Discours de Kateb Yacine au Congrès de l’ULAC en 1967

lundi 2 novembre 2009
par  Alger républicain

« Mourir ainsi c’est vivre »...

« Kateb Yacine, dans sa démarche d’homme de théâtre, d’écrivain-journaliste, de militant engagé et d’humaniste, voulait intégrer le petit peuple dans son histoire. Il voulait aussi que ce petit peuple pour lequel il vouait une réelle tendresse soit impliqué et prenne conscience de l’histoire et des préoccupations des autres peuples … Kateb Yacine était un homme de vérité. »
Ziani Chérif Ayad, le « Soir d’Algérie » du 27 octobre 2009.

Responsable de la compagnie de théâtre Gosto et organisateur des Premières rencontres en hommage ? Kateb Yacine, Ziani Chérif Ayad a décrit en quelques mots lumineux l’œuvre de l’écrivain génial, disparu il y a vingt ans, et le sens du combat qu’il a mené toute sa vie.
Kateb Yacine était un écrivain engagé au sens plein du terme. Pas seulement parce qu’il avait adhéré au parti communiste algérien en 1947, écrit dans Alger républicain et maintenu des rapports étroits avec les communistes jusqu’ ? sa mort.

Dans le style littéraire qu’il a développé et prolongé par un effort remarquable pour valoriser l’arabe parlé au théâtre, Kateb Yacine s’était attaché ? ne jamais dissocier la forme du contenu. Et ce contenu bruissait des luttes du peuple algérien, des souffrances, des batailles et des espoirs des exploités.
De nombreux écrivains algériens se sont distingués ces dernières années ? travers leurs écrits par leur participation au combat contre l’obscurantisme, mais très peu d’entre eux font l’effort de remonter jusqu’aux racines sociale, politiques et idéologiques de classe de cette conception rétrograde du monde.

Au contraire de ces démarches intellectuelles qui ne vont pas jusqu’ ? dénoncer la domination de la bourgeoisie, Kateb Yacine s’était fait un devoir, dès ses premières œuvres, de mettre ? nu les liens entre l’instrumentalisation de la chape religieuses et l’influence des puissances d’argent veillant ? étouffer dans l’œuf l’éclosion d’une conscience sociale qui remettrait en cause leur domination.
Dans ce discours que Kateb a prononcé en 1968 devant les congressistes de l’Union locale d’Alger-centre (UGTA), l’écrivain de talent a affirmé avec force ses convictions socialistes et ses prises de position pour l’affranchissement des exploités de la domination. Il ne les reniera jamais.

Avec beaucoup de pertinence et de sens de l’observation, affinés au contact de ses amis politiques et des travailleurs, l’écrivain perçoit dans les pratiques et l’hégémonie de franges entières du régime de l’époque, les germes d’un système qui finira par tourner complètement le dos 10 ans plus tard aux classes laborieuses et ? leur espoir dans l’avènement d’un monde meilleur.

AR

INTERVENTION DE KATEB YACINE
AU CONGRÈS DE L’UNION LOCALE
D’ALGER CENTRE -
29 JUIN 1968

Kateb Yacine

Un jour, dans un douar, deux bourgeois algériens montent dans leur voiture, et la crue d’un oued les surprend sur la route. Ils descendent, examinent le capot, et, n’y trouvant rien, concluent que le moteur a été emporté par l’oued. A cet instant arrive un travailleur. Les voyant en difficulté, il leur dit : « Qu’est-ce que vous fabriquez devant ? Le moteur est ? l’arrière. » Beaucoup de responsables sont ? cette image, ils n’ont pas encore compris que le moteur est a l’arrière : le moteur, c’est le peuple. On ne peut créer ni syndicat, ni parti sans y associer le peuple. Les travailleurs ne doivent pas seulement participer aux entreprises, ils doivent les diriger, et se charger totalement de leur fonctionnement.

