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Quand les États-Unis détruisaient un pays pour le sauver Mémoires de feu en Corée du Nord

samedi 11 septembre 2010

Extraits d’un article publié par Le Monde Diplomatique, édition de décembre 2004.

Plutôt que d’une guerre « oubliée », mieux vaudrait parler, s’agissant de la guerre de Corée (1950-1953), d’une guerre inconnue. L’effet incroyablement destructeur des campagnes aériennes américaines contre la Corée du Nord – qui allèrent du largage continu et ? grande échelle de bombes incendiaires (essentiellement au napalm) aux menaces de recours aux armes nucléaires et chimiques [1] et à la destruction de gigantesques barrages nord-coréens dans la phase finale de la guerre – est indélébile. Ces faits sont toutefois peu connus, même des historiens, et les analyses de la presse sur le problème nucléaire nord-coréen ces dix dernières années n’en font jamais fait état.

(La Corée du Nord tenterait, sans raison, de s’équiper en armes de destruction massive, tandis que l’opposition de Washington à cette stratégie relèverait de l’innocence originelle. Pourtant, depuis les années 1940, les États-Unis ont eux-mêmes utilisé ou menacé d’utiliser ces armes en Asie du Nord-Est. Ils sont la seule puissance à avoir eu recours à la bombe atomique, et leur dissuasion repose sur la menace de les employer de nouveau en Corée.)

(...)

En 2003, j’ai participé à une conférence aux côtés d’anciens combattants américains de la guerre de Corée. Lors d’une discussion à propos du napalm, un survivant de la bataille du Réservoir de Changjin (Chosin, en japonais), qui avait perdu un œil et une partie de la jambe, affirma que cette arme était bel et bien ignoble, mais qu’elle « tombait sur les bonnes personnes ».

Les bonnes personnes ? Comme lorsqu’un bombardement toucha par erreur une douzaine de soldats américains :

« Tout autour de moi, les hommes étaient brûlés. Ils se roulaient dans la neige. Des hommes que je connaissais, avec qui j’avais marché et combattu, me suppliaient de leur tirer dessus... C’était terrible. Quand le napalm avait complètement brûlé la peau, elle se détachait en lambeaux du visage, des bras, des jambes... comme des chips de pommes de terre frites [2]. »

L’un des premiers ordres d’incendier des villes et des villages que j’ai trouvés dans les archives fut donné dans l’extrême sud-est de la Corée, pendant que des combats violents se déroulaient le long du périmètre de Pusan, début août 1950, alors que des milliers de guérilleros harcelaient les soldats américains. Le 6 août 1950, un officier américain donna l’ordre à l’armée de l’air « que soient oblitérées les villes suivantes » : Chongsong, Chinbo et Kusu-Dong. Des bombardiers stratégiques B-29 furent également mis à contribution pour des bombardements tactiques. Le 16 août, cinq formations de B-29 frappèrent une zone rectangulaire près du front qui comptait un grand nombre de villes et de villages, et créèrent un océan de feu en larguant des centaines de tonnes de napalm. Un ordre semblable fut émis le 20 août. Et le 26 août, on trouve dans ces mêmes archives la simple mention : « Onze villages incendiés [3] ».

La ville industrielle de Hungnam fut la cible d’une attaque majeure le 31 juillet 1950, au cours de laquelle 500 tonnes de bombes furent lâchées à travers les nuages. Les flammes s’élevèrent jusqu’à une centaine de mètres. L’armée américaine largua 625 tonnes de bombes sur la Corée du Nord le 12 août, un tonnage qui aurait requis une flotte de 250 B-17 pendant la seconde guerre mondiale. Fin août, les formations de B-29 déversaient 800 tonnes de bombes par jour sur le Nord [4]. Ce tonnage consistait en grande partie en napalm pur. De juin à fin octobre 1950, les B-29 déversèrent 3,2 millions de litres de napalm.

Au sein de l’armée de l’air américaine, certains se délectaient des vertus de cette arme relativement nouvelle, introduite à la fin de la précédente guerre, se riant des protestations communistes et fourvoyant la presse en parlant de « bombardements de précision ».

