Grosse manoeuvre au ministère de l’Agriculture pour placer l’alimentation de base, blé et lait, sous la coupe de groupes d’oligarques : projet de privatisation des activités de l’OAIC et de l’ONIL

lundi 4 janvier 2021
par  Alger republicain

Est-ce l’amorce d’un plan élaboré par des cercles du régime pour liquider les offices publics chargés de garantir la disponibilité et la stabilité du prix du pain, de la semoule et du lait ? Allons-nous assister dans un avenir très proche à la mainmise absolue des oligarques, épargnés par les purges, sur l’importation et la distribution des céréales et du lait en poudre ?

Ce sont les interrogations légitimes que suscite l’annonce incroyable du ministre de l’Agriculture mardi dernier sur la chaîne 3 de la radio publique lors de l’émission de Souhila Hachemi, « L’invité de la rédaction » (url de l’enregistrement audio : https://podcast.radioalgerie.dz/sou...).

Le ministre nous apprend qu’une « réflexion », un euphémisme pour ne pas dire décision, est engagée à ce sujet à partir d’une demande dont il n’a pas nommé les auteurs.

Dans un dialogue consistant en un jeu de passe-passe apparemment convenu d’avance, des critiques basées sur une dénaturation éhontée des fonctions historiques des offices agricoles ont été émises contre les missions mêmes de l’OAIC afin de justifier le projet.

Le plan diabolique, il n’y a pas d’autre terme pour le qualifier, vise deux organismes publics qui assument depuis des décennies des missions aussi essentielles que la protection du pouvoir d’achat des dizaines de millions de citoyens à bas revenus en garantissant la fourniture de produits alimentaires de base à des prix stables et accessibles arrêtés par l’Etat : l’OAIC, pour l’importation et la distribution des céréales, l’ONIL pour la poudre de lait. D’autres offices sont également la cible des privatiseurs.

La « réflexion » engagée devrait aboutir dans des délais rapides au délestage de l’OAIC de son monopole sur les fonctions d’importateur, de collecte interne des céréales et de distributeur de blé. Le ministre n’a pas osé dire clairement et ouvertement quelles seront les nouvelles entités auxquelles l’Etat remettra les clés des infrastructures et des missions de l’OAIC. Nul besoin d’être dans le secret pour deviner que des groupes privés très riches ou assurés de démarrer à partir de rien mais avec de l’argent public trépignent d’impatience à l’idée de mettre la main sur un immense capital étatique. Ce patrimoine de la nation a été en partie hérité en 1962 de la Section algérienne de l’Office national interprofessionnel des céréales, un organisme issu de l’Office national du blé créé en 1936 par le Front populaire pour stabiliser le prix du blé. Mais il s’est surtout développé à la faveur de décennies d’investissements publics dictés par les besoins d’une population algérienne multipliée par 5 depuis 1960 et beaucoup mieux nourrie qu’à l’époque du colonialisme. S’approprier à vil prix un secteur stratégique qu’ils convertiront en affaire juteuse est le summum de leurs rêves mercantiles déments.*

Ce projet est extrêmement dangereux pour l’alimentation des populations laborieuses du pays. Leur pouvoir d’achat est menacé. Si ses concepteurs-comploteurs arrivaient à le réaliser, l’approvisionnement en produits alimentaires de base tomberait sous le monopole de quelques puissants individus qui cherchent à profiter de la crise financière actuelle du pays. Une crise créée, soit dit en passant, par leur mainmise sur les appareils d’Etat depuis 40 ans et par la politique d’enrichissement pratiquée en leur faveur par leurs amis au pouvoir.

L’alimentation du peuple dépendra alors du bon vouloir de cette poignée d’individus. Si on les laisse faire, ils détiendront le pouvoir de jouer avec le blé et la poudre de lait pour les vendre à des prix qui leur ramèneront des profits aussi astronomiques que rapides, sans risque aucun de perdre de l’argent. Cette engeance est capable de plonger dans la famine de larges couches de la population pour étancher sa soif de profits.

