Vies détruites, drames individuels, gâchis économique, social, humain, le saccage du secteur industriel public

mardi 5 novembre 2019
par  Alger républicain

Contribution

À la mémoire de Abdelhaq Bouhafs et de Messaoud Chettih

L’Algérie vient de perdre deux cadres de grande valeur qui ont, avec abnégation et dévouement, mis leur savoir et leurs compétences au service du développement et de l’épanouissement de l’Algérie et de son peuple. Deux patriotes humbles, honnêtes et engagés, deux brillants managers, à la tête de deux fleurons de l’industrie algérienne, l’un, Abdelhaq Bouhafs, aux commandes de Sonatrach, l’autre Messaoud Chettih à celles de Sider, dans la sidérurgie. Tous deux victimes emblématiques de la politique de démantèlement et de destruction qui a pris méthodiquement et implacablement pour cible, ces trente dernières années, tout ce que l’Algérie avait entrepris au lendemain de l’indépendance, pour se doter d’un système productif national moderne, solide et cohérent. C’est-à-dire, l’assise matérielle de la consolidation de l’indépendance nationale du pays et du progrès de son peuple.
Homme de conviction et de rigueur, Abdelhaq Bouhafs était connu pour son indépendance d’esprit et son attachement aux principes. A la tête de Sonatrach, il en a payé le prix à deux reprises. Nommé DG de Sonatrach en 1989, Abdelhaq Bouhafs apprendra son limogeage en 1995, en lisant une dépêche de l’APS. Revenu aux commandes de l’entreprise en janvier 2000, il sera de nouveau démis de ses fonctions 13 mois après sa nomination.

Pour son opposition au projet de loi de Chakib Khelil qui s’inscrivait dans une optique d’abandon de la mission historique de Sonatrach, en tant que locomotive du développement national et instrument de progrès social, avec, en ligne de mire, sa privatisation. Il prendra connaissance de son limogeage dans une déclaration de presse du ministre de l’Energie de l’époque Chakib Khelil.
Comment, lui, le défenseur de l’entreprise publique numéro 1 du pays, pouvait-il être épargné par le rouleau compresseur mis en branle, dès la décennie 1990, précisément pour laminer l’encadrement du secteur des entreprises publiques, tout particulièrement industrielles.

A partir de 1995, le gouvernement va d’abord commencer par écarter les managers des EPE, refusant de les associer à ses décisions, et affichant très clairement l’intention de les éliminer au nom de « l’éradication de la culture dirigiste » (sic !) et conformément aux suggestions de la Banque mondiale.

La privatisation programmée du tissu industriel national, dans le cadre du basculement à l’économie capitaliste, devait se faire à ce prix, aussi. Car, ce « basculement » est la résultante d’une gigantesque opération d’instauration, d’institutionnalisation et d’imposition de la domination des rapports économiques par l’argent, menée au pas de charge et mobilisant non seulement les instruments du droit mais également, la violence, l’arbitraire, l’intimidation, la ruse et la corruption.
Un secteur public riche et fort de ses ressources humaines qualifiées, compétentes et engagées, devenait un obstacle à abattre en priorité. La machine à broyer judiciaire va s’en charger opportunément. Des milliers de cadres innocents du secteur public, 6385 cadres injustement incarcérés, selon certaines évaluations, vont être sacrifiés à cette politique de démantèlement des outils du développement national qui se soldera par la dissolution ou la privatisation de plus de 80 entreprises publiques économiques nationales (EPE) et de près de 1 000 entreprises publiques locales (EPL), et par le licenciement de plus de 600 000 travailleurs.

Le 21 février 1996, les principaux dirigeants de Sider qui coiffaient le complexe sidérurgique d’El Hadjar, alors public, étaient mis en prison avec des chefs d’inculpation gravissimes. Le principal inculpé était Messaoud Chettih, alors Pdg de Sider. Il sera condamné, le 23 octobre 1997, à dix ans de prison. Le procureur avait requis contre lui la perpétuité.

Parmi les inculpés, Madame Fadhila Laouar, directrice du personnel, atteinte d’un cancer, qui décédera en prison en novembre 1997. Une entreprise de 18 000 travailleurs, dans le secteur industriel-clé de l’acier, était décapitée de 7 de ses cadres occupant des postes névralgiques et stratégiques. Pour laisser la voie libre à la mafia du rond à béton.

À la veille de l’incarcération des cadres de Sider, le gouvernement avait octroyé des licences d’importation de rond à béton à des privés. C’était une première car à l’époque, Sider avait le monopole sur le marché et était présente partout, y compris au sud du pays. Quand sa production de rond à béton ne suffisait pas, c’est elle qui achetait à l’étranger.
Étant informé à l’avance du projet, Messaoud Chettih avait donné des instructions de réduire les prix pour contrer les nouveaux concurrents. Sider ne vendait pas à perte, mais sa marge bénéficiaire était minime. Les bateaux contenant le rond à béton des importateurs sont restés en rade pendant plus de 15 jours. C’est pendant cette période qu’on a arrêté les cadres de Sider. L’entreprise a été, par la suite, choisie pour une opération pilote de la privatisation. C’est l’ère où on s’applique à rendre les entreprises publiques non bancables pour les obliger à s’ouvrir au capital international ou à disparaître.
Vies détruites, drames individuels, le saccage va s’étendre au complexe d’El-Hadjar, lui-même.

