Cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie Demain reste toujours à faire

lundi 12 novembre 2012
par  Alger républicain

L’Algérie de 2012 se compose à plus de 85% de citoyens nés après l’indépendance. La population algérienne est passée de 9 à 37 millions d’habitants entre 1960 et 2012.

Les jeunes sont à plus de 80% de condition modeste : enfants d’ouvriers, de petits fonctionnaires, de paysans pauvres, de petits artisans et commerçants. Ils n’ont pas le même regard sur le cinquantenaire de l’indépendance, ni n’éprouvent le même « enthousiasme » à le célébrer que les enfants des nouveaux riches. Ceux-ci ont de bons motifs pour le commémorer bruyamment. Pourquoi n’afficheraient-ils pas leur joie de « vivre » ? Ne sont-ils pas aujourd’hui les premiers à profiter à pleines mains des richesses du pays, du fruit du travail de ses producteurs ? Enfants de gens haut placés, de gros commerçants, de richissimes importateurs, de faux « capitaines d’industrie », enfants ne manquant de rien, grandissant dans de vastes palais modernes qui auraient fait mourir de jalousie les symboles de la colonisation d’antan, les Borgeaud, Froger et Schiaffino, jouissant de tous les passe-droit, vivant dans l’impunité de la fraude fiscale, du non-remboursement des prêts de l’État, gavés de toutes sortes de subventions légales ou scélérates, pourquoi ne se comporteraient-ils pas comme les vrais « propriétaires » du pays ?

Ils vivent dans la certitude de jouir d’une rente qui leur serait due en vertu d’on ne sait quel mérité particulier. Faut-il s’étonner de les voir défiler drapeau flottant au vent et à grands coups d’avertisseur à bord de véhicules rutilant dont le moins cher représente 15 ans de salaire minimum ? Les enfants des travailleurs, les chômeurs, la masse des jeunes marginalisés ont quant à eux et dans leur majorité plus ou moins conscience que la lutte engagée contre l’exploitation et l’oppression durant la « nuit coloniale » n’est pas terminée, même si l’Algérie a connu de grands progrès sur tous les plans depuis l’indépendance. Les promesses du combat pour l’émancipation restent à tenir car l’injustice et l’exploitation sont les caractéristiques de la société actuelle bien que leur forme ne soit plus la même et que la nationalité des exploiteurs et des oppresseurs ait changé.

« Demain reste toujours à faire ». C’est le titre que le regretté Abderrahmane Chergou, ancien membre et officier de l’ALN, devenu après l’indépendance dirigeant du PAGS, assassiné en 1993 par les bandes criminelles du FIS, avait donné au beau livre qu’il avait écrit dans les années 1980.

Les nouvelles générations d’enfants du peuple ne voient pas, naturellement, le monde à travers le souvenir de l’oppression cruelle que l’histoire a gravé dans la mémoire leurs parents. Ils le voient sous l’angle des dures réalités qu’elles vivent, des exigences nouvelles que le présent pose au pays, des possibilités inédites qu’il recèle pour aller de l’avant vers une société organisée sur d’autres bases. Leurs critères d’appréciation et leurs normes revendicatives ont leurs racines dans leurs propres problèmes et leurs propres aspirations à une société plus juste, débarrassée des inégalités, de la morgue et de l’esprit de suffisance des nouveaux riches, de nouveaux potentats dont l’horizon mental se limite au seul désir de substituer leur domination à celle des colons chassés en 1962. Les jeunes se positionnent à juste raison par rapport aux contradictions de la société actuelle, de ses inégalités sociales, de ses injustices, de l’arbitraire et de l’autoritarisme insupportables des classes dirigeantes. Rien de plus normal que cette attitude.

Il ne faut pas s’étonner, si la commémoration du 50e anniversaire provoque chez la masse des jeunes, sous une indifférence apparente, irritation et méfiance à fleur de peau envers les spectacles montées de façon démagogique par les hommes du régime. En même temps, cette allergie des gouvernants ne peut diminuer leur fierté discrète d’appartenir à une nation qui doit sa libération à son propre combat contre une grande puissance impérialiste. Un sentiment d’autant plus fort que le combat du peuple algérien fut soutenu par tout ce que l’humanité comptait de forces progressistes et humanistes, à commencer par les pays socialistes et le mouvement ouvrier révolutionnaire au sein des pays impérialistes, en France même.