La chute des recettes gazières et pétrolières a poussé le pouvoir à réduire de façon notable le volume des importations. Leur montant est tombé de 58,8 à 38,4 milliards de dollars entre 2014 et fin novembre 2019, selon les chiffres publiés sur le site du ministère des Finances. Les restrictions ont touché dans une certaine mesure les importateurs privés qui détiennent une grande partie des 6000 milliards de dinars de billets et pièces en circulation. Leurs amis bien placés dans les appareils d’Etat cherchent visiblement des solutions immédiates pour les aider à compenser leur manque à gagner et à faire fructifier leur argent dans des secteurs « monopolisables » et donc rentables sans coup férir. Il est devenu crucial pour ces affairistes de se rabattre sur l’import des produits alimentaires de base dont la facture ne pourra être réduite par le gouvernement sans risque de graves révoltes populaires.

La liquidation de l’OAIC signifiera aussi que l’approvisionnement des fellahs en semences sélectionnées et l’achat de leur récolte à des prix convenables se transformeront en monopole de cette caste de spéculateurs sans foi ni loi. Et l’OAIC, en particulier, ce sont des infrastructures colossales réparties sur toute l’étendue du pays, bâtiments, silos de stockage, installations portuaires, camions, équipements, etc. En cassant cet organisme et en bradant son patrimoine à une bande de rapaces disposant d’une immense fortune accumulée grâce à l’exploitation de la classe ouvrière, à la fraude et aux exonérations fiscales accordées de façon injustifiée par l’Etat, grâce aussi à l’accaparement des biens de la nation, l’Etat met entre ses mains le moyen de convertir ces infrastructures productives en instrument infernal de soumission de la paysannerie laborieuse à son instinct sauvage d’appropriation du fruit du travail des couches laborieuses du pays. Toute l’histoire de la formation de la colonisation nous montre que les grands domaines coloniaux ne se sont pas constitués uniquement par les violentes spoliations. La dépossession de la paysannerie a été précipitée aussi par des moyens économiques : monopole des gros agrariens sur le blé, le matériel agricole et les crédits. Sans parler de leur contrôle sur de multiples organismes d’encadrement de l’agriculture, qu’on n’appelait pas encore comme aujourd’hui par le terme « instruments de régulation », terme anesthésiant et faussement rassurant. Les nouveaux colons auxquels l’Etat n’a cessé d’accorder des aides généreuses, à fonds perdus, depuis les années 1980 et surtout à la faveur des « réformes économiques », organiseront la ruine de la paysannerie, ne serait-ce que par le jeu de l’écart des prix à la vente et à l’achat des produits de l’agriculture et de l’élevage.

A terme ce sera la concentration des terres dans de gigantesques exploitations « purgées » de leurs paysans qui n’auront plus que la solution de s’agglutiner dans les bidonvilles avec pour seule perspective celle de se faire exploiter par des capitalistes ou affairistes assoiffés de profits ne reculant devant aucune violation des lois sociales et syndicales.

Réaliser une sorte de nouvelle « accumulation primitive du capital » à l’algérienne à la faveur d’une nouvelle offensive pour la prise de possession du patrimoine infrastructurel, industriel, commercial et foncier de la nation, de la prolétarisation de la paysannerie et de l’exploitation à outrance de la classe ouvrière qui devra gagner son pain aux conditions de misère absolue que lui fixeront les nouveaux maîtres de la rente pétrolière et des infrastructures publiques, tel est indiscutablement le contenu véritable de l’opération en préparation. L’offensive est engagée sous le feu roulant d’une campagne de propagande anti-secteur public enragée. Elle est orchestrée crescendo ces dernières semaines à travers la presse et les TV publiques et privées par tout un régiment d’ « experts » et d’intellectuels affiliés à l’idéologie bourgeoise dans ses aspects les plus réactionnaires pour le compte des gros possesseurs d’argent aidés par leurs alliés dans le pouvoir.