Larguer trente bombes atomiques ?

(L’entrée des Chinois dans le conflit provoqua une escalade immédiate de la campagne aérienne.)

A compter du début novembre 1950, le général MacArthur ordonna que la zone située entre le front et la frontière chinoise soit transformée en désert, que l’aviation détruise tous les « équipements, usines, villes et villages » sur des milliers de kilomètres carrés du territoire nord-coréen. Comme le rapporta un attaché militaire britannique auprès du quartier général de MacArthur, le général américain donna l’ordre de « détruire tous les moyens de communication, tous les équipements, usines, villes et villages » à l’exception des barrages de Najin, près de la frontière soviétique et de Yalu (épargnés pour ne pas provoquer Moscou et Pékin). « Cette destruction [devait] débuter à la frontière mandchoue et continuer vers le sud. »

Le 8 novembre 1950, 79 B-29 larguaient 550 tonnes de bombes incendiaires sur Sinuiju, « rayant de la carte ». Une semaine plus tard, un déluge de napalm s’abattait sur Hoeryong « dans le but de liquider l’endroit ».

Le 25 novembre, « une grande partie de la région du Nord-Ouest entre le Yalu et les lignes ennemies plus au sud (...) est plus ou moins en feu ». La zone allait bientôt devenir une « étendue déserte de terre brûlée [5] ».

(Tout cela se passait avant la grande offensive sino-coréenne qui chassa les forces de l’ONU du nord de la Corée).

Au début de l’attaque, les 14 et 15 décembre, l’aviation américaine lâcha au-dessus de Pyongyang 700 bombes de 500 livres, du napalm déversé par des avions de combat Mustang, et 175 tonnes de bombes de démolition à retardement qui atterrirent avec un bruit sourd et explosèrent ensuite, quand les gens tentèrent de sauver les morts des brasiers allumés par le napalm.

Début janvier, le général Ridgway ordonna de nouveau à l’aviation de frapper la capitale Pyongyang « dans le but de détruire la ville par le feu à l’aide de bombes incendiaires » (objectif qui fut accompli en deux temps, les 3 et 5 janvier 1951). A mesure que les Américains se retiraient au sud du 30e parallèle, la politique incendiaire de la terre brûlée se poursuivit : Uijongbu, Wonju et d’autres petites villes du Sud, dont l’ennemi se rapprochait, furent la proie des flammes [6].

L’aviation militaire tenta aussi de décapiter la direction nord-coréenne.

Au cours de l’hiver 1950-1951, Kim Il-sung et ses alliés les plus proches étaient revenus à leur point de départ des années 1930 et se terraient dans de profonds bunkers à Kanggye, près de la frontière mandchoue. Après trois mois de vaines recherches à la suite du débarquement d’Inch’on, les B-29 larguèrent des bombes « Tarzan » sur Kanggye. Il s’agissait d’une bombe nouvelle, énorme, de 12 000 livres, jamais utilisée auparavant. Mais ce n’était encore qu’un pétard à côté de l’arme incendiaire ultime, la bombe atomique.

Le 9 juillet 1950, deux semaines seulement après le début de la guerre, le général MacArthur envoya au général Ridgway un « message urgent » qui incita les chefs d’état-major (CEM) « à examiner s’il fallait ou non donner des bombes A à MacArthur ». …

(A ce stade de la guerre, toutefois, les chefs d’état-major rejetèrent l’usage de la bombe car les cibles suffisamment importantes pour nécessiter des armes nucléaires manquaient, ils redoutaient les réactions de l’opinion mondiale cinq ans après Hiroshima et ils s’attendaient que le cours de la guerre soit renversé par des moyens militaires classiques.

