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Economie politique du pillage des terres agricoles
mardi 18 juin 2019, par
Par Omar Bessaoud, économiste
L’ex-wali d’El Bayedh et l’Office National des Terres Agricoles (ONTA) ont pris tout récemment la décision d’annuler une concession de terres accordée à Ali Haddad d’une superficie de 50 000 ha. Plus récemment des citoyens de Blida ont dénoncé auprès du wali les attributions abusives de terres à des clients du régime et réclamé leur restitution. Les scandales liés au détournement du foncier ou d’attributions en violation des lois du pays révèlent à l’opinion publique l’une des sources d’enrichissement illégitime de nombreux affairistes et des appétits sans limites d’une classe de prédateurs aidés en cela par l’Etat makhzénien.
La liste des hommes d’affaires qui ont bénéficié des largesses des autorités publiques et des institutions publiques (services agricoles, ONTA) dans cette région du pays est longue, car de nombreuses mesures foncières –prises au prétexte de la réalisation de « projets structurants » selon l’expression du ministère de l’Agriculture- ont facilité ces quasi-acquisitions. Un projet de privatisation des terres arch, dont la superficie est aujourd’hui estimée entre 2 à 2,5 millions d’hectares, est échafaudé. Un groupe de travail a été mis en place l’automne 2018 avec le ministère de l’Intérieur pour enquêter sur les exploitants de ces terres, « afin de les sécuriser et doter ses occupants par des actes administratifs ».
Pour n’évoquer que le cas de la wilaya d’El Bayedh, rappelons que plus de 360 000 ha de terres qui ont le statut de arch auraient été délimités pour être redistribués à des affairistes influents parmi lesquels – et la liste n’est pas exhaustive - le groupe de Abdelmalek Sahraoui (bénéficiaire de 18 000 ha), le fils Tahkout (à qui l’on vient de reprendre les 8 000 ha concédés), le groupe Lachheb (35 000 ha), et Sami Agli (actuel candidat à la présidence du FCE concessionnaire de 5 000 ha) …
Le compromis historique qui date de l’ère coloniale (sénatus consulte de 1863), était que même si ces terres sont toujours classées dans le domaine de l’Etat, les droits historiques de possession sont exercés par les tribus locales, et la coutume en vigueur était que les attributions individuelles se réalisaient avec l’assentiment des représentants des communautés rurales locales. Ces concessions à grande échelle aux milieux d’affaires nous rappellent celles que Napoléon III et le IIème Empire (1850-1870) avait accordé en 1865 à de riches entrepreneurs, aux banques et autres sociétés financières. Près de 350 000 ha avaient ainsi été distribués et livrés à la spéculation : concession de 25 000 ha à la société française de l’Habra et de la Macta, de 100 000 ha localisés pour l’essentiel dans l’est du pays, vastes concessions de terres du domaine de l’Etat à l’ouest …
Les cas d’attributions de terres de l’Etat à des entrepreneurs nationaux que nous venons d’évoquer ne sont pas isolés. Tous les nouveaux riches (affairistes, commerçants, grands propriétaires, industriels, dignitaires et clients du système) se sont empressés, au cours de ces quatre dernières décennies, soit de racheter à des bénéficiaires souvent démunis de moyens, les actifs fonciers attribués par l’Etat, soit ont bénéficié de concessions foncières du pays à la faveur des mesures foncières adoptés par les différents gouvernements depuis la présidence Chadli … La réforme agricole de 1987 a été le prélude au détournement du foncier hérité de la colonisation : rappelons-nous la publication en 1990 par El-Moudjahid, et ceci à l’initiative du gouvernement Hamrouche, des listes des attributions illégales de terres. De très nombreux scandales ont depuis lors jalonné l’histoire foncière du pays. Rappelons à titre d’exemple, les attributions d’assiettes foncières par les responsables élus du FIS en 1990 qui ont effacé du paysage agricole le périmètre irrigué du Hamiz à l’est d’Alger.
L’histoire du foncier rural algérien est riche d’épisodes où l’accumulation des richesses matérielles et où l’accaparement des terres se sont réalisés dans un climat de violence politique et sociale extrême. C’est par exemple, au cours des années 1990 que l’on a observé une accélération des processus d’accaparement des terres agricoles de l’Etat. La terre changera de mains à la faveur de la décomposition des collectifs ouvriers, et toutes les réformes agricoles (loi 87/19 et la loi foncière 90/25 de décembre 1990 pour laquelle le FIS avait beaucoup milité) ont été favorables à l’émergence d’investisseurs privés mieux dotés en capitaux (monétaire, physique ou social) et bien mieux insérés aux marchés des produits agricoles (souvent spéculatifs) que la majorité des fellahs.
