Une guerre mondiale a commencé. Brisez le silence

samedi 9 avril 2016

J’ai filmé aux Îles Marshall, qui se trouvent au nord de l’Australie, au milieu de l’océan Pacifique. Chaque fois que je dis aux gens où je suis allé, ils demandent : « Où est-ce ? » Si je leur fournis un indice en me référant à Bikini, ils répliquent : « Vous parlez du maillot de bain. »

Peu semblent conscients que le maillot de bain bikini a été nommé ainsi pour célébrer les explosions nucléaires qui ont détruit l’île de Bikini. Soixante-six bombes nucléaires ont été explosées par les États-Unis dans les Îles Marshall entre 1946 et 1958 – l’équivalent de 1.6 bombes de Hiroshima, tous les jours pendant douze ans.

Bikini est silencieuse aujourd’hui, totalement transformée et contaminée. Les palmiers poussent sur un sol étrangement grillagé. Rien ne bouge. Il n’y a pas d’oiseaux. Les pierres tombales dans le vieux cimetière sont vivantes par les radiations. Un compteur Geiger a enregistré mes souliers comme dangereux.

Debout sur la plage, je regardais le vert émeraude du Pacifique disparaître dans un immense trou noir. C’était le cratère laissé par la bombe à hydrogène nommée Bravo. L’explosion a empoisonné les gens et leur environnement sur des centaines de kilomètres, peut-être pour toujours.

Sur le chemin du retour, je me suis arrêté à l’aéroport de Honolulu et j’ai remarqué un magazine américain intitulé Women’s Health. Sur la couverture, une femme souriante en bikini, et le titre : « Vous aussi, vous pouvez avoir un corps bikini. » Quelques jours plus tôt, dans les Îles Marshall, j’avais interviewé des femmes qui avaient des corps bikini très différents ; chacune avait souffert d’un cancer de la thyroïde et d’autres cancers potentiellement mortels.

Contrairement à la femme souriante du magazine, toutes étaient pauvres : victimes et cobayes d’une superpuissance rapace qui est aujourd’hui plus dangereuse que jamais.

Je raconte cette expérience comme un avertissement et pour interrompre une distraction qui a dévoré tant d’entre nous. Le fondateur de la propagande moderne, Edward Bernays, a décrit ce phénomène comme « la manipulation consciente et intelligente des habitudes et des opinions » des sociétés démocratiques. Il l’appelait un « gouvernement invisible ».

Combien de gens sont conscients qu’une guerre mondiale a commencé ? À l’heure actuelle, c’est une guerre de propagande, de mensonges et de distraction, mais cela peut changer instantanément avec le premier ordre erroné, le premier missile.

En 2009, le président Obama se tenait devant une foule en adoration au centre de Prague, au cœur de l’Europe. Il a promis de « libérer le monde des armes nucléaires ». Les gens l’ont acclamé et certains pleuraient. Un torrent de platitudes coulait des médias. Ensuite, Obama a reçu le Prix Nobel de la paix.

Tout cela était faux. Il mentait.

L’administration Obama a construit plus d’armes nucléaires, d’ogives nucléaires, de systèmes de vecteurs nucléaires, plus d’usines nucléaires. Les dépenses pour les seules ogives nucléaires ont plus augmenté sous Obama que sous n’importe quel autre président américain. Le coût en trente ans est supérieur à $1 trillion (mille milliards de dollars).

Une mini-bombe nucléaire est prévue. Elle est connue comme la B61 Model 12. Il n’y a jamais eu l’équivalent auparavant. Le général James Cartwright, un ancien vice-président du comité des chefs d’état-major, a dit : « Faire plus petit [rend l’utilisation] de cette arme nucléaire plus envisageable. »

Depuis ces dix-huit derniers mois, la plus grande accumulation de forces militaires depuis la Seconde Guerre mondiale – sous la direction des États-Unis – se met en place le long de la frontière occidentale de la Russie. Jamais depuis que Hitler a envahi l’Union soviétique, des troupes étrangères n’ont représenté une menace aussi concrète contre la Russie.

L’Ukraine – autrefois partie de l’Union soviétique – est devenu le parc à thèmes de la CIA. Après avoir orchestré le coup d’État à Kiev, Washington contrôle efficacement un régime qui est juste à côté de la Russie et lui est hostile : un régime pourri par des nazis, littéralement. Des membres importants du parlement d’Ukraine sont les descendants politiques de l’OUN et l’UPA, des organisations notoirement fascistes. Ils encensent Hitler ouvertement, et appellent à la persécution et à l’expulsion de la minorité russophone.

Il y a rarement des informations à ce sujet en Occident, ou elles sont transformées pour faire disparaître la vérité.

En Lettonie, en Lituanie et en Estonie – juste à côté de la Russie – l’armée étasunienne déploie des troupes de combat, des tanks, des armes lourdes. Cette provocation extrême de la part de la deuxième puissance nucléaire mondiale est accueillie par le silence en Occident.

Ce qui rend la perspective d’une guerre nucléaire encore plus dangereuse est une campagne parallèle contre la Chine.