.

Objectifs d’hier et objectifs d’aujourd’hui

Avant l’insurrection armée du 1er novembre 1954, la contradiction principale opposait le peuple algérien ? une minorité de gros possédants étrangers, ceux que l’on appelait les « Cent seigneurs » de la colonisation, régnant en maîtres incontestés sur la majeure partie des terres les plus fertiles, maîtres des mines, des banques, des ports, des docks, des navires marchands, des chemins de fer, etc. Cette minorité était appuyée par un nombre encore plus infime de collaborateurs autochtones - aghas, bachaghas, caïds, etc. - nantis en échange de leur trahison d’une partie des terres que le colonialisme avait arrachées aux tribus par la violence, les massacres, les séquestres et les déportations.

La classe ouvrière algérienne des villes et des campagnes était soumise à une exploitation féroce. Elle souffrait comme la paysannerie des lois répressives édictées dans le sinistre « Code l’Indigénat » qui ne fut abrogé qu’après 1945 à la faveur du grand poids acquis au Parlement par les anti-colonialistes français, le PCF en tête. Aucun des quelques droits sociaux élémentaires dont elle put jouir ne fut obtenu sans une dure lutte. Et cette lutte put se développer et enregistrer des succès dans le contexte international plus favorable créé par la révolution d’octobre 1917. Cette révolution eut de grandes répercussions en Algérie avec l’impact positif de l’avènement du Front populaire en 1936, la création de syndicats révolutionnaires affiliés à la centrale CGT, le renforcement du mouvement ouvrier révolutionnaire en France et en Algérie, l’essor du mouvement national pour l’indépendance.

Centenaire de la colonisation

L’insurrection du 1er novembre 1954 poussa les colonialistes à faire des concessions. Par exemple, en 1956 les autorités coloniales acceptèrent de reconnaître enfin aux ouvriers agricoles le droit à la sécurité sociale dont ils avaient été de tout temps exclus sous la pression des gros colons faisant et défaisant les gouverneurs généraux. Et encore, l’histoire ne dit pas si cette décision fut réellement appliquée. Les gros colons se tenaient au-dessus des lois et les autorités colonialistes se gardaient bien de chercher à leur faire entendre raison. Encore moins quand ces seigneurs de la terre avaient accordé leur « hospitalité » à la soldatesque coloniale en transformant leurs vastes fermes en lieux de regroupement des forces militaires de répression et de torture des patriotes tombées entre leurs mains.

C’est en 1956 aussi que les Algériens eurent le droit d’accéder en nombre aux emplois dans la fonction publique. Ce fut la fameuse « promotion Lacoste » du nom du gouverneur général de sinistre réputation - et membre du parti socialiste - qui crut pouvoir par ce moyen acheter les Algériens, isoler le FLN et donner libre cours aux instincts sauvages des paras de Bigeard lancés dans une chasse meurtrière aux patriotes. C’est après la grève des écoles de la rentrée scolaire de 1956 que les autorités coloniales firent aussi un « effort » pour scolariser un peu plus d’enfants « indigènes ».

Les travailleurs européens n’étaient pas moins exploités par les « Cent seigneurs » que leurs camarades de travail algériens. Ils pouvaient peut-être mieux se faire entendre sur d’autres aspects des droits politiques. Ils pouvaient arracher avec une relative facilité de plus importantes concessions sociales auprès des patrons soucieux avant tout d’éviter toute convergence des prolétaires européens avec leurs camarades « indigènes ». Le rapprochement et l’unité des différents groupes ethniques de la classe ouvrière dans la lutte contre leurs exploiteurs communs auraient conduit à isoler ces derniers et à saper les fondements du système de domination coloniale. Il ne put se réaliser car dans leur très grande majorité les prolétaires d’origine européenne se laissaient intoxiquer par la propagande des colonialistes qui entretenait le racisme et le mépris des « indigènes » appliquant la devise de tous les oppresseurs « diviser pour régner ».