Dans la deuxième moitié des années 90, les importations de produits sidérurgiques principalement ukrainiens, pourtant réputés irradiés suite à la catastrophe de la centrale nucléaire de Tchernobyl, mais à prix cassés, se sont multipliées du fait des barons de l’import-import alors que la production nationale, elle, ne s’écoulait plus.
Les banques, de leur côté, refusaient d’accorder à l’entreprise sidérurgique les moyens de réhabiliter son outil de production notamment la chaîne du complexe d’El-Hadjar, ou bien bloquaient le financement des programmes de modernisation et même l’approvisionnement de certaines unités de production.
Le complexe est, alors, acculé à une sous-production et certaines chaînes à des arrêts. C’est l’asphyxie. Décapité, le fleuron de l’industrie algérienne finit la décennie 1990 sur une note catastrophique. Le complexe d’El-Hadjar ploie sous les dettes et les découverts et la direction du groupe Sider inaugure l’année 2000 en annonçant que l’entreprise était en cessation de paiement.

Les signaux de détresse vont se répéter tout le long de l’année 2000. Rendue moribonde, l’entreprise n’a plus d’autre choix que d’accepter la privatisation comme une bouée de sauvetage. Elle en prend même les allures d’urgence signalée ! La décision de privatiser El-Hadjar a été prise en 2000, un an plus tard, l’affaire était bouclée. La signature du protocole d’accord intervient le 18 octobre 2001.

Avec les 70% des actifs dans l’escarcelle, cet accord offrait au groupe indien Ispat International des installations et équipements de l’ordre de plusieurs milliards de dollars (la majorité des unités de production étaient encore performantes et de création récente, telles que la cokerie, les hauts-fourneaux, les aciéries, les laminoirs, les tuberies).
« Vendue pour « une bouchée de pain », avec des engagements faciles à réaliser pour le repreneur, compte tenu du potentiel de développement », « privatisations au dinar symbolique », ces commentaires acerbes tranchaient avec la satisfaction qu’affichaient les nouveaux responsables syndicaux du complexe pour qui la voie semblait toute indiquée pour les entreprises en mal de trésorerie ou complètement à l’agonie de « retrouver une santé ».

Le bilan est négatif : sous-investissement, dégradation des installations et équipements, fermeture des sites de production essentiels, réduction des effectifs et pas d’amélioration des conditions de travail. 15 ans après son entrée en Algérie, le géant mondial de l’acier laisse à l’Etat algérien un complexe désorganisé, qui ne produit plus, et lourdement endetté. Plus concrètement : sous-investissement, dégradation des installations et équipements, fermeture des sites de production essentiels, réduction des effectifs et pas d’amélioration des conditions de travail.
La cokerie a été mise à l’arrêt depuis la fin 2010 car la multinationale indienne n’ayant pas intérêt à la réhabilitation de cette structure, préférait s’appuyer sur le coke que le groupe produit dans ses usines européennes, le coke importé « à moindre coût » pour alimenter le haut-fourneau. Depuis, le complexe d’El-Hadjar ne s’est jamais remis de cette véritable arnaque.

Un monumental gâchis économique, social, humain. La liste est longue des exemples qui l’illustrent dans d’autres secteurs : Enie, SNVI, Eniem, Sonipec, Sorecal, DNC-ANP, etc, etc.
Menées au nom du dogme capitaliste, les réformes libérales ont cassé les ressorts de l’L’impact de leurs dispositifs a été d’autant plus destructeur qu’ils ciblaient un appareil industriel érigé ex nihilo, non encore sorti de ses limbes, sachant de surcroît que cette expérience s’inscrivait en porte-à-faux par rapport au dogme qui stipulait qu’« en matière de tissu industriel, la génération spontanée n’existe pas ». Car, selon cette affirmation, les entreprises [1]
naîtraient de savoir-faire ou de structures préexistant à leur création et, par conséquent, « on peut faire ressurgir des éléments anciens mais pas les faire naître du néant ».
Ainsi donc, la dynamique de développement initiée au cours des deux premières décennies de l’indépendance a été brisée avant que ne soient corrigées ses fragilités et atteinte sa phase de maturité. Entreprise ex nihilo, l’expérience industrielle de l’Algérie a été de trop courte durée pour permettre l’apprentissage technologique, managérial et entrepreneurial, synonyme de maîtrise progressive de technologies initialement importées, processus cumulatif incontournable pour passer à l’étape de l’embrayage endogène du développement et aboutir, à long terme, à la conjonction d’un tissu productif diversifié, d’une main-d’œuvre qualifiée et d’une culture industrielle diffuse. Ainsi, on a détruit un secteur public porteur de perspectives de développement industriel authentique pour laisser la place à une économie de bazar minée par l’informel et dominée par une oligarchie sans dessein industriel, portée sur les comportements de court terme et de prédation.

Par Abdelatif Rebah, économiste

In le Soir d’Algérie : mardi 5 nov. 2019



[1In «  la prise de contrôle de Skoda par Volkswagen. Le retour obligé, accepté mais problématique de Frédérick Taylor  », Revue Gérer et comprendre, décembre 1993, n°33 pp75 à 81.