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LA RENTREE 1962 : Mesdames Alleg, Audin, Djamila Amrane, le lycée Pasteur et les autres…
lundi 31 octobre 2016, par
L’été 62 a été festif, libératoire, la liesse a été immense ; dans la capitale on a même dansé le twist au bas de certains immeubles et la rentrée des classes a été particulière, exaltante, fiévreuse. Avec les attentats de l’OAS, nous étions confinés dans nos quartiers, nos sorties se résumaient à aller chercher le pain avec des bons alimentaires distribués par le FLN qui avait quadrillé certains quartiers et, pour des raisons exceptionnelles, un convoi organisé par les « frères » sortait de nuit à Belcourt pour des soins d’urgence.
Fin juillet, nos mères, nos tantes, se sont dévoilées et c’est en masse que nous, les jeunes filles algériennes, avons envahi l’espace scolaire ; on n’était plus trois ou quatre « indigènes » perdues en classe mais une multitude, et cette multitude était à la fête, une véritable déferlante. L’ambiance au Lycée Pasteur était détonante ; celles qui étaient restées coincées dans les collèges français de quartier qui survivaient encore (le collège Caussemille, par exemple, à Belcourt) l’ont rejoint très vite. L’attente était grande et la surprise immense !
Nous étions fascinées par ce que nous découvrions : un corps enseignant hors du commun, une liberté d’échange extraordinaire avec des maquisardes, des poseuses de bombe, des porteurs de valise, des poétesses, des femmes de… mais pas seulement – étonnées par leur jeunesse, par leurs actions. Ces personnages, ces héros et ces héroïnes, sortis tout simplement d’une page d’Histoire bruyante, fracassante, dure, nous ont encadrées fraternellement, se sont donnés à fond à ce nouveau métier qu’ils embrassaient, nous enseignant en totale liberté, sans aucun filet pédagogique, sans académisme. Le contact, l’atmosphère, l’émotion, l’aide, l’écoute ont été leurs armes principales dans un lycée bouillonnant avec des jeunes filles avides de tout, principalement de libertés. Ça a été très dur d’être à leur hauteur ; tout le lycée bruissait de l’histoire du pays, de leur Histoire qui se répandait dans la classe, hors de la classe, au réfectoire, un peu partout et même dans nos premiers salons de thé – juste à côté.
Nous étions pressées de tout apprendre – une guerre de sept ans, c’est long – admiratives devant leurs souffrances tues et ils étaient si ouverts, si accessibles, si humains – infatigables face à nos interrogations.
Avec nous ils ont continué leurs combats ; ils ne se sont pas contentés de transmettre des programmes de maths, de géographie…, avec nous ils n’ont ni annoné, ni récité, ils nous ont accompagnées, sont devenus compagnons de route pour une « Algérie nouvelle » pleine d’espérances.
Ils nous ont ouvert les yeux par un enseignement global, transcendant les frontières entre le dedans et le dehors, entre élèves et profs. Ils savaient qu’ils pouvaient compter sur notre respect et par leur implication absolue ils nous ont communiqué leur rêve d’Algérie, cette Algérie pour laquelle ils s’étaient battus, nous la faisant aimer à mort.
Une jeune femme à l’allure frêle, au visage lisse, d’une douceur ineffable a construit devant nos yeux ébahis notre Histoire, la forgeant pas à pas. De l’Etoile Nord Africaine, du Congrès de la Soummam, de la frontière tunisienne et des barbelés de la ligne morice, de Sakiet Sidi Youcef et de ses martyrs, du GPRA jusqu’à l’Indépendance, elle la déroula avec une petite voix ténue mais têtue. Elle nous la chuchota presque et avec elle nous n’ignorions plus rien du maquis, des oueds à traverser, des longues marches vers la frontière, du travail pénible des infirmières qui osèrent braver les interdits, des mechtas brûlées, du terrible déplacement de nos populations.
Djamila Amrane, nom de guerre pour Danièle Mine, la poseuse de bombes traduite à 18 ans devant les tribunaux coloniaux, qui sortait tout juste des geôles de l’occupant, prisonnière à Pau dès 1957, libérée en vertu des accords d’Evian en 1962, première prof d’histoire de nationalité algérienne, nous enflamma et nous entrâmes avec elle dans cette guerre de 7 ans. Nous avons eu cet honneur, cette primauté et ce privilège ! Poétesse de surcroît, nous découvrions les « Bokalates » et toute la poésie des Algériennes [1]. Comme Kateb Yacine, c’est en prison qu’elle a eu ses premières illuminations poétiques.
Ecoutez-la chanter La Bokala, quel cadeau nous eûmes !