Quelques mois plus tard, le député Albert Gore (le père d’Al Gore, candidat démocrate malheureux en 2000), qui s’opposa par la suite à la guerre du Vietnam, déplorait que « la Corée [fasse] détruise peu à peu la virilité américaine » et suggérait de mettre fin à la guerre par « quelque chose de cataclysmique », à savoir une ceinture radioactive qui diviserait la péninsule coréenne en deux de façon permanente. Bien que le général Ridgway n’ait pas parlé de bombe au cobalt, après avoir succédé à MacArthur en tant que commandant américain en Corée, il renouvela en mai 1951 la demande formulée par son prédécesseur le 24 décembre, réclamant cette fois 38 bombes atomiques [7]. Cette demande ne fut pas acceptée.

Début avril 1951, les États-Unis furent à deux doigts d’utiliser des armes atomiques, (...)

Sans recourir aux « armes nouvelles », bien que le napalm ait été très nouveau à l’époque, l’offensive aérienne n’en a pas moins rasé la Corée du Nord et tué des millions de civils avant la fin de la guerre. Pendant trois années, les Nord-Coréens se sont trouvés face à la menace quotidienne d’être brûlés par le napalm : « On ne pouvait pas y échapper », m’a confié l’un eux en 1981. En 1952, pratiquement tout avait été complètement rasé dans le centre et le nord de la Corée. Les survivants vivaient dans des grottes. (...)

Au cours de la guerre, écrivit Conrad Crane, l’armée de l’air américaine « provoqua une destruction terrible dans toute la Corée du Nord. L’évaluation à l’armistice des dégâts provoqués par les bombardements révéla que sur les 22 villes principales du pays, 18 avaient été au moins à moitié anéanties. » Il ressortait d’un tableau établi par l’auteur que les grandes villes industrielles de Hamhung et de Hungnam avaient été détruites à 80 %-85 %, Sariwon à 95 %, Sinanju à 100 %, le port de Chinnamp’o à 80 % et Pyongyang à 75 %.
Un journaliste britannique décrivit l’un des milliers de villages anéantis comme « un monticule étendu de cendres violettes ». Le général William Dean, qui fut capturé après la bataille de Taejon, en juillet 1950, et emmené au Nord, déclara par la suite qu’il ne restait de la plupart des villes et des villages qu’il vit que « des gravats ou des ruines couvertes de neige ». Tous les Coréens qu’il rencontra, ou presque, avaient perdu un parent dans un bombardement [8]. Winston Churchill, vers la fin de la guerre, s’émut et déclara à Washington que, lorsque le napalm fut inventé à la fin de la seconde guerre mondiale, personne n’imaginait qu’on en « aspergerait » toute une population civile [9].

Bruce Cumings

Professeur d’histoire à l’université de Chicago.

http://www.monde-diplomatique.fr/2004/12/CUMINGS/11732


[1Stephen Endicott, Edward Hagerman, «  Les armes biologiques de la guerre de Corée », Le Monde diplomatique, juillet 1999.

[2Cité dans Clay Blair, Forgotten War, Random House, New York, 1989.

[3Archives nationales, RG338, dossier KMAG, boîte 5418, journal KMAG, entrées des 6, 16, 20 et 26 août 1950.

[4The New York Times, 31 juillet, 2 août et 1er septembre 1950.

[5Archives MacArthur, RG6, boîte 1, « Stratemeyer à MacArthur », 8 novembre 1950 ; Public Record Office, FO 317, pièce n° 84072, « Bouchier aux chefs d’état-major », 6 novembre 1950 ; pièce no 84073, 25 novembre 1959, sitrep.

[6Bruce Cumings, The Origins of the Korean War, tome II, Princeton University Press, 1990, pp. 753-754 ; New York Times, 13 décembre 1950 et 3 janvier 1951.

[7Carroll Quigley, Tragedy and Hope : A History of the World in Our Time, MacMillan, New York, 1966, p. 875. C. Quigley fut le professeur préféré de William Clinton à Georgetown University. Voir aussi B. Cumings, op. cit., p. 750.

[8Conrad Crane, American Airpower Strategy in Korea, University Press of Kansas, Lawrence, 2000, pp. 168-169.

[9Jon Halliday et Bruce Cumings, Korea : The Unknown War, Pantheon Books, New York, 1988, p. 166.