Le racisme était l’arme des « Cent seigneurs » pour sauvegarder sa domination et ses privilèges. Comment auraient-ils pu sans cela faire face à 9 millions d’« indigènes » ? A l’aide de leurs puissants moyens de propagande, ils semaient la peur de l’arabe au sein des travailleurs européens et se servaient d’elle pour maintenir les divisions. Ils réussissaient à les convaincre que l’ouvrier de Bab-el-Oued ou de Belcourt était du même côté que Borgeaud, le propriétaire de l’immense domaine de La Trappe, aujourd’hui baptisé du nom du chahid Bouchaoui. Après le déclenchement de l’insurrection, ils avaient mis dans leur tête que le vrai objectif du FLN était de les « jeter à la mer » ou de les égorger en masse. C’est cette minorité qui a fabriqué l’épouvantable slogan « la valise ou le cercueil » pour se rallier les prolétaires et sous-prolétaires européens désorientés à un moment où une issue par la négociation était encore possible. Cela n’excuse en rien les bévues de ces derniers ni les erreurs commises à leur endroit par les patriotes dans le climat de chasse à l’arabe attisé tous les jours par les cris de haine qui emplissaient sur toute leur largeur les « Unes » de la presse des gros colons.

A côté de la classe ouvrière, survivait misérablement une masse de petits fellah ou de paysans démunis de tout. Refoulée par l’invasion sur des terres ingrates, elle continuait à subir la volonté d’expansion des colons jamais rassasiés. Appuyée par les banques et par la toute-puissance de l’État français, la colonisation les harcelait en permanence pour accaparer leurs terres. Ses armes imparables étaient la dépossession violente ou les mécanismes plus subtils de la ruine économique que provoquait entre autres un lourd fardeau fiscal dont l’injustice criante et discriminatoire était étudiée jusque dans ses moindres détails. Il écrasait durement la paysannerie algérienne pour la pousser à abandonner ses terres et à rejoindre les villes où elle allait servir de réservoir de main-d’œuvre à vil prix. Le chômage massif était propice à la satisfaction de la cupidité des possédants.

Le colonialisme n’avait pas pour but de développer une industrie concurrençant celle de la métropole. Le fameux « Pacte colonial » interdisait toute perspective de développement industriel en Algérie. Il en résultait que la ruine de la paysannerie et son afflux vers les villes ne faisaient qu’accroître le chômage et, par conséquent, la misère, la faim et la malnutrition, les maladies, etc. Alors que croissait sans cesse à l’autre pole la prospérité ostensible des « Cent seigneurs ».

Quant à la bourgeoisie nationale, son développement était entravé par les lois coloniales. Elle comprenait peu d’industriels et se composait pour l’essentiel d’importateurs de « denrées coloniales » et d’exportateurs de quelques rares produits agricoles. La bourgeoisie algérienne s’enrichissait grâce à l’exploitation des travailleurs et du commerce mais sans doute pas autant que la bourgeoisie coloniale. Elle souffrait en effet de son maintien à l’écart des centres de décision coloniaux. Elle aspirait par conséquent à se débarrasser des barrières racistes et coloniales qui l’empêchaient de dire son mot en tant que classe possédante autochtone dans la direction de la colonie. Sa participation à la lutte pour l’indépendance était donc inconséquente et manquait de fermeté.

C’est le développement d’un mouvement de masse de plus en plus puissant qui l’obligea à rejoindre le combat décisif pour l’émancipation nationale.

Ce sont la classe ouvrière, la paysannerie laborieuse, la petite-bourgeoisie des villes qui allaient fournir au mouvement de libération nationale ses combattants les plus résolus et les plus déterminés. Ils firent échouer tous les stratagèmes du colonialisme, « paix des braves », « intégration »,« 3e force », etc. .