J’ai ramené la boqala du puitsChaque goutte qui en tombaitPortait le nom d’un frère tuéJe l’ai ramenée toute ruisselante à la maisonL’eau en était fraîche et parfumée[…]Ô mes sœurs, mon âme est en peine, qui dira la boqala suivante ?Combien est jolie la colombeEnlevée de sa cage !Dis-moi, ô colombe,Qui t’a donné de l’eauLorsque tu étais là-haut,Là-haut dans nos montagnes ?Ô ma mère il n’y a plus d’oppressionEt nous sommes, ô gens, mieux que nous n’étionsQui t’a donné des graines, lorsque tu étais en peine ?Slimane, blessé, tu es mort, car nous ne pouvions pas te soigner[…]Non mes sœurs je ne suis pas guérieJ’ai ramené la boqala du puitsChaque goutte qui en tombaitPortait le nom d’un frère tuéEt chacune de ces gouttesM’a brûlée pour toujours.
Par elle, le premier recueil de poèmes algériens « Espoir et Parole », édité par Seghers dès 1963, a circulé de main en main, de classe en classe. Nous découvrions ainsi Jean Sénac, Anna Greki, Djamel Amrani, tous ceux qui par le verbe et la poésie sont chanté l’Algérie.
Djamila Amrane ne fut pas seulement notre initiatrice en histoire ; avec une nouvelle géographie elle nous a fait rêver, nous rendant un territoire où nous n’avions jamais voyagé. Du Djurdjura aux Aurès, du Mzab aux oasis de Biskra, du désert et de ses séguias où nous nous enfoncions toujours plus loin vers Timimoun, Adrar à la découverte de notre africanité, devant nos yeux surpris de tant d’immensité, elle nous balada, nous urbaines enfermées dans nos quartiers, qui n’avions jamais connu ni promenade, ni pique-nique, ni baignade dans la baie de Matarès (Tipasa) – joies réservées. Avec elle, nous franchîmes – comme des maquisardes ou comme certaines aventurières – les oueds jusqu’à la frontière tunisienne. Elle était très précise, patiente devant nos ignorances. Ce ne fut pas un simple cours de géographie, elle ne fut pas un prof banal, elle nous fit un cadeau précieux, nous offrant en dot un trésor – enfin nous avions un Bled, des racines et des richesses incroyables.
Apprendre les mathématiques avec Madame Audin n’a pas été chose facile, nous étions une classe de lettres, des jeunes filles un peu dissipées, les yeux tournés vers l’extérieur, un monde nouveau plein de libertés et de plus les mathématiques n’étaient pas notre fort. Nous étions tout simplement bouleversées qu’elle soit là – étonnamment présente – indulgente. Nous ne savions comment la remercier d’être là ; algèbre et géométrie dans l’espace passaient au-dessus de nos têtes mais elle fut pleine d’exigence ; je pense que nous apprîmes quelques équations un peu pour lui faire plaisir, c’était la seule offrande possible.
Elle nous tança souvent – voyant comment certaines d’entre nous s’étaient jetées dans l’activisme – cherchant à écarter de nos peaux le piège du romantisme révolutionnaire. Bien sûr nous lisions « Les Romantiques » de Nazim Hikmet et nous avions connu son histoire, celle de son mari Maurice Audin « suicidé » lors d’un interrogatoire quand « La Question » d’Henri Alleg nous tomba entre les mains. C’était une enseignante pleine de fermeté, et auprès d’elle, face à son histoire, nous avions acquis une certaine maturité ; elle nous disciplina et face à son courage, à son abnégation, à cet incroyable dépassement de soi, nous devenions des jeunes filles très sages.
Gilberte Alleg fit plus que nous apprendre l’anglais. C’est elle qui a formé à l’intérieur de sa classe la première Brigade de volontariat féminine ! Avec elle, nous sommes rentrées dans l’action ; un jour, elle nous a proposé de consacrer notre après-midi de « récré » à aller remplir les dossiers de veuves de chouhadas, à les mettre à jour pour qu’elles puissent toucher leur maigre pension. Imaginez notre sidération ! Elle trouva les mots pour nous convaincre de lâcher nos après-midis consacrés à nos premières amours cinéphiles et autres…
Elle mobilisa un car, organisa pratiquement tout et nous fûmes quelques-unes, pour ne pas dire très peu, au premier rendez-vous qui nous mena à Chateauneuf (El Biar) au Ministère des Anciens Moudjahidines ! Elle vit notre déception face à ce peu d’enthousiasme, à ce peu de mobilisation et nous tint un discours d’encouragement qui en disait long sur les « commencements difficiles ».
Nous avons été beaucoup plus nombreuses la deuxième fois et elle a su nous transformer en recruteuses émérites, opiniâtres ! On parcourait tous les coins du lycée pour trouver des lycéennes prêtes à renoncer à leurs premières surboums, à leurs premiers salons de thé, à leurs séances de cinéma d’art et d’essai clandestins, pour se joindre à nous. Grâce à elle, le brassage social a pu se faire. Des jeunes filles issues de tous les milieux sociaux – des quartiers populaires comme des quartiers plus huppés – montèrent dans les cars surchauffés d’ambiance, apportant une contribution précieuse. Au fil des semaines, les piles de dossiers diminuèrent, grâce à Mme Gilberte Alleg, des montagnes de dossiers furent liquidées.