Il est rare qu’un jour ne passe sans que la Chine soit élevée au statut de menace. Selon l’amiral Harry Harris, commandant des forces américaines du Pacifique, la Chine « construit une grande muraille de sable dans la mer de Chine méridionale ».

Ce à quoi il fait référence est la construction par la Chine de pistes d’atterrissage dans les Îles Spratly, qui font l’objet d’un différend avec les Philippines – différend non prioritaire jusqu’à ce que Washington ait fait pression sur le gouvernement de Manille et l’ait soudoyé, puis le Pentagone a lancé une campagne de propagande intitulée « liberté de navigation ».

Qu’est-ce que cela signifie réellement ? Cela signifie la liberté pour les navires de guerre américains de patrouiller et de dominer les eaux territoriales de la Chine. Essayez d’imaginer la réaction américaine si des navires de guerre chinois faisaient la même chose au large des côtes de la Californie.

J’ai réalisé un film intitulé The War You Don’t See [ La guerre que vous ne voyez pas ] dans lequel j’ai interviewé de grands journalistes en Amérique et en Grande-Bretagne : des reporters comme Dan Rather de CBS, Rageh Omar de la BBC, David Rose de l’Observer.

Tous ont dit que si les journalistes de la presse écrite et de l’audiovisuel avaient fait leur travail et mis en question la propagande affirmant que Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive, si les mensonges de George W. Bush et Tony Blair n’avaient pas été amplifiés et repris par les journalistes, l’invasion de l’Irak en 2003 n’aurait pas eu lieu, et des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants seraient en vie aujourd’hui.

La propagande préparant le terrain pour une guerre contre la Russie et/ou la Chine n’est pas différente dans son principe. À ma connaissance, aucun journaliste mainstream occidental, le courant dominant – l’équivalent d’un Dan Rather, disons – ne demande pourquoi la Chine construit des pistes d’atterrissage en mer de Chine méridionale.

La réponse devrait être évidente. Les États-Unis encerclent la Chine avec un réseau de bases, avec des missiles balistiques, des troupes de combat, des bombardiers nucléaires armés.

Cet arc létal s’étend de l’Australie aux îles du Pacifique, les Mariannes et Guam, aux Philippines, à la Thaïlande, Okinawa, la Corée et, à travers l’Eurasie, à l’Afghanistan et à l’Inde. L’Amérique a installé un nœud coulant autour du cou de la Chine. Ce n’est pas nouveau. Silence dans la presse : la guerre par les médias.

En 2015, en grand secret, les États-Unis et l’Australie ont organisé le plus grand exercice militaire air-mer, unique dans l’Histoire récente, connu sous le nom de Talisman Sabre. Son but était de répéter un plan de bataille air-mer bloquant les voies maritimes comme le détroit de Malacca et celui de Lombok, qui coupe l’accès de la Chine au pétrole, au gaz et aux autres matières premières provenant du Moyen-Orient et d’Afrique.

Dans le cirque connu sous le nom de campagne présidentielle américaine, Donald Trump est présenté comme un fou, un fasciste. Il est certainement odieux ; mais il est aussi un personnage haï des médias. Cela seul devrait susciter notre scepticisme.

Les vues de Trump sur l’immigration sont grotesques, mais pas plus grotesques que celles de David Cameron. Ce n’est pas Trump qui est le Grand Expulseur des États-Unis, mais le Prix Nobel de la paix, Barack Obama.

Selon un commentateur libéral prodigieux, Trump « libère les sombres forces de la violence » aux États-Unis. Il les libère ?

C’est le pays où de tout petits enfants tirent sur leurs mères et où la police mène une guerre meurtrière contre les Américains noirs. C’est le pays qui a attaqué et cherché à renverser plus de cinquante gouvernements, dont beaucoup étaient des démocraties, qui a bombardé de l’Asie au Moyen-Orient, causant la mort et la dépossession de millions de gens.

Aucun pays ne peut égaler ce record systématique de violence. La plupart des guerres de l’Amérique (presque toutes contre des pays sans défense) ont été lancées non pas par des présidents républicains, mais par des Démocrates libéraux : Truman, Kennedy, Johnson, Carter, Clinton, Obama.

En 1947, une série de directives du Conseil National de Sécurité décrivait l’objectif prioritaire de la politique étrangère américaine comme « un monde fait essentiellement à l’image [de l’Amérique] ». L’idéologie était celle de l’américanisme messianique. Nous étions tous des Américains. Ou sinon… Les hérétiques seraient convertis, subvertis, soudoyés, diffamés ou écrasés.

Donald Trump est un symptôme de cela, mais il est aussi un franc-tireur. Il dit que l’invasion de l’Irak était un crime ; il ne veut pas entrer en guerre avec la Russie et la Chine. Le danger pour le reste d’entre nous n’est pas Trump, mais Hillary Clinton. Elle n’est pas une franc-tireuse. Elle incarne la résilience et la violence d’un système dont l’exceptionnalisme tant vanté est un totalitarisme présentant ponctuellement un visage libéral.