Il n’y a pas de différence entre les travailleurs manuels et intellectuels. C’est en jouant avec ses mains que notre ancêtre, le singe, a commencé ? travailler, et s’est aperçu qu’il était un homme. La conscience politique supprime tout écart entre la classe ouvrière et ceux qu’on appelle les intellectuels. Il faut en finir avec les tabous, il faut abattre les idoles, et montrer les réalités telles qu’elles sont. La révolution de la terre autour du soleil est une chose naturelle. La révolution, c’est le mouvement physique de l’univers, et c’est aussi le mouvement des peuples, des sociétés, des hommes du monde entier. La vérité est simple, la révolution ne s’arrête jamais, les problèmes ont des solutions.

Votre Congrès a des échos au sein du peuple, malgré le silence d’une certaine presse, dite nationale. C’est toujours la même histoire : ce sont les bourgeois qui ne savent pas où se trouve le moteur, ce sont les bureaucrates qui ignorent les phénomènes profonds du pays. Par exemple, il y a un an, la presse et la radio ont ignoré la grève de chez Philips, de la même façon qu’on a passé sous silence d’importantes actions de la classe ouvrière. Il faut en finir avec le mensonge. Nous ne sommes pas contre l’État ; cependant, dans la mesure où il nous appartient, nous sommes libres de le construire, mais libres aussi de le détruire s’il cesse de servir les intérêts du peuple. Tous ceux qui veulent ruser avec le mouvement naturel du monde, le mouvement profond des masses populaires, sont condamnés ? se tromper.
Mao Tsé-toung dit : « Celui qui soulève une pierre plus lourde que lui la verra retomber sur ses pieds. »

En Algérie, la lutte des classes doit être ? la base du concept même de la nation. Depuis la naissance du F.L.N., on connaît une certaine méfiance ? l’égard de l’ouvrier, de l’intellectuel, de la femme, du jeune. Des criminels, des bourgeois en puissance ont dénaturé le mouvement de libération ; ils ont déçu le peuple. En montrant au grand jour, dès l’Indépendance, leurs sordides divisions internes, ils ont trahi la révolution avant son premier terme. La base a la volonté profonde de vivre, et de s’occuper elle-même de ses affaires.

Les dirigeants bureaucratiques corrompus, craignant cette volonté, y opposent un rempart qu’ils appellent Parti, ou bien État. C’est en réalité un rempart de la réaction qui tend ? éviter que les problèmes idéologiques soient posés. Alors, on a voulu que le socialisme algérien soit bâtard, on a mis la religion, puis le nationalisme en avant. Après avoir décapité le Parti, on a décapité le syndicat, le mouvement intellectuel, et on a tenté la même chose avec le mouvement étudiant. Mais on ne peut décapiter tout un peuple. Ceux qui s’opposent au peuple, ? ses aspirations, ? son progrès et ? son mouvement naturel, sont condamnés ? se casser les dents.

Il est scandaleux qu’un mouvement syndical ne puisse pas avoir un organe d’expression, dans ce pays où on peut acheter France-Soir. Mais les ennemis font bien de se démasquer dès maintenant.

Les années que nous avons perdues, en apparence, sont des années d’apprentissage douloureux, mais utile, car nous avons pu voir que ceux qui se drapaient sous les couleurs du nationalisme ne sont ni des patriotes, ni des socialistes, mais des saboteurs, des collaborateurs du colonialisme et de la bourgeoisie bureaucratique nationale. Les problèmes que vous rencontrez sont les mêmes que nous rencontrons, en tant qu’écrivains.

Il y a peu de temps, s’est tenu ? Alger un colloque de la culture. Le mot colloque est un mot bourgeois ; il signifie : réunion restreinte. On veut donc mettre la culture entre les mains de spécialistes pour la maintenir loin du peuple. De cette façon, ceux qui se révoltent contre le mensonge sont réduits au silence. Quant ? nous, face aux fantoches de l’Union des Écrivains, nous voyons un congrès. Le fait que vous ayez réussi ? faire votre congrès, que les frères cheminots aient pu tenir le leur, et que les étudiants aient rejeté toute tutelle, nous donne l’espoir que nous aussi, écrivains, hommes de culture, un jour nous pourrons nous exprimer. Il est nécessaire de démystifier la culture, l’acte d’écrire. Prenons par exemple de grands révolutionnaires comme Lénine ou Hô Chi Minh que signifie pour eux la culture.