Les fortes pressions exercées par certains industriels relayés par des réseaux politiques influents ont souvent brisé les résistances des collectifs ouvriers des exploitations agricoles collectives et des exploitations agricoles individuelles (EAC/EAI), disqualifiées par les banques dans l’accès aux crédits, les actes administratifs établis ne présentant pas une garantie suffisante à leurs yeux*. De nombreux attributaires se sont vu ainsi proposer des millions (de 200 millions de centimes à 1 milliard en Mitidja) pour la cession des actifs fonciers qui leur avait été attribués par l’Etat. Les quelques enquêtes instruites par les services de l’Etat, à l’instar de l’IGF (inspection générale des Finances), ou de la Cour des Comptes ont attesté de ces pratiques totalement illégales.
Nous citerons pour mémoire, l’affaire du domaine Bouchaoui (que la presse avait évoquée en 2006), où l’enquête de la gendarmerie nationale décrivait les pratiques d’industriels puissants, dans l’accaparement de parcelles agricoles d’EAC en violation même des textes régissant la cession des droits d’exploitation des terres du domaine privé de l’Etat. Un groupe immobilier - celui du richissime homme d’affaires libanais Hariri s’était même porté candidat pour acquérir des terres agricoles de ce domaine dans le but de réaliser un projet immobilier ; on affectera ces terres à un projet national réalisé par le directeur de la Société d’Investissement Hôtelier (Club des Pins).
Que reste-il aujourd’hui du domaine Bouchaoui, l’un des premiers domaines autogérés créé sur les terres du colon Borgeaud, et qui fut un symbole de la colonisation des terres algériennes … Si le vent libérateur qui soufflait en 1962 avait permis aux ouvriers agricoles d’accomplir la tâche historique de transférer au jeune Etat national en voie d’installation les terres coloniales spoliées au peuple algérien et à la paysannerie, des vents contraires portés par le climat libéral des années 1990 auront eu raison de cette période. « Les capitalistes qui rôdent autour des agriculteurs ont déjà acheté locaux, étables et bâtisses en tout genre. Ils louent leurs terres à l’année et achètent à l’avance les productions. Ils sont largement entrés dans les territoires des exploitations de l’ancien domaine autogéré » témoignait un ouvrier agricole d’une EAC à un journaliste d’investigation …
Le bilan de ces pratiques d’accaparement reste à établir : que sont devenus par exemple les actifs fonciers (ne parlons pas des actifs économiques) des centaines de coopératives communales de services, des offices nationaux (terrain et hangars des Offices des fruits et légumes, l’Office du matériel agricole … et des autres SAP) dissous sans fondements juridiques et effacés définitivement du paysage agricole ? Quel bilan peut-on faire de toutes les mesures liées à l’accession de la propriété foncière agricole (APFA) qui date faut-il le rappeler de 1983 (il y a donc plus de 35 ans), et quels sont les résultats des grandes exploitations modèles créées à cette époque et équipées de forages, de pivots, très souvent soutenus à coup de subventions publiques et qui nous promettait un nouvel Eldorado ? La nation s’est-elle enrichie et a-t-elle gagné en termes de sécurité alimentaire, et la population achète-elle moins cher les fruits et légumes produits sur ces nouveaux périmètres ? Quels sont les groupes qui contrôlent aujourd’hui les actifs fonciers agricoles de l’Etat plus de cinquante ans après la récupération des terres coloniales ?
Le bilan provisoire que l’on peut établir est que si l’offre agricole (de lait, de céréales, de fruits ou de légumes) est aujourd’hui plus abondante, cela résulte essentiellement du travail de centaines de milliers de producteurs agricoles familiaux de petite et moyenne échelle, et de l’effort de familles paysannes de toutes les régions du pays, qui ont su mobiliser leurs ressources, et tirer profit d’investissements publics inédits dans l’histoire agricole du pays (dans le domaine de l’irrigation agricole et la mise en valeur des terres, de l’équipement en matériels, de l’approvisionnement en intrants agricoles, de l’encadrement technique…). Avec les multiples fonds crées dans le cadre du Programme national de développement agricole au début des années 2000, le secteur agricole a été comme on sait, l’un des premiers secteurs économique à bénéficier des plans de relance de l’économie nationale - plus de 500 millions de dollars/an entre 2000 et 2007, et plus de 1,5 milliards de dollars/an sur la période quinquennale 2010-2014.