L’indépendance arrachée, l’espoir dans une vie débarrassée à jamais de toute oppression de classe ne pouvait se réaliser comme par enchantement. En réalité une nouvelle ère de luttes venait de s’ouvrir. L’indépendance ne pouvait être autre chose qu’une étape dans l’histoire de la marche des classes exploitées sur le long chemin vers l’émancipation. La fraternité forgée dans les souffrances communes de la lutte contre le colonialisme devait inévitablement se briser. Elle ne sera plus qu’un mythe alimentant les soupirs de regret des tenants de la conciliation des classes. Cette fois-ci le combat allait opposer entre eux les anciens frères de combat et les classes qui s’étaient alliées contre le colonialisme.

Le « Programme de Tripoli » élaboré par le Conseil National de la Révolution Algérienne en juin 1962 avait laissé entrevoir l’inéluctabilité de désaccords et d’affrontements. Ils se produiront effectivement mais dans la confusion la plus extrême, obscurcis par le brouillard opaque des luttes pour le « fauteuil ». Unies dans le feu des luttes pour chasser les colonialistes, les classes et couches sociales ne pouvaient partager les mêmes aspirations une fois le pays libéré. L’enjeu était maintenant de savoir à qui allait profiter l’indépendance, à quelle classe ou à quel groupe social devait échoir le rôle dirigeant. Aux classes laborieuses qui avaient versé le plus lourd tribu pour renverser l’ordre colonial ou aux classes exploiteuses ? A la petite bourgeoisie qui avait fourni l’essentiel de l’encadrement de l’ALN ? Ou à certains éléments du lumpen-prolétariat - c’est-à-dire des couches sociales les plus marginalisées par le colonialisme - propulsés par les armes brandies contre ce système à certains sommets de l’État algérien mais dont les vues ne portaient pas plus loin que la perspective mesquine d’occuper la place laissée vacante par la colonisation ?

Les ouvriers conscients aspiraient au socialisme pour extirper à jamais les racines économiques de l’exploitation. Les petits paysans avaient soif de terre et leur rêve était de reprendre celles dont ils avaient été spoliés par le colonialisme. La petite-bourgeoisie balançait entre le rejet du capitalisme qui signifie que seule une infime partie d’entre elle peut trouver une petite place au soleil du monde bourgeois et la peur du socialisme qui lui interdit de s’enrichir par l’exploitation de la classe ouvrière. En tant que travailleur, le producteur petit-bourgeois développe la haine du capitalisme dont la concentration inévitable ne lui promet que la ruine et la prolétarisation. En tant que propriétaire, même petit, il caresse en permanence l’espoir de s’enrichir et de devenir à son tour un gros patron les poches pleines d’argent. C’est dans cette oscillation entre deux positions inconciliables et les illusions qu’elle sécrétait, qu’il faut rechercher la cause des conflits, des contradictions et des incohérences qui animaient les gens du régime et la société dans son ensemble. Elle était à l’origine du divorce de plus en plus flagrant entre les proclamations « socialistes » officielles et leur application ou inapplication. Car c’est la petite-bourgeoisie des villes et des campagnes qui va former la composante sociale principale du régime socio-politique qui voit le jour à l’indépendance. Cette composante permit l’application de nombreuses mesures sociales favorables aux travailleurs durant les deux premières décennies de l’indépendance.

Au cours de cette période, le pouvoir avait eu indéniablement un caractère social populaire. Il n’était pas politiquement homogène, la classe ouvrière n’y détenait pas les leviers de décision. Elle en était tenue à l’écart en tant que telle par la petite bourgeoisie. Mais il a exprimé globalement les intérêts des classes populaires. Ce pouvoir était constamment agité par des luttes ouvertes ou voilées dont l’enjeu était la clarification de ses orientations socio-économiques fondamentales, la démocratisation de son action politique, l’affirmation d’un choix de classe clair, dans un sens ou dans l’autre. L’instabilité sociale et l’hétérogénéité politico-idéologique inhérente à cette composante petite bourgeoise et la présence à des nivaux élevés du régime d’adeptes cachés du capitalisme, auront inévitablement pour résultat d’affaiblir, de saboter et de discréditer les orientations de progrès. Les méthodes hégémoniques profitèrent aux partisans du grand tournant à droite. Ils purent remporter la partie dès 1980 sans rencontrer de grosses résistances.