Quand Lénine créa « L’Étincelle », le journal qui fut le précurseur de la Révolution d’Octobre il y fit s’exprimer des analphabètes. Ces gens qui ne savaient pas écrire, ou qui faisaient des fautes d’orthographe, avaient quelque chose ? dire. Peu importe la forme, le contenu seul est important. Donc pour faire un journal, il faut saisir la réalité sans tricher la perfection (la perfection n’existe pas. Dans la vie, les choses imparfaites sont les plus riches) et sans attendre la bénédiction d’en haut.

Les Chinois, au sein de la Révolution culturelle, expriment leurs idées, les reproduisent par tous les moyens même ? la main, et les font circuler. Ils ne se laissent pas enfermer dans le ghetto de l’expression officielle. L’acte de penser d’écrire ne doit pas être réservé ? une catégorie de gens, cela doit être le fait de tous II faut faire circuler les idées par n’importe quel moyen, machine ? écrire, ronéo, ? la main, de bouche ? oreille, et en faisant participer le maximum de gens.

Dans le domaine de la culture, du théâtre, de la littérature, nous devons abattre le phénomène hypocrite de la censure, l’ennemie de la vérité Si nous examinons la radio, les moyens d’information, la pseudo-culture de notre pays qui se veut socialiste, nous nous apercevons qu’ils sont envahis par des productions impérialistes : voyez les cinémas, les cabarets, les plages, le style de vie, la bourgeoisie qui se développe, la presse du cœur. la bêtise qu’on inculque ? notre peuple. Nous étions amoindris par cent trente ans de colonialisme et, jusqu’ ? présent, nous ne sommes pas nous-mêmes.

Un de nos graves problèmes est celui de la femme. Les femmes algériennes ne s’expriment pas. Ceux qui, en obligeant la femme ? se taire, amputent ainsi le pays de moitié, ont peur de ce que représente la force énorme du peuple algérien. Ils ont peur parce que l’Algérie représente, en Afrique, ce que le Viêt-Nam est en Asie. Ils profitent du fait que l’Algérie soit obligée de mener deux révolutions ? la fois pour semer la confusion.

Vous savez que le peuple vietnamien est un peuple frère. Nous avons mené la même lutte. Il y a quelques mois, j’ai eu occasion d’aller en R.D.V. et j’ai essayé de comprendre quelle était la force de nos frères vietnamiens, celle qui nous manque pour être le Viêt-Nam de l’Afrique. J’ai remarqué une chose très importante, au niveau des dirigeants : Hô Chi Minh, qui a passé la moitié de sa vie dans les maquis, mène une vie très effacée, il porte des sandales de caoutchouc, son train de vie est le même que celui de son peuple. Il donne depuis plus de trente ans, un tel exemple de militantisme que même les cadres ne peuvent succomber aux tentations d embourgeoisement. Hô Chi Minh anime la révolution de telle façon qu’on ne peut la trahir. Il est conscient que s’il existe un fossé, si petit soit-il, entre les cadres et le peuple, la révolution est en danger. Chez nous, ce fossé ne doit pas exister non plus.

Enfin je vous apporte le salut fraternel des travailleurs algériens en France puisque l’hémorragie de nos bras et de nos cerveaux continue. II y a longtemps que nous avions souligné les dangers de cette émigration La première chose ? faire, dans un pays socialiste, c’est de liquider le chômage. Les Vietnamiens l’on fait, les Chinois l’ont fait. II faut ? tout prix définir notre socialisme, de façon scientifique, et rappliquer rigoureusement, sous le contrôle des travailleurs

Je souhaite plein succès au 3e congrès de l’Union Locale d Alger Centre.

U.L.A C. ! U.L.A.C. ! U.L.A.C. ! A bas les koulaks ! (1).

Kateb Yacine

[Texte traduit de l’arabe parlé]

U.L.A.C.- Information |

45, rue Hassiba Ben Bouali, Alger

(1) On appelait koulaks, pendant la guerre civile, en Union soviétique, les propriétaires fonciers qui s’opposaient au socialisme ? la campagne.


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