Comme le jour de l’élection présidentielle approche, Clinton sera saluée comme la première femme présidente, indépendamment de ses crimes et de ses mensonges – exactement comme Barack Obama a été salué comme le premier président noir et les libéraux ont gobé ses bêtises sur l’espoir. Et le radotage continue.

Décrit par le chroniqueur du Guardian Owen Jones comme « drôle, charmant, avec une fraîcheur que pratiquement tous les autres politiciens n’ont pas », Obama a envoyé l’autre jour des drones pour massacrer cent cinquante personnes en Somalie. Il tue habituellement les gens le mardi, selon le New York Times, lorsqu’on lui remet une liste de candidats à la mort par drone. Tellement cool.

Lors de la campagne présidentielle de 2008, Hillary Clinton a menacé d’« anéantir totalement l’Iran avec des armes nucléaires ». En tant que secrétaire d’État sous Obama, elle a participé au renversement du gouvernement démocratique du Honduras. Sa contribution à la destruction de la Libye en 2011 était presque joyeuse. Lorsque le dirigeant libyen, le colonel Kadhafi, a été publiquement sodomisé avec un couteau – un meurtre rendu possible grâce à la logistique américaine – Clinton s’est gargarisée de sa mort : « Nous sommes venus, nous avons vu, il est mort. »

L’une des alliées les plus proches de Clinton est Madeleine Albright, l’ancienne secrétaire d’État, qui a attaqué des jeunes femmes parce qu’elles ne soutiennent pas Hillary. C’est la même Madeleine Albright qui a célébré de manière infâme à la télévision la mort d’un demi-million d’enfants irakiens, comme « valant la peine ».

Parmi les appuis les plus importants de Clinton, on trouve le lobby israélien et les entreprises d’armement qui alimentent la violence au Moyen-Orient. Elle et son mari ont reçu une fortune de Wall Street. Et pourtant, elle est sur le point d’être désignée comme la candidate des femmes, pour voir échouer le mauvais Trump, le diable officiel. Ses soutiens comprennent des féministes distinguées : les semblables de Gloria Steinem aux États-Unis et de Anne Summers en Australie.

Il y a une génération, un culte post-moderne connu aujourd’hui sous le nom de politique identitaire, a empêché beaucoup de gens intelligents, d’opinion libérale, d’examiner les causes et les individus qu’ils soutenaient – comme l’escroquerie Obama et Clinton ; comme les mouvements progressistes bidon tels que Syriza en Grèce, qui a trahi le peuple de ce pays et s’est allié avec ses ennemis.

L’obnubilation de soi-même, une sorte de moi-isme, est devenu le nouvel esprit du temps dans les sociétés occidentales privilégiées et s’exprime par la démission des grands mouvements collectifs contre la guerre, l’injustice sociale, l’inégalité, le racisme et le sexisme.

Aujourd’hui le long sommeil a peut-être pris fin. La jeunesse s’agite de nouveau. Progressivement. Les milliers de gens en Grande-Bretagne qui ont soutenu Jeremy Corbyn comme dirigeant du Parti travailliste, font partie de cette prise de conscience – comme ceux qui se sont mobilisés pour soutenir le sénateur Bernie Sanders.

En Grande-Bretagne, la semaine dernière, l’allié le plus proche de Jeremy Corbyn, son trésorier de l’ombre John McDonnell, a convaincu un gouvernement travailliste de rembourser les dettes des banques pirates et, en effet, de poursuivre avec ce qu’on appelle l’austérité.

Aux États-Unis, Bernie Sanders a promis de soutenir Clinton si ou quand elle est désignée. Lui aussi a voté pour le recours à la violence de l’Amérique contre des pays, lorsqu’il pense que c’est juste. Il dit qu’Obama a fait « du bon boulot ».

En Australie, il y a une sorte de politique mortuaire, où les jeux parlementaires assommants sont rapportés dans la presse pendant que les réfugiés et les peuples indigènes sont persécutés et que les inégalités augmentent en même temps que le danger de guerre. Le gouvernement de Malcolm Turnbull vient d’annoncer un prétendu budget de défense de 195 milliards de dollars, qui servira à faire la guerre. Il n’y a pas eu de débat. Silence.

Qu’est-il arrivé à la grande tradition de l’action populaire directe, qui échappait aux partis ? Où sont le courage, l’imagination et l’engagement nécessaires pour entamer le long voyage vers un monde meilleur, juste et pacifié ? Où sont les dissidents dans l’art, le cinéma, le théâtre, la littérature ?

Où sont ceux qui briseront le silence ? Ou devrons-nous attendre jusqu’à ce que le premier missile nucléaire soit tiré ?

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John Pilger

Le 23 mars 2016

Source ZNet

Ce texte est la version revue d’une allocution de John Pilger à l’Université de Sydney, intitulée A World War Has Begun.

Note du Saker Francophone

Nous vous proposons un lien entre cet article et une analyse de dedefensa.org à propos d’une censure qu’a subi l’auteur sur un site pourtant prétendument anti-système.
Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Diane pour le Saker francophone