La bourgeoisie algérienne rapidement mise en échec durant ces deux décennies n’avait pour seul projet que de prendre la place des colons, de faire des profits et de renforcer ses positions en maintenant intacts les rapports de domination hérités du colonialisme. Pour s’en convaincre, il suffit de lire attentivement, entre autres, le contenu des critiques acerbes formulées contre le régime de Boumediène par Ferhat Abbas. Président du GPRA entre 1958 et 1961, cette personnalité défendait sur le plan économique une conception qui revenait à refuser l’industrialisation et à maintenir l’Algérie dans des liens de dépendance néo-colonialiste. Sur le plan idéologique ses positions étaient porteuses de conceptions rétrogrades avec sa tendance obsessionnelle à utiliser les « valeurs islamiques » pour dresser les travailleurs contre l’option socialiste. Il suffit aussi de se rappeler le contenu anti-socialiste du manifeste qu’il avait signé en 1976 en compagnie de Ben Khedda, 2e président du GPRA, et d’autres personnalités représentatives de la bourgeoisie prises de peur devant le grand débat populaire qu’annonçait l’idée d’une Charte nationale consacrant le choix du socialisme par référendum.

La puissance du mouvement, la force des aspirations populaires qui s’étaient cristallisées durant le combat libérateur avaient en 1962-1963 barré la route de la prise du pouvoir par les courants de l’opposition bourgeoise au Programme de Tripoli. Elle avait même contraint une frange parmi les défenseurs du capitalisme à opter pour la participation tactique à un régime qui proclamait au plan officiel un programme socialiste. En fait, plus habile que ceux qui avaient affiché le refus du changement, elle avait choisi de mener de l’intérieur son opposition à l’application des orientations anticapitalistes. Au moins durant les 20 premières années qui ont suivi l’indépendance avant qu’elle se décidât à jeter le masque lorsqu’il lui apparut que les classes populaires étaient tenues d’une main ferme.

La société actuelle est dans ses nouveaux fondements une société capitaliste inconciliable avec les aspirations des masses laborieuses et des enfants du peuple

Les Algériens nés en 1962 atteignirent l’âge de raison et de discernement politique au moment même où les équipes qui s’imposèrent à la tête du régime après la disparition de Boumediène rompirent en 1980 avec la politique de développement national et de progrès social mise en application depuis l’indépendance. Par cette rupture le pays allait être jeté quelques années plus tard dans une tragique descente aux « enfers ». C’est la période au cours de laquelle la nature socio-économique du régime était en train de changer de façon accélérée. A la place des forces qui avaient cherché à construire une économie libérée de la mainmise des multinationales, des puissances impérialistes et de leurs alliés algériens, une économie au service des masses laborieuses, des producteurs de richesses, s’installaient d’autres forces. Portées aux commandes du pays dans les années 1980, ces forces étaient opposées aux orientations de progrès. Mais elles s’abstenaient encore de le clamer ouvertement avant de s’assurer qu’elles contrôlaient totalement les leviers de décision et qu’elles pouvaient briser toute résistance populaire susceptible de contrarier leurs desseins. Elles s’étaient employées à consolider leur emprise sur les appareils d’Etat par la ruse, le mensonge, les promesses trompeuses et le renforcement des méthodes hégémoniques dans leurs aspects les plus négatifs, les plus répressifs, les plus hostiles aux aspirations populaires. Elles évitaient dans les premiers temps de révéler prématurément leurs véritables objectifs. Elles continuaient à jurer leur attachement au « socialisme » tout en se préparant à donner le coup de barre officiel au tournant vers le capitalisme, baptisé traîtreusement « économie de marché ». Les illusions sur « l’irréversibilité » du choix « socialiste » endormaient les masses et laissaient le chemin libre aux nouvelles forces de la « restauration ».