D’ailleurs, en exposant les grandes lignes de la politique élaborée pour 2020-2024, le ministre révèle qu’en matière de production laitière, le soutien envisagé privilégiera les exploitations concentrant entre 500 et 1000 vaches laitières. Que deviendront les petits fellahs et éleveurs qui se contentent bien aujourd’hui d’un petit cheptel pour vivre ? Ne soyons pas étonnés lorsque les mêmes nous apprendront que ce plafond de 1000 têtes ne sera pas respecté, « réalité oblige ».

Non moins dangereuse pour la souveraineté du pays, cette opération aura pour résultat la création d’une connexion directe et étroite entre les multinationales de l’agro-business, instrument de domination de l’impérialisme, de spéculation sur le prix des céréales à des fins de déstabilisation interne des pays dominés, et ces rapaces dont le patriotisme prétendu s’arrête là où commence le décompte des milliards de dollars à engranger.

Conscients que la survie de leur position dominatrice dépendait de la stabilisation de l’alimentation en céréales et en lait, les groupes « éclairés » du régime n’avaient jamais osé, même au plus fort des opérations de privatisation des années 90 et 2000, s’attaquer au monopole de l’Etat sur les importations, la collecte et la distribution des céréales, ni privatiser complètement ce secteur. Dans leurs propres intérêts c’était une ligne rouge à ne pas franchir. Tout au plus, dans le sillage des réformes hamrouchiennes, des autorisations ont-elles été accordées aux minotiers de s’approvisionner directement en certaines variétés de blé. Tebboune lui-même avait révélé en 2017 que la brèche ouverte avaient été exploitée par des minotiers-trafiquants pour surfacturer leurs importations et sous-facturer leurs exportations de semoule et de pâtes, la différence étant placée dans des comptes à l’étranger ou convertis en biens somptueux. Apparemment le temps des diatribes contre ces trafiquants est révolu. L’heure est à la fuite en avant dans le tout-privé, objectif enrobé sous l’appel illusoire aux « opérateurs patriotes » ainsi qu’il ressort des conclusions de la conférence économique nationale qu’il avait présidée en juillet.

Cette ligne rouge, les agents des cercles d’affairistes demeurés puissants sont aujourd’hui décidés à la franchir. Persuadés que le hirak a été domestiqué, que le temps des frayeurs qu’il avait répandues en leur sein n’est plus maintenant qu’un mauvais souvenir, du moins le croient-ils, ils remettent en cause le compromis passé avec les masses populaires.

Le projet annoncé devrait être mené comme une opération-éclair. De façon foudroyante, sans laisser aux citoyens le temps de comprendre de quoi il retourne et de réagir pour mettre en échec les plans des oligarques. C’est la tactique retenue par ceux qui tirent les ficelles derrière le rideau. Réussiront-ils à parvenir à leurs fins ?

L’histoire des luttes sociales en Algérie montre cependant que ces calculs seront démentis par la riposte populaire.
Gare à ceux qui méprisent les travailleurs et les masses populaires.

Zoheir Bessa

* Note : Le montant de l’importation du blé, du maïs et de la poudre de lait, pour une citer que ces produits, s’était élevé en 2018 à 4,11 milliards de dollars, soit 480 milliards de dinars. Il y a de quoi attiser jusqu’à la folie l’appétit insatiable des affairistes. Avec la flambée du cours international des céréales en 2020, quel est le gros spéculateur qui éprouverait des scrupules à commettre les pires crimes contre la nation pour arriver à contrôler le pain et le lait des classes populaires ? Quel requin spéculant sur les produits de base se refuserait-il à faire main base sur un secteur qu’on s’apprête à lui offrir sur un plateau d’argent ? D’autant que les devises gérées par les banques publiques seront mises à sa disposition sans rechigner au nom de la « débureaucratisation » de l’acte économique.