Ce volontariat qu’elle initia ne s’arrêta pas là, il prit d’autres formes : une vraie solidarité circulait dans ce lycée. Des soirées « militantes » ont été organisées plusieurs fois, par exemple en faveur des victimes de tremblement de terre, des actions ponctuelles où chant, danse, théâtre, poésie, furent joués ; des troupes même furent montées – danse folklorique avec Naïma O. en danseuse kabyle, « La dévoilée », ce poème qui nous allait si bien, scandé maintes fois par une « titi algérienne ». Et par là même nous faisions circuler une nouvelle culture, la faisions entendre, rendant hommage à tous et à toutes, à celles et à ceux qui osèrent franchir les barrières. Par l’exemple, de toutes jeunes filles et de tous jeunes garçons devinrent de nouveaux « collecteurs de fonds », il a fallu trouver des « trésoriers », des « organisateurs », des chefs et la jonction s’opéra tout naturellement avec les élèves du lycée de garçons Emir Abdelkader. Nourredine S. et Moncef Benouiniche furent des chefs de file hors pair. Avec eux, nous inventions une nouvelle façon d’être ensemble ; une mixité nouvelle inédite s’affichait autour de la programmation, de l’organisation donnant naissance à une créativité artistique, accouchant de nouveaux metteurs en scène, de nouveaux écrivains, de nouveaux poètes…
Les enseignants nous ont toujours suivis, ils étaient nos interlocuteurs privilégiés, nos conseillers… véritables compagnes et compagnons de route, comme Alfred Strich, comme Lazreg, qui assistèrent à nos « spectacles », véritables « agents de liaison » avec les familles, les rassurant, se transformant en fins diplomates quand une élève se trouvait en difficulté avec la sienne, nous appuyant de toutes leurs forces, en état de connivence avec une administration (Mme Hammad fut un proviseur d’exception) devenue « complice » de nos sorties et de nos découvertes (des excursions furent organisées par le Comité de l’Union des Lycéens (UNLCA) et nous avions pu ainsi découvrir Tipasa, ses ruines romaines, Chréa, circuler sur de nouveaux territoires, les routes s’ouvraient à nous.
Quelques mois plus tard – fières de ce lignage – en véritables héritières, nous nous sommes engagées avec d’autres jeunes filles des lycées Frantz Fanon, Ourida Meddad, Hassiba Ben Bouali, dans le premier Chantier National de Volontariat féminin, lancé à Colomb Bechar pour une campagne anti-trachome.
Citadines, nous découvrions le train, Aïn Séfra, et loin de tout exotisme la misère terrible du Sud, le dénuement de la population de Kenadsa, d’Abadla, de Bidonville [2]. L’Armada que nous formions, encadrée par des médecins de l’OMS, fut frappée de stupeur devant les hordes en guenilles, les yeux aveugles, purulents, les enfants pieds nus. Le choc fut rude, la situation intenable, insupportable face à une misère effroyable, violente, sans nom ; une Algérie oubliée se dévoilait devant nous, il y eut des larmes, les habitantes couchées à même le sol, palpaient nos vêtements. Nous étions désarmées, l’OMS nous demandait de distribuer les tubes anti-trachome et de faire la démonstration du soin. Décharnés, femmes, enfants et vieillards réclamaient de la nourriture, l’OMS nous avait seulement donné des farines pour bébés. La distribution fut lourde, il fallait montrer aux mères comment la préparer… Les organisateurs avaient oublié d’apporter « les instruments de cuisine… », il n’y avait rien ! Toute demande était incongrue, on a touillé avec des bouts de branches terreuses. Le soir, beaucoup de jeunes filles s’effondrèrent, des discussions durèrent tard le soir, et la nuit fut moins légère.
Dans cet état de désastre, le Wali de cette époque a organisé une réception bien achalandée pour nous, pour les médecins internationaux, pour les photographes de presse, pour la télé algérienne, pour les journalistes algériens. Mal lui en prit, beaucoup de jeunes filles prirent le micro tendu et crièrent leur colère ; de jeunes lycéennes à peine âgées pour certaines de 15 ans ont exprimé leur révolte, s’offusquant d’une telle politique d’abandon des populations du Sud, la dénonçant. Nous étions toutes très en colère, nous entrâmes en rébellion [3] – grâce à vous, à vos leçons, nous fûmes des « indignées ».
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Ouahiba Hamouda
29.10.16
[1] Djamila Amrane a eu le premier prix « Jeune Afrique » de la poésie en 1962.
[2] Nous fûmes stupéfaites par cette dénomination, Colomb Béchar bien sûr n’avait pas de réserves pétrolières…
[3] Au retour beaucoup de jeunes filles se mobilisèrent autrement « hors les murs » du lycée, se mêlant en profondeur à la vie de leur pays.