Entre 1962 et 1980 s’étaient constituées de nouvelles forces sociales, de plus en plus structurées au sein du régime comme en dehors de ses appareils. Le développement économique rapide stimulé par l’utilisation des ressources pétrolières comme source de financement de l’industrialisation, n’avait pas eu pour seul résultat de faire sortir peu à peu la grande majorité du peuple de la misère et de lui fournir des perspectives « radieuses ». Le développement a vu croître parallèlement et rapidement la richesse des commerçants spéculateurs, des propriétaires fonciers, malgré la révolution agraire, des industriels privés dont les affaires étaient impulsées par la création soudaine d’un immense marché, résultat de la redistribution des revenus pétroliers et des premiers fruits du développement. Des liens visibles ou, surtout, invisibles, se nouaient étroitement entre ces classes exploiteuses et parasitaires de plus en plus fortes économiquement et des responsables civils, politiques, militaires et policiers.

Toutes ces couches sociales nouvelles se sentaient à l’étroit dans ces orientations de progrès, dans les objectifs inscrits dans la Charte Nationale de 1976. A mesure que leur force grandissait, elles se préparaient à tourner la page de l’« expérience socialiste », à faire exploser ce cadre, dans tous les sens du terme, à user de la violence pour mettre au pas les travailleurs. Leurs aspirations se résumaient en quelques mots : s’enrichir par tous les moyens, détourner les ressources pétrolières de la destination qui leur avait été fixée depuis l’indépendance, en faire le moyen de leur enrichissement en tant que nouvelle minorité de possédants, renforcer l’autoritarisme institué en 1962 en accentuant dans le parti unique tous ses côtés négatifs pour en faire l’instrument par excellence de la surveillance et de la domination des travailleurs, un instrument directement pris en main après 1980 par les services de sécurité, eux-mêmes débarrassés de leur aile « gauche » petite-bourgeoise.

Les orientations idéologiques du FLN était élaguées des quelques velléités progressistes héritées du combat pour la libération et ses membres les plus réfractaires au nouveau cours droitier écartés sans ménagement. Le peuple, dans sa grande majorité et en dépit des mises en garde de ses fils les plus clairvoyants, des communistes surtout, dont le parti avait été interdit quatre mois à peine après l’indépendance, avait plus ou moins accepté ou toléré l’unicité proclamé du FLN. Cette « bienveillance » populaire dura tant que le développement et la tendance à l’amélioration des conditions de vie des masses laborieuses, la tendance au progrès social général, étaient encore une réalité indéniable et palpable.

Dans leur grande majorité les travailleurs ne prirent conscience que tardivement du fait que la situation avait été renversée de l’intérieur. Le renversement a pu se réaliser dans ses grandes lignes sans trop de bruit. Ses conditions s’étaient peu à peu réunies comme résultats des méthodes autoritaires et de répression dictées par les étroitesses idéologiques des uns et les calculs de classe à long terme des autres. La répression qui frappaient surtout avec plus ou moins d’intensité et selon le contexte politique, les éléments d’avant-garde dans la classe ouvrière et chez les jeunes, avait fait le lit de la réaction.

JPEG - 1.3 Mo
L’industrialisation marque la volonté de l’Algérie de déchirer le « Pacte colonial »

Les jeunes nés après l’indépendance découvrirent que sous les hommages rendus à la lutte pour l’indépendance, sous les discours glorifiant le peuple et ses sacrifices, sous les signes de reconnaissance dont le régime gratifiait en grande pompe les anciens moudjahidine, sous les serments de fidélité prononcés à la mémoire des chouhada par la « famille révolutionnaire », étrange concept fabriqué à partir de cette date, se cachaient les mensonges les plus hypocrites, les tromperies les plus éhontées pour asseoir le pouvoir d’une nouvelle classe décidée à réaliser ses rêves de domination et de lucre sans limite. Nombre d’authentiques anciens moudjahidine entraînés dans cette « curée », pas tous heureusement, ne parlons même pas des parvenus arrivistes et de la légion des faux « moudjahidine », n’ont plus qu’un seul projet : s’enrichir, encore et toujours s’enrichir.

