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Retour à l’esclavagisme dans nos campagnes*
mardi 13 novembre 2012
Ah, si nous avions fait comme Bourguiba ou Hassan II ! Ah, si on avait entendu Ferhat Abbas ! Que de fois n’avons-nous pas été témoins de tels regrets prononcés par bon nombre d’Algériens convaincus de l’erreur fondamentale de 1962 : le choix socialiste. Ils disent que l’Algérie, en optant pour un système non libéral, avait raté le coche dès l’indépendance.
Pourtant, pour cette Algérie nouvelle qui se construisait dans la douleur et l’espoir, il ne pouvait y avoir d’autre chemin que celui de la justice sociale, c’est- ? -dire la voie de l’égalité et de la dignité pour les millions de citoyens qui n’avaient jamais imaginé que la libération serait une simple modification de leur statut administratif ou le changement d’un drapeau sur les frontons des mairies. Un bout d’étoffe vert et blanc à la place d’un autre rouge, bleu et blanc : ce n’était pas l’indépendance nationale ; ce n’était pas l’aboutissement d’une Révolution authentique qui avait placé l’homme au centre de ses préoccupations ! Si changer le colon Joseph par un autre du nom d’Omar ou Ali était l’objectif de cette Révolution, nul doute qu’elle n’aurait pas drainé autant de jeunes paysans assoiffés de liberté et de justice. J’entends les conseillers à rebours nous reprocher d’avoir nationalisé les terres pour en faire de grandes fermes d’Etat qui, tout au long des années 1960 et 1970, avaient inondé – par bateaux entiers de l’Ofla — l’Europe d’agrumes et de dattes algériennes ; je les entends mettre sur le dos de ces politiques agricoles hardies les échecs actuels du secteur (calmez-vous !
Boumediène est mort il y a 35 années !), je les entends regretter que nous n’ayons pas transformé notre pays en dictature bourgeoise et réactionnaire dès 1962 ! Evidemment, leurs arguments partent des faiblesses actuelles, de toutes les dérives et trahisons enregistrées depuis les années de la restauration (décennie 80), comme si ce socialisme renié, abandonné, trahi, pouvait être tenu pour responsable d’une catastrophe provoquée par son contraire, le libéralisme sauvage ! Dieu merci, les Algériens peuvent enfin mesurer les méfaits de cette politique que « nous aurions dû » appliquer en 1962 ! Ils en subissent aujourd’hui de plein fouet les retombées néfastes sur leur qualité de vie, leur santé, leur travail et leurs perspectives d’avenir. Le libéralisme n’était pas et ne sera jamais une bonne voie pour l’Algérie. Rejeté par la Révolution dans ses différents textes théoriques, il a été combattu par les élites de l’indépendance et toute une génération forgée dans l’esprit du sacrifice et du patriotisme.
Cette société solidaire ne pouvait accepter un autre système, en tout cas pas celui qui était en vigueur durant la période coloniale. La lutte pour l’indépendance était une lutte pour la terre. Elle était un combat pour que les richesses naturelles cessent de profiter à une minorité d’étrangers afin de devenir le bien de toute la Nation et la source d’une promotion généralisée de l’homme. Le combattant algérien est monté au maquis pour que son enfant ait enfin le droit d’aller à l’école partout, pour que sa famille puisse bénéficier de soins gratuits, pour qu’elle puisse changer de cadre de vie et sortir du gourbi pour aller vivre dans les mêmes conditions que ce colon privilégié ! La politique de Boumediène, en rompant avec le romantisme révolutionnaire et la confusion idéologique, a permis aux paysans pauvres et sans terre de réaliser leurs rêves ! L’école, le dispensaire, la maison moderne, le cinéma, la bibliothèque, le terrain de football se généralisaient dans nos campagnes où les gourbis de l’ère coloniale étaient symboliquement incendiés dans un geste ô combien significatif. C’était l’époque des villages agricoles socialistes dont le nombre — 1 000 — était une référence aux 1 000 cités de misère (celles appelées SAS et dont les funestes vestiges subsistent à nos jours) que devait réaliser le Plan de Constantine du général de Gaulle. Ce projet colossal fut abandonné à la mort du président Boumediène et, petit à petit, les villages se transformèrent en cités ternes et sans attrait dont les maisons se vendaient aux plus offrants.
S’il est certain que la Révolution agraire n’a pas donné les résultats escomptés sur le plan économique, du fait d’une collectivisation surréaliste et d’une gestion bureaucratique, il serait faux de dresser le même bilan pour le secteur étatique. Ce dernier avait hérité des meilleures terres du pays, situées dans les plaines les plus fertiles. En outre, il bénéficiait de deux atouts primordiaux dans ce secteur : des exploitations aux tailles respectables et une bonne mécanisation. Ces fermes étaient notre fierté : lorsqu’on les longeait en voiture, on était impressionné par leur état ; elles respiraient le travail sérieux et la bonne santé financière. Comme dans beaucoup d’autres secteurs, il ne sert à rien, aujourd’hui, de mettre sur le dos d’un homme mort il y a trente années nos dérives actuelles. L’agriculture algérienne a besoin d’une nouvelle politique qui doit partir d’un constat très simple : il n’y a plus d’agriculture socialiste depuis belle lurette ; les privés détiennent presque toutes les terres (un petit pourcentage d’exploitations étatiques a été transformé en « fermes pilotes »). Il faut surtout stopper le morcellement des terres, récupérer celles qui ont été offertes aux « copains » et réfléchir à leur gestion moderne et efficace.
Il n’y a pas pire image que celle que nous voyons aujourd’hui dans nos champs où des milliers de gosses, au bord de l’esclavagisme, suent sous un soleil de plomb pour quelques dinars !
Où es-tu Boumediène ?
par Maâmar Farah
* Repris du quotifien Le Soir d’Algérie du 28 juin 2012 avec l’aimable autorisation de son auteur.