Les grands concessionnaires ont quant à eux été davantage intéressés par la rentabilité financière (qui est fondée sur l’intérêt privé et non sur l’intérêt général) d’une agriculture de mieux en mieux dotée en ressources (eau et terre, capital, matériel) et fortement motivés par la conquête des marchés (national et étranger) ; ils ont combiné dans leurs stratégies d’expansion, mobilisation des fonds publics, fonds privés et fait valoir un partenariat technique étranger, qui s’est révélé très souvent défaillant.
Comme l’évoquait la presse en novembre 2016, la concession agricole était devenue, « après l’importation, le commerce des grandes-surfaces, l’immobilier ou le BTP », le « nouveau business juteux des dirigeants algériens ». Ils se sont porté candidats à la concession de terres dans le cadre de la mise en valeur mais aussi au partenariat public-privé qui a concerné, non seulement les terres des EAC, mais aussi et surtout les terres des fermes pilotes, terres qui sont comme tout le monde le sait, les terres les mieux situées et les plus fertiles du pays. Les principaux partenaires algériens identifiés dans le cadre de ce partenariat public-privé sont pour leur majorité des groupes de l’agro-alimentaire (Sim de Blida, Sarl Hodna Lait, Cevi-Agro Alger, Laacheb de Blida, la Société Tifralait, le groupe Safruit …), ou des « professionnels » impliqués dans le développement de filières agricoles, des commerçants, des propriétaires de biens immobiliers ou des hommes politiques. Certains hommes d’affaires se sont même vu attribuer plusieurs fermes pilotes (de 100 ha en irrigués dans la plaine de la Mitidja à près de 1000 ha dans d’autres régions agricoles du pays), en violation des règles et lois agricoles du pays. L’on connaît le sort politique qui a été réservé à l’ancien premier ministre Tebboune qui avait décidé en juin 2017 de remettre en question les décisions de l’ancien premier ministre Sellal, d’attribuer les terres de fermes pilotes, au profit de ces hommes d’affaires alliés du système, voire d’autoriser des sociétés étrangères à bénéficier de ce partenariat …
A quoi donc aura servi la lutte engagé par le peuple algérien pour recouvrer sa souveraineté et récupérer en 1962 des terres spoliées par le colonisateur, pour les transférer un demi-siècle après à d’autres « colonisateurs » … ?
L’accès à la rente foncière était ouvertement mis au service d’une rente politique et l’on est loin ici des formes d’alliance politique avec la paysannerie que le mouvement national avait su tisser au cours de l’histoire récente pour libérer le pays de l’oppression et de l’exploitation coloniale.
Le partenariat public-privé et l’attribution de grandes concessions aux investisseurs privés ont donc été autant de mécanismes qui ont contribué à transformer les conditions d’accès à la terre ; ils sont à l’origine d’un ordre foncier qui a été mis au service de groupes qui ne sont pas des « gens de terre » (pour reprendre une expression de Jacques Berque), et donc non seulement injuste socialement, mais aussi inefficace sur le plan économique.
Face aux changements climatiques qui se profilent, cet ordre foncier menace par ailleurs, gravement des ressources naturelles, objet aujourd’hui d’une exploitation minière, car comme dans tous les secteurs où l’Etat cède des actifs naturels, ou distribue généreusement des soutiens financiers, aucun instrument ne permet de contrôler efficacement l’usage réel qui est fait des communs ou des ressource foncières partagées.
Le mouvement en cours dans notre pays et la dénonciation de la corruption et du pillage de nos ressources qu’il développe (« klitou lebled ya serrakine ») concernent aussi la terre et l’eau qui sont des patrimoines naturels que la nation partage. La question de la préservation de ces ressources naturelles est d’une importance vitale pour l’avenir du pays (sa sécurité et souveraineté alimentaire, l’emploi, le développement des territoires ruraux…). Il est temps de mettre fin à ce pillage, à la dégradation de nos ressources, et de renouer avec les aspirations historiques d’un peuple qui a libéré le pays du système colonial, et qui exprime aujourd’hui sa fidélité à nos martyrs, peuple qui s’est mobilisé pour garder le contrôle des terres des colons après l’indépendance.
Le message profond que le mouvement en cours nous invite à entendre, est que ces terres algériennes spoliées par le système colonial ne doivent aucunement être de nouveau confisquées par un système politique et économique fondé lui également, à la fois sur l’appropriation individuelle, et à grande échelle, des terres qui appartiennent à la nation entière, et sur la confiscation des droits historiques des communautés rurales du pays et sur l’exploitation du travail paysan.
* NdR : Par contre, ces mêmes banques ne demandaient aucune garantie sérieuse pour accorder des crédits aux affairistes qui prenaient en location les terres des EAC/EAI que celles-ci étaient mises dans l’impossibilité d’exploiter elles-mêmes. Bien que la pratique des sous-locations soit interdite par la loi, les banques publiques ferment les yeux.