Les actes les plus marquants et les plus décisifs du régime étaient d’ordre économique et institutionnel. Ils étaient camouflés sous le paravent trompeur de la nécessaire correction des erreurs pour, prétendaient-ils, consolider et « rendre irréversibles » les acquis réalisés. En fait, le régime amorçait savamment les diverses étapes d’un long processus qui devait conduire à la confiscation des fruits de la lutte pour l’indépendance. On sait par quels moyens détournés il y est parvenu : restructuration ou plus exactement destruction organique des entreprises publiques des années 1980, pillage éhonté de ces entreprises, liquidation des Coopératives agricoles communales polyvalentes de services, les fameuses CAPCS grâce auxquelles la petite paysannerie sortait de la misère et recevait une aide salutaire de l’État pour exploiter ses terres, article 120 et vague d’élimination des syndicalistes authentiques, arrestation arbitraire de centaines de gestionnaires du secteur public, installation de bureaux de sécurité préventive, relais de la Sécurité militaire dans les entreprises d’État pour verrouiller la mobilisation des travailleurs, soutien aux mouvements ultra réactionnaires exploitant l’Islam, puis enfin réformes économiques lancées après l’explosion du 5 octobre 1988 pour revêtir d’un semblant de légalité les objectifs poursuivis.

Au terme de ce processus une nouvelle structure sociale, totalement étrangère aux aspirations des travailleurs et des masses populaires, voit le jour. C’est une société dominée par une classe possédante composée d’importateurs sans foi ni loi, d’affairistes et de trafiquants prêts à tout pour garder leurs privilèges insultants, de gros propriétaires fonciers rétablis « dans leurs droits », d’industriels exploitant sans vergogne les travailleurs, de hauts fonctionnaires couverts de privilèges insolents, convertis en valets zélés du FMI, de la Banque Mondiale, de l’Union européenne, et liés corps et âme aux classes parasitaires, etc.

La génération nouvelle apprend à se battre et arrache des résultats positifs

Les affrontements violents et sanglants de la décennie 1990 virent, dans une grande confusion idéologique, la participation massive des jeunes. A travers eux s’esquisse la configuration politique des nouveaux rapports de classe. C’est la résultante de luttes mues par les objectifs les plus contradictoires. De nouvelles couches sociales tentent de s’ériger définitivement en classes dirigeantes et non plus seulement en classes possédantes, parfois au moyen de compromis fragiles, le plus souvent par suite de collisions violentes.

La masse du peuple est émiettée dans diverses formations. Son point commun est le rejet des inégalités criantes, des privilèges acquis par des moyens « illicites » et la corruption, des procédés scélérats qui ont permis à ces couches sociales d’établir leur domination dans les appareils d’État. Les nouveaux possédants font preuve de grandes capacités d’adaptation à cette immense ébullition, d’adresse dans le camouflage de leurs desseins de classe très terre à terre, soit en inspirant les bannières idéologiques les plus diversifiées soit en s’emparant d’elles : État islamique, affirmation identitaire, nationalisme, modernité, ouverture sur l’incontournable mondialisation, etc. Tout cela pour conquérir dans les appareils d’État un poids correspondant à leur influence économique.

Le terrorisme islamiste, l’assassinat de milliers de militants et syndicalistes, ouvriers et intellectuels progressistes, les reniements idéologiques qui ont désarmé les travailleurs, avaient créé les conditions rêvées à l’offensive de la réaction politique et sociale.

Personne ne peut imaginer que la nouvelle bourgeoisie et ses soutiens politiques auraient pu parvenir à exercer leur emprise totale sur l’État et à imposer ce grand tournant politique, économique et sociale néfaste pour les travailleurs et les intérêts généraux du pays, sans la violence contre-révolutionnaire des années 1990 à laquelle les progressistes ne s’étaient malheureusement pas préparés.

Face à la formation soudaine, en moins de trente ans, de très grosses fortunes et de gros monopoles privés enrichis par le pillage des richesses du pays et l’exploitation féroce des travailleurs, grâce à leurs appuis dans les appareils d’État, les nouvelles générations d’enfants du peuple apprennent à se battre. Le plus souvent avec la rage de ceux qui n’ont rien à perdre.

Et les enfants du peuple se battent effectivement chaque jour pour avoir leur part des richesses du pays, refroidir l’appétit insatiable des puissants qui depuis 30 ans veulent tout garder pour eux seuls. Ils se battent à leur façon, en coupant les routes, en fermant les sièges des institutions, en s’attaquant aux postes de police pour dire « barakat » à tous les roitelets locaux, ou ne serait-ce que pour remettre à leur place des policiers de quartier imbus de leur autorité insignifiante, courageux quand il s’agit de malmener les citoyens « ordinaires » mais pleutres devant les « super citoyens », etc.

