doivent nécessairement justifier les options prises.

Il convient d’évaluer les coûts-bénéfices pour conduire et développer de telles opérations, évaluer l’opportunité de localiser ces projets sur les terres du Nord du pays, et notamment les terres des fermes pilotes qui n’ont encore fait l’objet de concession dans le cadre du partenariat public-privé. Il apparait pour moi assez clairement qu’une révision indispensable doit être faite dans les approches du développement agricole dans une perspective de réalisation de la souveraineté alimentaire du pays. Si le retard dans le développement des productions laitières, de fourrages, de légumineuses ou de céréales de consommation (le blé dur en particulier) peut être en partie comblé, il me semble qu’il convient d’analyser les coûts-bénéfices d’une importation de l’eau virtuelle via les importations de blé tendre, de matières brutes pour produire les huiles alimentaires et le sucre (dont les consommations directes ou indirectes restent trop élevées)…

La quatrième question a trait enfin à la création de l’Agence Nationale pour le Développement de l’Agriculture Saharienne. Pourquoi diable créer une agence de développement de l’agriculture saharienne alors que nous disposons d’un outil (l’ANRH) et d’Instituts (INRA-ITGC, ITAF…) qualifiés, qui existent des décennies et qui recoupent les mêmes vocations (ou fontions) que celles d’une agence saharienne décrites par le ministre délégué Foued Chehat dans un entretien à la chaine 3 …

Par ces temps de contraintes budgétaires et de crise de nos ressources extérieures, il me paraît tout à fait inopportun de dédoubler les institutions existantes et de se priver du capital de compétences et d’expériences qu’elles ont accumulé.

Un dernier mot ou plaidoyer pour un développement de l’agriculture de montagne. Redonnons à l’agriculture de montagne les moyens pour être réhabilitée dans une approche multisectorielle (de développement rural), car c’est là aussi que nous disposons de gisements de ressources naturelles (eau et sols) insuffisamment exploitées (ou à exploiter de manière plus rationnelle), d’une paysannerie et de ménages ruraux maitrisant leurs terroirs, les semences locales sélectionnés par des générations de fellahs, disposant de précieux savoirs et savoirs-faire.

La crise sanitaire actuelle à démontré les capacités d’adaptation de cette agriculture qui a été mise au service de la sécurité alimentaire des ménages ruraux, de ses territoires, et est venu aider des ménages les plus pauvres par la distribution de fruits et légumes (voir article de N. Grim Sécurité alimentaire : L’enjeu capital de l’agriculture de montagne en cas de crise El Watan du 30 avril 2020). Cette voie est certes moins spectaculaire que celle de l’agriculture construite sur l’illusoire Eldorado qui est l’horizon des décideurs (l’on oublie lorsqu’on évoque la sun-belt américaine la destruction des terres de l’Arizona et la pollution du Colorado, l’on feint d’ignorer que la Californie ne ressemble en rien à Biskra ou Adrar) ; cette voie doit être plus sérieusement explorée car elle est plus apte à assurer la durabilité des ressources et le bien-être des populations locales.

O.B.