On peut déplorer que très souvent ce potentiel de combativité soit dévoyé par des actes de destruction qui portent préjudice surtout à la population. On peut déplorer les manipulations « des tireurs de ficelles » capables de tout pour sauvegarder et étendre d’avantage leurs privilèges. Mais, sans les justifier en aucune façon, que représentent ces actes négatifs quand on les compare aux conséquences de la destruction de l’économie productive par les classes dirigeantes prédatrices, opposées de façon obstinée à l’investissement productif d’État, responsables à ce titre de forfaits infiniment plus nuisibles aux intérêts présents et futurs du pays et du peuple ? Quand on évalue les richesses volées, l’argent de la grosse corruption converti en toute impunité en maisons somptueuses à l’étranger ?

Malgré leur caractère spontané, inorganisé et non coordonné, ces luttes se sont concrétisées ces dernières années par des résultats positifs aisément mesurables et que personne ne peut regarder avec dédain. Les jeunes ont obtenu que les revenus de l’État soient affectés à la satisfaction de leurs besoins les plus vitaux. Les autorités ont été amenées à débloquer des fonds publics pour la construction de logements sociaux, de routes, d’ouvrages hydrauliques et d’alimentation en eau potable, d’Universités, pour l’extension du réseau d’électrification et de conduite du gaz, la modernisation du transport public. Les jeunes arrivent à faire entendre leur voix après des années d’anarchie et d’indifférence des autorités - qui ont servi les plus riches - résultant du suivi à la lettre des politiques ultra-libérales sous le mot d’ordre de désengagement de l’État et de rupture avec les politiques « populistes ». Bien entendu, il serait dangereux de sous-estimer le fait qu’une partie de la jeunesse, livrée au chômage, sans perspective de vivre décemment, d’avoir un revenu stable, de se marier et d’avoir des enfants, décervelée autant par un système éducatif qui favorise l’inculture que par les mensonges et les débilités propagés par les média satellitaires, peut constituer une masse de manœuvre manipulable par ses pires ennemis, de l’intérieur et de l’extérieur.

Cet infléchissement positif est le fruit des luttes menées sans relâche durant ces dix dernières années. Il ne peut certes être considéré comme définitivement acquis, car c’est l’évolution du rapport des forces internes et externes qui va décider si les rentrées pétrolières servent d’abord le peuple ou uniquement les « heureux élus ».

Il reste aux jeunes à s’ouvrir des perspectives solides. Leur avenir ne se trouve pas dans les mirages de la « micro-entreprise » et les prêts de l’ANSEJ, véritable escroquerie politique montée pour leur faire croire qu’ils peuvent s’enrichir. Véritable gouffre dans lequel des milliers de milliards de dinars sont dilapidés sans retour. Leur avenir se construira s’ils engagent, aux côtés des travailleurs, des batailles de grande envergure ayant pour but l’instauration d’un État véritablement démocratique populaire, radicalement différent du système politique et économique actuel. Ce nouveau type d’État sera le levier à l’aide duquel il sera possible de relancer une politique économique de progrès fondée sur le secteur public comme colonne vertébrale du développement des forces productives et ouvrant la voie au socialisme.

Les masses laborieuses ne se laissent plus faire. Les conditions politiques et organisationnelles se créent peu à peu pour la reconstruction d’instruments de mobilisation et de luttes des travailleurs. A travers toutes ces luttes, grandes et petites, se préparent les nouvelles offensives de la classe ouvrière et de ses alliés pour que leurs aspirations à un monde débarrassé de l’exploitation soit un jour réalisées.

C’est pour tout cela que la commémoration du Cinquantenaire et les perspectives d’avenir ne sont pas vues de la même manière selon que l’on appartienne aux classes laborieuses marginalisées ou que l’on fasse partie de la classe des « nouveaux colons ».

.

Zoheir Bessa